Page images
PDF
EPUB

Jège (et plût à Dieu qu'il fût en âge, que je l'y pusse voir de mes yeux ), s'il était question de cela, de bon cœur j'y consentirais et voterais ce qu'on voudrait, dût-il m'en coûter ma meilleure coupe de sainfoin: il ne nous faudrait pas plaindre cette dépense; il y va de tout pour nous. Un roi ainsi élevé ne nous regarderait pas comme sa propriété, jamais ne penserait nous tenir à cheptel de Dieu ni d'aucune puissance.

Mais à Chambord qu'apprendra-t-il ? ce que peuvent enseigner et Chambord et la cour. Là, tout est plein de ses aïeux. Pour cela précisément je ne l'y trouve pas bien, et j'aimerais mieux qu'il vécût avec nous qu'avec ses ancêtres. Là, il verra partout les chiffres d'une Diane, d'une Châteaubriant, dont les noms souillent encore ces parois infectés jadis de leur présence. Les interprètes, pour expliquer de pareils emblèmes, ne lui manqueront pas, on peut le croire; et quelles instructions pour un adolescent destiné à régner! Ici, Louis, le modèle des rois, vivait c'est le mot à la cour) avec la femme Montespan, avec la fille Lavallière, avec toutes les femmes et les filles que son bon plaisir fut d'ôter à leurs maris, à leurs parens. C'était le temps alors des mœurs, de la religion; et il communiait tous les jours. Par cette porte entrait sa maîtresse le soir, et le matin son confesseur. Là, Henri faisait pénitence entre ses mignons et ses moines; mœurs et religion du bon temps ! Voici l'endroit où vint une fille éplorée demander la vie de son père, et l'obtint (à quel prix!) de François qui là mourut de ses

Γ

bonnes mœurs. En cette chambre, un autre Louis....; en celle-ci, Philippe..... sa fille...., oh mœurs! oh religion! perdues depuis que chacun travaille et vit avec ses enfans. Chevalerie, cagoterie, qu'êtes-vous devenues? Que de souvenirs à conserver dans ce monument, où tout respire l'innocence des temps monarchiques! et quel dommage c'eût été d'abandonner à l'industrie ce temple des vieilles mœurs, de la vieille galanterie (autre mot de cour, qui ne se peut honnêtement traduire); de laisser s'établir des familles laborieuses et d'ignobles ménages sous ces lambris, témoins de tant d'augustes débauches! Voilà ce que dira Chambord au jeune prince, logé là d'ailleurs comme l'était le roi François Ier, et comme aucun de nous ne voudrait l'être. Dieu préserve tout honnête homme de jamais habiter une maison bâtie par le Primatticcio. Les demeures de nos pères ne nous conviennent non plus aujourd'hui que leurs lois, et, comme nous valons mieux qu'eux, à tous égards, sans nous vanter trop, ce me semble, et à n'en juger seulement que par la conduite des princes, qui n'étaient pas, je crois, pires que leurs sujets ; vivant mieux de toute manière, nous voulons être et sommes en effet mieux logés.

Que si l'acquisition de Chambord ne vaut rien pour celui à qui on le donne, je vous laisse à penser pour nous qui le payons. J'y vois plus d'un mal, dont le moindre n'est pas le voisinage de la cour. La cour, à six lieues de nous, ne me plaît point. Ren. dons aux grands ce qui leur est dû; mais tenonsnous-en loin le plus que nous pourrons, et, ne nous

