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regrettait de la bonne, c'était surtout le pouvoir de donner. La générosité, cette vertu brillante qui fait pardonner aux grands la plupart de leurs vices, est un vice pour ceux que la fortune abandonne. Triste exemple de cette vérité, la comtesse de Bayard se vit enfin réduite à flatter ceux que jadis elle obligeait d'un regard. Une politesse extreme, le ton de la cour, un grand nom, un reste de beauté, ne purent toujours éloigner d'elle la honte qui suit la misère quand la misère arrive sans la résignation. Elle y échappait cependant presque toujours par la supériorité de son esprit, et l'ascendant de sa naissance. Au lieu de fuir ceux qui lui avaient ouvert leur bourse, elle les rassemblait autour d'elle, elle en faisait sa société la plus intime, et les charmait si bien par ses grâces et son aménité, qu'elle leur ôtait la force de lui jamais rien demander. Touchait-elle son mince revenu? elle se hâtait aussitôt de les réunir, non pour s'acquitter, mais pour leur donner une petite fête dont elle était le principal ornement. Elevée dans la société des vieux courtisans de Louis XIV, elle les avait presque tous vus disparaitre avec la splendeur du siècle. Son imagination, vivement frappée de tant de grandeurs évanouies, en avait retenu une teinte de mélancolie qui contrastait avec sa conversation légère, galante, spirituelle, et semée d'une multitude d'anecdotes qui ne tendaient pas toujours à faire regretter le temps passé. Paraissait-elle dans un cercle, on l'entourait, on se pressait pour l'entendre: avec quel charme elle racontait alors les exploits du grand Condé, les amours de Louis ou les romanesques aventures de mademoiselle de Montpensier! Cette princesse, vers la fin de sa vie, s'était retirée en Normandie, dans son château d'Eu. Elle y avait accueilli et distingué madame de Bayard qui habitait une terre voisine, et qui était alors jeune, riche et charmante. Souvent, dans leurs promenades solitaires, mademoiselle de Montpensier s'arrêtait avec de simples villageoises, et se plaisait à leur faire conter leurs amours, leur mariage, et leurs peines si faciles à soulager. Elle écoutait ces récits naïfs avec des yeux pleins de larmes, et plus d'une fois, en reprenant le chemin du château, elle s'étonnait de voir tant de bonheur où il y avait tant de besoins et si peu de desirs. « Que ne suis-je née dans une cabane! disait-elle avec amertune; j'aurais vécu heureuse, j'aurais vécu aimée, j'aurais pressé sur mon sein des enfans chéris, et l'ingratitude des hommes me serait restée inconnue! » En rapportant ces paroles, madame de Bayard était toujours vivement émue, et ses auditeurs, touchés des larmes qu'ils lui voyaient répandre sur les maux qu'entraîne la haute fortune, et tournant sur elle des regards attendris, étaient tentés de pleurer à leur tour sur ceux qui suivent la pauvreté. Ses récits vifs et animés, le singulier contraste de son élégance et de sa misère, de ses brillans souvenirs et de sa situation présente, pénétraient de respect le jeune de Saint-Pierre, et remplissaient son esprit des souhaits les plus bizarres. Il voulait devenir grand seigneur pour être heureux comme un paysan; aimable et savant pour plaire à sa marraine; riche pour lui tout donner. Et lorsque dans un âge avancé il se rappelait ces premières impressions de l'enfance, il disait que l'aspect de ma

dame de Bayard, son air de noblesse, son affabilité, son ton, ses récits, l'avaient fait toucher au grand siècle de Louis XIV.

Le caractère de son parrain, M. de Savalette, ne ressemblait guère à celui de madame de Bayard. Riche, dur, avare, dédaigneux, il grondait toujours, n'encourageait jamais, et répondait régulièrement au compliment que son filleul venait lui faire chaque année, au premier janvier, par une leçon d'économie et une tape sur la joue. Avec cela, l'enfant était aussitôt congédié. En pareille circonstance, la pauvre marraine ne manquait pas d'accompagner les louanges qu'elle prodiguait, d'une tendre caresse et d'un petit cadeau. Un jour, après avoir vainement promené ses regards dans toutes les parties de sa chambre, voyant qu'elle n'avait plus rien à donner, elle se mit à pleurer, et pressant les mains de son filleul, elle ne pouvait se résoudre à le quitter. L'enfant, ému de sa peine, et se rappelant qu'il avait reçu le matin une pièce d'argent pour ses étrennes, imagina de la laisser glisser sous le coussin de cette excellente femme, croyant au moins rétablir sa fortune! Hommage d'une ame innocente et pieuse, qui ne pouvait offenser celle qui en était l'objet! hommage religieux, que l'amour déposait avec respect aux pieds du malheur, comme on dépose une offrande sur les autels de la Divinité!

