Page images
PDF
EPUB

nationalité par trop exclusive: c'est Genève lettrée. Sans remonter à J.-J. Rousseau, le nom de Mr. Necker rappelle, non-seulement sa haute carrière financière, mais le règne de ces idées genevoises dont on signalait l'importation avec défiance, mais que l'on subissait. Madame Necker, Vaudoise de naissance et d'éducation, associée à son mari par le caractère de ses pensées, répandit quelques nouveaux germes dans le monde dont son brillant salon fut le centre. Si Paris seul pouvait revendiquer l'éducation de Madame de Staël, nous ne posséderions probablement pas quelques-uns des ouvrages qui ont le plus étendu l'horizon de la littérature: sans doute son vaste esprit n'en eût pas moins pris son essor, mais dans une direction différente. Benjamin Constant, Vaudois et Genevois par sa famille et par la première culture de son intelligence, donna une impulsion d'autant plus sûre aux idées de ses nouveaux compatriotes que sa carrière active fut celle d'un Français. Ses théories littéraires répandues dans divers écrits, qu'on rassembla plus tard en un volume de Mélanges de littérature et de politique (Paris 1829), sa belle préface de Walstein surtout, signalèrent des points de vue neufs dans le domaine de la pensée, agrandi par Madame de Staël et Mr. de Châteaubriand; Mr. de Châteaubriand, esprit et caractère éminemment français, mais dont le génie embrassait l'ensemble des peuples, tandis qu'il cherchait la sûreté de l'exil en Angleterre, qu'il égarait ses pas dans les déserts de l'Amérique, s'attristait sur les ruines de Rome et d'Athènes ou s'inclinait sur ces autres ruines, berceau de notre foi. Autour de Madame de Staël se rangèrent ces deux hommes illustres et ceux que son exil rassemblait de Paris et de toute l'Europe, courtisans de la disgrâce. Le château de Coppet devint le rendez-vous de représentants de nationalités et de littératures diverses, et plus d'une fois de nobles esprits remportèrent à Paris des idées hardies, digne récompense d'une amitié fidèle au génie persécuté? Là, brillait par son esprit, son savoir et sa renommée, Mr. Auguste-Guillaume Schlegel,

adversaire de notre littérature, mais dont les erreurs passionnées, autant que le goût ingénieux et les vues neuves, fécondèrent la pensée française. Il trouva pour interprète une dame devenue célèbre aussi, Genevoise de naissance, Française d'élégance et d'esprit, parente de Madame de Staël par la famille, par l'âme et par les besoins de la pensée, Madame Necker de Saussure. La France n'hésita pas à donner des lettres de naturalité à sa traduction du Cours de littérature dramatique et à sa Notice sur Madame de Staël. Personne ne niera l'influence de l'Académie de Genève sur l'esprit, les vues et la culture philosophique de Mr. Guizot, dont la studieuse jeunesse fut trempée dans l'atmosphère genevoise. Ses importants travaux historiques portent d'heureuses traces de ce séjour dans une république aux fortes études. Mais nous apprécierons encore mieux ce que l'art historique doit à Genève, en estimant à leur valeur les ouvrages de Mr. de Sismondi. Toutefois, pour mettre cet écrivain dans son vrai jour, essayons de caractériser la nationalité intellectuelle des Genevois.

Genève, destinée de tout temps à jouer un rôle, grâce à sa position et à l'intensité de sa vie politique et religieuse, a augmenté successivement son importance par une merveilleuse activité; industrie, finances, commerce, sciences, littérature et beaux-arts, elle a exploité tous ces champs avec succès, quelques-uns avec ardeur. Objet d'envie et de convoitise, ville limitrophe entre plusieurs Etats, elle a toujours dû demeurer vigilante; elle s'est défendue contre ses voisins par la liberté, elle s'est concilié le respect du monde par ses lumières, rempart moral plus sûr que ses bastions, plus fort que sa garde soldée. Mais Genève ne s'est pas bornée à se tenir sur la défensive. Habile à profiter de sa position, elle a su par le génie des affaires se rendre tributaire tous les pays. L'Orient et l'Occident, le Midi et le Nord reçoivent les produits de son industrie. Des voyageurs des deux mondes se rencontrent dans ses murs, se fixent dans ses campagnes, lui apportent de l'or

et des idées et remportent le respect du nom genevois. Genève envoie chez toutes les nations des défenseurs de ses intérêts, des héraults de sa renommée. Hommes d'Etat, écrivains politiques, banquiers, savants, pasteurs, industriels, artistes, gouverneurs de princes, précepteurs d'élèves opulents, commis voyageurs, marchands en gros et en détail, voilà ses ambassadeurs: car, en dépit des apparences de ce cosmopolitisme, rien de plus national sur une terre étrangère que le Genevois. Ce contact si multiple avec les autres peuples n'est pas tout: il suffit d'entendre nommer les familles genevoises de noms français, allemands, savoyards, italiens, suisses, et aussi de noms genevois, pour s'assurer que les éléments les plus divers ont concouru à former une des nationalités les plus prononcées, et à développer le sentiment du moi national en raison inverse de l'étendue du territoire.

