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Les honneurs et les distinctions sociales, par la dis-
tribution capricieuse et souvent imprévue qui s'en fait
parmi les hommes, me paraissent avoir des liens de
parenté fort étroits avec la fortune, cette fille du sort,
ainsi que l'appelle le bon la Fontaine, et dont il a dit
dans une de ses fables les plus philosophiques :

« Ne cherchez point cette déesse,

>> Elle vous cherchera : son sexe en use ainsi.
Cette réflexion sur la distribution des honneurs m'est
suggérée par la position que vous m'avez faite au milieu
de vous.

En mon absence, et sans que le moindre indice ait pu

me faire pressentir vos intentions à mon égard, vous avez bien voulu m'honorer du titre de votre président annuel.

Vous l'avouerai-je, Messieurs, lorsque la nouvelle de cette distinction me parvint au milieu des douces affections de la famille et des loisirs occupés de la retraite, dans une campagne solitaire gracieusement abritée dans un des replis du beau vallon de la Loue, où je me croyais oublié des hommes, elle me causa bien plus d'étonnement et d'inquiétude que de satisfaction; aussi ma reconnaissance fut-elle loin d'être en rapport avec la bienveillance dont vous m'aviez honoré.

En effet, en parcourant la liste des membres dont se compose votre savante Académie, en songeant surtout au mérite supérieur des hommes d'élite que, chaque année, vous appelez à l'honneur de vous présider, j'avais lieu de m'étonner de votre choix, et, je ne crains pas de le dire, ma première pensée fut de ne pas accepter une tâche dont je comprenais toute l'importance et toute la difficulté. Mais, dans une de vos réunions particulières, vous m'avez dit que mon refus jetterait l'Académie dans l'embarras je n'avais plus dès lors à hésiter, et je dus me résigner à subir ce périlleux honneur.

De nos jours, Messieurs, des hommes d'un mérite incontestable, et dont les intentions pieuses ne peuvent être méconnues, ont attaqué avec force ce qu'ils appellent les études du collège, c'est-à-dire l'étude des grands écrivains de l'antiquité qui, depuis l'époque de la Renaissance, ont été mis entre les mains de la jeunesse de nos écoles comme de magnifiques modèles

d'éloquence, de poésie et de bon goût. On accuse ces études de détruire la foi et de nous ramener nécessairement au paganisme. A l'appui de cette doctrine, on cite quelques paroles de saint Augustin et de Napoléon Ier, et on attribue à ces études littéraires tous les excès de la révolution, toutes les erreurs des philosophes.

Pour payer la dette que j'ai contractée envers vous, permettez-moi de vous lire ici, sur cette question, bien faite pour jeter l'inquiétude dans la société, quelques courtes réflexions qui ne paraîtront sans doute pas trop déplacées dans une assemblée littéraire comme la vôtre et dans la bouche d'un vieux fonctionnaire de l'Université, qui a passé sa vie dans l'étude des auteurs classiques sans se douter du danger que cette étude lui faisait courir.

Si les adversaires des études classiques s'étaient contentés de dire que ce: enseignement ne pouvait suffire à former le cœur de la jeunesse de nos écoles et que, de toute nécessité, il fallait le vivifier par le souffle du Christianisme et par la lecture et l'explication des plus beaux passages des écrits des Pères de l'Eglise, la question en litige serait immédiatement vidée et il ne se rencontrerait certainement aucun homme judicieux qui voulût contester cette vérité. N'est-elle pas d'ailleurs consacrée par l'usage, ainsi que l'attestent les programmes d'études de nos lycées, et, de plus, n'a-t-elle pas été admirablement démontrée dans le traité des études du savant et pieux Rollin, dans ce traité devenu le manuel de tous les professeurs et révéré comme le code de l'in

struction publique en France? En effet, Messieurs, la morale humaine serait bien chancelante si elle n'avait pas de sanction religieuse la religion seule peut lui donner cette sublimité évangélique qui fait apprécier à leur juste valeur les biens fragiles de la terre: en faisant connaître à l'homme son origine et sa fin, la religion seule élève ses pensées vers le ciel et imprime ainsi à tous ses actes ce caractère de noblesse et d'exquise dignité que l'education purement profane ne saurait lui donner.

Certes, si quelque chose pouvait nous faire douter de la bonté de notre cause, ce serait le prestige imposant qui s'attache à une opinion émise par saint Augustin et par Napoléon. Cependant, malgré notre respect profond pour ces deux grands génies d'un ordre si différent, nous espérons qu'on ne nous trouvera pas trop téméraire ; si nous osons dire que peut-être tous deux se sont trompés en attribuant aux études classiques comme cause première, l'un les désordres de sa jeunesse, l'autre la perte au moins momentanée de sa foi religieuse.

Ne serait-il pas plus naturel et plus vrai, Messieurs, de chercher cette cause dans les circonstances presque exceptionnelles où s'est passée la première partie de leur vie, dans le milieu délétère dans lequel ils ont vécu?

Augustin, né au sein du paganisme, élevé dans le culte des faux dieux par un père idolâtre, entouré de camarades vicieux, ayant sous les yeux le spectacle contagieux de populations voluptueuses et corrompues, devait être entraîné, malgré les pieuses leçons de sainte Monique, sa mère, par des passions violentes loin d'une

religion austère qui en commandait la répression. Et les vices de cette société au milieu de laquelle il vivait, expliquent bien mieux, ce me semble, que la lecture de quelques vers de Virgile, les désordres de tout genre auxquels s'abandonnait cette âme égarée qui portait dans le vice et dans la propagation des plus mauvaises doctrines, cette ardeur bouillante qu'il devait plus tard, à la voix de saint Ambroise, et au jour de la grâce, porter dans l'exercice des plus grandes vertus, et dans la prédication des doctrines de l'évangile qu'il avait combattues.

Quant à Napoléon, vous le savez, Messieurs, ce fut au moment même où s'écroulait, sous la lave d'un volcan, la vieille monarchie française, et où se préparait, au milieu de l'arnachie et de la terreur, une transformation sociale rendue inévitable par des causes multiples que nous n'avons pas à expliquer ici, ce fut dans ce moment solennel et terrible qu'apparut pour la première fois à la France, qu'il devait un jour gouverner, ce jeune officier d'artillerie, jusqu'alors connu de Dieu seul, qui l'avait choisi pour être l'instrument de ses desseins. Sous le souffle de l'esprit nouveau qui agitait la France, en face des ruines qui s'amoncelaient de toutes parts, au milieu de la défaillance presque universelle, faudrait-il s'étonner que la foi religieuse de ce jeune officier eût été momentanément ébranlée. Mais rassurez-vous, Messieurs, Napoléon croyait à son étoile, il croyait à sa mission providentielle, la foi n'était pas éteinte dans son cœur, elle n'y était qu'assoupie. Aussi l'un des premiers actes de ce géant des temps modernes fut-il, après avoir assuré la gloire de la France sur les champs de bataille, de

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