A son retour dans la maison paternelle, il reprit avec délices ses premières occupations. 11 recueillait des insectes, élevait des oiseaux, cultivait son jardin, et relisait sans cesse la vie des Saints. Mais ces plaisirs furent encore interrompus par une circonstance qui éveilla en lui un nouveau goût, celui des voyages. Depuis longtemps sa famille était liée avec un capucin du voisinage, homme agréable qui s'était fait l'ami de la maison en caressant les enfans et en leur donnant des dragées. Chaque jour il rendait visite au petit solitaire, c'est ainsi que s'appelait notre écolier depuis sa fuite dans le désert. Sa bonté captiva le cœur d'un enfant qui ne demandait qu'à aimer. Le frère Paul était un des plus amusans capucins du monde, ayant toujours quelque histoire plaisante à raconter, et sachant à la fois éveiller et satisfaire la curiosité. Sur le point de faire une tournée en Normandie, il pria M. de Saint-Pierre de lui confier son fils, auquel il promettait instruction et plaisir. Sa proposition fut accueillie avec empressement, et voilà notre petit ermite, devenu apprenti capucin, voyageant à pied, le bâton à la main, suivant ou précédant son guide, et se croyant déja un grand personnage. Le soir, son compagnon le conduisait soit dans un couvent, soit dans un château, soit même chez quelque riche villageois, et partout il se voyait accueilli, fèté, caressé, soupant bien, dormant bien, et prenant goût au métier. Les dames surtout, charmées de son air éveillé, ne manquaient jamais de remplir ses poches de toutes sortes de friandises pour lui faire oublier les fatigues du voyage. Malgré cette précaution, il demandait souvent à se reposer. Son guide se gardait bien alors de le contredire; mais ayant recours à la ruse, il lui montrait dans le lointain une belle forêt, ou une prairie émaillée, lui promettait de s'y arrêter, puis commençait une histo

riette dont l'intérêt ne manquait pas de redoubler à l'approche du but qui, bientôt dépassé, reparaissait toujours à l'horizon sous les plus rians aspects. Ainsi, de plaisir en plaisir, d'histoire en histoire, on arrivait au gite sans s'être aperçu de la longueur du chemin. La tournée dura quinze jours, et le petit voyageur fut si satisfait de cette vie indépendante, qu'à son retour il annonça sérieusement le dessein de se faire capucin. Et comme il racontait ses aventures à sa famille réunie pour l'entendre, il se prit à dire que vraiment les capucins étaient fort heureux; qu'ils faisaient bonne chère, et que dans un couvent où il s'était arrêté, il avait vu qu'on leur servait à chacun une tête de veau. Son père rit beaucoup de cette exagération, et lui demanda où il prétendait qu'on eût pris toutes ces tėles. Cette objection lui troubla l'esprit, et lui donna à penser qu'il n'avait peut-être pas bien observé la vie des capucins.

C'est à peu près à cette époque que sa marraine, pour encourager ses études, lui fit présent de quelques livres, parmi lesquels se trouvait Robinson. Peut-être avaitelle compté sur l'effet de ce roman pour changer le cours de ses idées; mais elle ne put prévoir la révolution singulière que sa lecture allait opérer. Frappé d'une situation si neuve et si touchante, il ne put jamais s'en détacher. L'ile déserte, les lamas, le perroquet, Vendredi, devinrent l'unique objet de ses pensées, et l'impression fut si vive, qu'elle influa peut-être sur le reste de sa vie, et qu'on en retrouve des traces dans tous ces projets et dans tous ses ouvrages.

La première lecture fut une espèce d'enchantement. Chaque soir il s'endormait avec Robinson dans quelque agréable solitude, défrichant la terre, plantant des arbres, lisant la Bible, élevant des palissades, et se défendant seul contre une armée de sauvages. Les nuits et les jours s'écoulaient ainsi dans des rêveries délicieuses. Ce pendant il venait d'atteindre l'âge de douze ans ; son cœur déja troublé par des desirs vagues, mais pleins de charmes, commençait à sentir que Robinson est un modele imparfait de l'homme. La tête de ce solitaire renferme bien le germe des arts et des sciences; la nécessité les fait éclore; mais on n'y sent point le feu des passions qui les font fleurir, et qui sont elles-mêmes les premiers mobiles de la vie humaine : l'amour et l'ambition.

Robinson n'est que la tête d'un homme, il lui manque un cœur. On le voit, à la vérité, touché d'un sentiment religieux, diriger ses méditations vers le ciel : et cette lueur divine qui se reflète sur toutes les situations de sa vie mélancolique en fait sans doute le plus grand charme mais on ne le voit jamais, ni réchauffé de la chaleur de l'amour, ni agité de ces ressouvenirs qui acquièrent tant d'énergie dans la solitude, et ajoutent des regrets particuliers à chacune de nos privations. Au sein de l'abondance, même dans sa misère, il ne desire jamais une compagne, sans laquelle aucune vie ne peut être appelée humaine, suivant cette parole aussi ancienne que le monde : Il n'est pas bon que l'homme soit seul.

C'est une chose singulière que de voir ces idées va

gues et confuses se développer peu à peu dans le cœur d'un enfant qui cherchait à les débrouiller et à les comprendre. Chose plus singulière encore! par un instinct unique et prodigieux à cet âge, il se mit à refaire ce livre, sans le vouloir, devinant comme par inspiration tout ce que l'auteur avait oublié d'y mettre. C'est ainsi qu'en se mettant à la place de Robinson, il sentit que cet ouvrage si ingénieux ne peut cependant s'appliquer à aucun homme en particulier; car l'enfance de l'homme doit être long-temps protégée par le secours d'autrui, et l'intelligence est plutôt le résultat des préjugés de la société que des lumières indirectes de la

nature.