L'organisme de l'Etat a contribué à nourrir la vivacité d'esprit des Genevois. La forme républicaine invite les citoyens à débattre les questions de la vie publique dans les assemblées législatives, dans les boutiques et les clubs; en temps d'agitation, même sur les places et dans les rues. L'élément aristocratique semble s'être perpétué dans Genève pour entretenir la lutte et par elle retremper un des ressorts de la vie du peuple. Républicaine et industrielle, Genève a donc fait incessamment uǹ appel à l'intelligence et à l'activité de sa population. Sa population a senti le besoin de l'instruction pour tous et de la science pour quelques-uns au profit de tous.

Par une conséquence nécessaire de cet ensemble de faits, l'Etat et les individus, les politiques et les spéculateurs ont dû porter leurs regards autour d'eux, observer de près et de loin, diriger leur attention sur le côté pratique de toute chose, tourner leurs méditations vers la politique, aimer la vérité pour son utilité, la science pour ses applications, comprendre mieux un dévouement sans bornes aux intérêts palpables de la vie, que les ravissements solitaires et désinté

ressés d'une âme concentrée en elle-même. Deux occupations de l'intelligence ont ainsi trouvé moins de faveur à Genève que les sciences sociales ou naturelles, et que la littérature historique, polémique ou oratoire: ce sont la poésie et la haute spéculation philosophique, les deux faces du génie unique de Platon.

Venons-en à Mr. de Sismondi :

Nous ne considérerons en lui que l'historien. Les compositions historiques forment la partie la plus volumineuse en même temps que la plus importante de ses œuvres, son premier titre aux yeux de notre temps et de la postérité. Rappelons d'abord, au petit nombre de lecteurs qui pourraient l'ignorer, de quoi se compose cette classe d'écrits.

Histoire des républiques italiennes du moyen áge; 16 vol. in-8°. Paris, 1809-1818.

Histoire des Français; 29 vol. in-8°. Paris, 1821-1842; la fin de l'ouvrage est sous presse.

Histoire de la Renaissance de la liberté en Italie; 2 vol. in-8°. Paris 1832.

Histoire de la chute de l'empire romain et du déclin de la civilisation; 2 vol. in-8°. Paris, 1835.

Enfin nous rangerons encore dans cette catégorie un roman destiné à faire connaître une époque de l'histoire :

Julia Sévéra ou l'an 492; 3 vol. in-12°. Paris 1822. Ajoutons qu'après l'apparition des quatre premiers de ces cinquante-deux volumes, Mr. de Sismondi eut pour éditeurs constans MM. Treuttel et Würtz, dont le nom en tête d'un livre est une recommandation.

Nous parlerons de ces ouvrages, non séparément, mais sous les points de vue généraux de l'art historique.

En appréciant synthétiquement un historien, nous portons notre attention tout d'abord sur ses vues fondamentales: elles président à la recherche des faits et à la composition; elles dirigent l'esprit de l'investigateur vers toutes les parties d'une exi

stence nationale ou bien vers quelques parties à l'exclusion des

autres.

Et d'abord qu'est-ce qu'une nation aux yeux de notre historien? Une agrégation d'hommes réunis sous un gouvernement. De nation à nation c'est le gouvernement qui fait presque toute la différence; bien peu appartient à la nature ou à un fait primordial. « Tout fut donné à tous par la nature », lisonsnous dans l'Introduction de l'Histoire des Républiques Italiennes (p. 1), tandis que le gouvernement conserve ou anéantit, dans les hommes qui lui sont soumis, les qualités qui forment d'abord l'héritage de l'espèce humaine..... Le gouvernement est la plus efficace entre les causes du caractère des peuples; les vertus ou les vices des nations, leur énergie ou leur mollesse, leurs talents, leurs lumières ou leur ignorance ne sont presque jamais les effets du climat, les attributions d'une race particulière, mais l'ouvrage des lois. Ces vues appliquent aux peuples l'histoire de la statue imaginée par Condillac: l'âme qui habite, je ne puis dire qui anime la statue, n'est presque rien ; ce n'est pas même une force, mais une pure réceptivité à l'état de substance et dont on fait successivement quelque chose à l'aide de sensations. Nous reconnaissons ici une émanation de la philosophie genevoise, branche modifiée du sensualisme, philosophie d'un peuple que tout convie à se renfermer dans les phénomènes extérieurs. Une autre philosophie, plus en rapport, nous semble-t-il, avec l'historien qui habite la Suisse, porterait son esprit à remonter à l'individualité native d'un peuple, à son caractère primitif qui forme un tout harmonique avec le sol où il a pris racine, avec l'air qu'il respire, avec toute la nature qui l'étreint. Ames et peuples diffèrent, primitivement par leur être, après cela seulement par l'éducation; les gouvernements ne sont pas les créateurs des peuples, mais les éducateurs. Observez deux frères placés dans les mêmes circonstances, et la question sera tranchée. La pensée exprimée par Mr. de Sismondi renferme beaucoup de vrai, resserrée dans de

« PreviousContinue »