approchant jamais d'eux, tâchons qu'ils ne s'approchent point de nous, parce qu'ils peuvent nous faire du mal, et ne nous sauraient faire de bien. A la cour tout est grand, jusqu'aux marmitons. Ce ne sont là que grands officiers, grands seigneurs, grands propriétaires. Ces gens qui ne peuvent souffrir qu'on dise mon champ, ma maison; qui veulent que tout soit terre, parc, château, et tout le monde seigneurs ou laquais ou mendians; ces gens ne sont pas tous à la cour. Nous en avons ici, et même c'est de ceuxlà qu'on fait nos députés; à la cour il n'y en a point d'autres. Vous savez de quel air ils nous traitent, et le bon voisinage que c'est. Jeunes, ils chassent à travers nos blés avec leurs chiens et leurs chevaux, ouvrent nos haies, gâtent nos fossés, nous font mille maux, mille sottises; et plaignez-vous un peu, adressez-vous au maire, ayez recours, pour voir, aux juges, au préfet, puis vous m'en direz des nouvelles quand vous serez sortis de prison. Vieux, c'est encore pis; ils nous plaident, nous dépouillent, nous ruinent juridiquement, par arrêt de messieurs qui dînent avec eux, honnêtes gens comme eux, incapables de manger viande le vendredi ou de manquer la messe le dimanche; qui, leur adjugeant votre bien, pensent faire œuvre méritoire et recomposer l'ancien régime. Or, dites, si un seul près de vous de ces honnêtes éligibles suffit pour vous faire enrager et souvent quitter le pays, que sera-ce d'une cour à Chambord, lorsque vous aurez là tous les grands réunis autour d'un plus grand qu'eux ? Croyez-moi, mes amis, quelque part que vous alliez,

quelque affaire que vous ayez, ne passez point par là; détournez-vous plutôt, prenez un autre chemin; car, en marchant, s'il vous arrive d'éveiller un lièvre, je vous plains. Voilà les gardes qui accourent. Chez les princes tout est gardé : autour d'eux, au loin et au large, rien ne dort qu'au bruit des tambours et à l'ombre des baïonnettes; védettes, sentinelles, observent, font le guet; infanterie, cavalerie, artillerie en bataille, rondes, patrouilles, jour et nuit; armée terrible à tout ce qui n'est pas étranger. Le voilà : qui vive? Wellington; ou bien laissez-vous prendre et mener en prison. Heureux si on ne trouve dans vos poches un pétard! Ce sont là, mes amis, quelques inconvéniens du voisinage des grands. Y passer est fâcheux, y demeurer est impossible, à qui du moins ne veut être ni valet ni mendiant.

Vous seriez bientôt l'un et l'autre. Habitant près d'eux, vous feriez comme tous ceux qui les entourent. Là, tout le monde sert ou veut servir. L'un présente la serviette, l'autre le vase à boire. Chacun reçoit ou demande salaire, tend la main, se recommande, supplie. Mendier n'est pas honte à la cour: c'est toute la vie du courtisan. Dès l'enfance, appris à cela, voué à cet état par honneur, il s'en acquitte bien autrement que ceux qui mendient par paresse ou nécessité. Il y apporte un soin, un art, une patience, une persévérance, et aussi des avances, une mise de fonds; c'est tout, en tout genre d'industrie. Gueux à la besace, que peut-on faire? Le courtisan mendie en carrosse à six chevaux, et attrape plus tôt un million que l'autre un morceau de pain noir.

Actif, infatigable, il ne s'endort jamais; il veille la nuit et le jour, guette le temps de demander comme vous celui de semer, et mieux. Aucun refus, aucun mauvais succès ne lui fait perdre courage. Si nous mettions dans nos travaux la moitié de cette constance, nos greniers chaque année rompraient. Il n'est affront, dédain, outrage ni mépris qui le puissent rebuter. Éconduit, il insiste; repoussé, il tient bon; qu'on le chasse, il revient; qu'on le batte, il se couche à terre. Frappe, mais écoute et donne. Du reste, prêt à tout. On est encore à inventer un service assez vil, une action assez lâche, pour que l'homme de cour, je ne dis pas s'y refuse, chose inouïe, impossible, mais n'en fasse point gloire et preuve de dévouement. Le dévouement est grand à la personne d'un maître. C'est à la personne qu'on se dévoue, au corps, au contenu du pourpoint, et même quelquefois à certaines parties de la personne, ce qui a lieu surtout quand les princes sont jeunes.

La vertu semble avoir des bornes. Cette grande hauteur, qu'ont atteinte certaines ames, paraît en quelque sorte mesurée. Caton et Washington montrent où peut s'élever le plus beau, le plus noble de tous les sentimens, c'est l'amour du pays et de la liberté. Au-dessus on ne voit rien. Mais le dernier degré de bassesse n'est pas connu: et ne me citez point ceux qui proposent d'acheter des châteaux pour les princes, d'ajouter à leur garde une nouvelle garde; car on ira plus bas, et eux-mêmes demain vont trouver d'autres inventions qui feront oublier celles-là.

[ocr errors]
« PreviousContinue »