Pour construire sa cabane, pour cultiver son jardin, il avait souvent besoin d'un compagnon. De cette faiblesse qui le forçait de recourir à ses semblables, il tira cette conséquence, que l'être le plus isolé est nécessairement lié avec le genre humain; ce qui en fait dans tous les cas un être moral, obligé de rendre à ses semblables les secours qu'il en a reçus. De cette conséquence il tira cette autre conclusion, qu'aucun homme ne peut étre heureux si la société dans laquelle il vit n'est heureuse elle-même; ce qui le conduisit naturellement à s'occuper de la recherche du bonheur.

Le bonheur! mot ravissant, qui n'échappe à notre adolescence qu'avec les vœux de l'amour. Pourquoi ces rêveries solitaires, ces prières ardentes? Jeune homme, que demandes-tu à l'avenir? Un cœur qui réponde aux battemens du tien. Doubler ton être ou mourir; aimer éternellement, uniquement, infiniment, voilà ta seule espérance. Tu ne connais encore l'amour que par le desir, et déja sa seule image te rend heureux! Attends quelques jours seulement, et tu trouveras le bonheur jusque dans tes larmes.

Cédant à ces douces inspirations, il imagina de peupler son île, et d'y supposer des amis, des femmes, des enfans. L'établissement de ces enfans le liait bientôt à des peuples voisins; de-là naissaient des amitiés et des haines, des fêtes et des querelles. Ces désordres nécessitaient des lois; le maintien de ces lois, un plan d'édu– cation publique; l'éducation faisait naître l'harmonie constante de la société, qui, réunie par le devoir, le besoin et l'habitude, devenait bientôt semblable à une ruche dont toutes les abeilles concourent invariablement au même but.

Le développement de ces premiers rèves de la jeunesse de Bernardin de Saint-Pierre est ici tel que luimême se plaisait à le rappeler. Les esprits méditatifs s'étonneront sans doute, de la marche, de la gradation et du lien de ses pensées, qu'il reproduisit plus tard avec tant de charme dans ses divers ouvrages, et principalement dans l'Arcadie, l'Amazone, et Paul et Virginie, tableaux délicieux de cette société qui devait ramener l'innocence des premiers jours du monde. Il est intéressant de voir un enfant de douze ans s'élever, par la lecture de Robinson, jusqu'aux théories d'une profonde politique, trouver les bases du bonheur social dans les plus doux penchans de la nature, et travailler, comme Platon, à un code de lois pour un peuple imaginaire. Cette dernière pensée fut celle

de toute sa vie : vingt-cinq ans il voulut aller fonder une colonie au fond de la Russie, sur les bords du lac Aral; à trente, il vendit son patrimoine pour se rendre à Madagascar, avec un projet de république ; à trente-huit, il esquissait le premier livre de l'Arcadie; à cinquante deux, il publiait les Vœux d'un Solitaire, et à soixante-dix, il recommençait l'Amazone.

Il était dans ces dispositions romanesques, lorsqu'un de ses oncles, nommé Godebout, capitaine de vaisseau, vint annoncer son prochain départ pour la Martinique. A cette nouvelle l'imagination du jeune homme s'enflamme; il veut réaliser tous ses plans d'institutions humaines; il ne voit qu'iles désertes, forteresses, sauvages, gouvernemens. Son oncle, qui croit reconnaitre dans ses desirs un penchant invincible pour la marine, se charge d'obtenir le consentement de son père; il l'obtient, et le jeune législateur monte sur le vaisseau, bien résolu de se faire roi à la première île déserte qu'il va rencontrer. Le mal de mer, les dures occupations auxquelles il était condamné, les brusqueries de son oncle, mirent bientôt les regrets à la place de l'espérance, et ne tardèrent pas à dissiper ses illusions. La mer était toujours calme, on n'avait pas même l'espoir d'une tempète, et les îles désertes ne paraissent pas très-communes dans ces parages. Encore s'il avait eu le frère Paul pour charmer ses ennuis! mais aucune consolation ne lui était laissée. Bref, il vit les rives de l'Amérique, et le voyage ne lui laissa d'autres souvenirs que la tristesse de ses deux traversées.

Son père, dégoûté de tant d'essais infructueux, ne songeait plus à lui faire continuer ses études; mais,madame de Bayard, qui jugeait mieux des dispositions de son filleul, réussit à le faire rentrer en grâce. Cette fois il fut envoyé chez les Jésuites à Caen, où il ne tarda pas à obtenir de brillans succès. Peu de temps après il perdit sa marraine, et il lui sembla qu'il venait de perdre une mère. Dans son désespoir, il fit pour elle une oraison funèbre où il exprimait avec enthousiasme ses regrets et sa reconnaissance et c'est ainsi que son premier écrit fut inspiré par sa première douleur.

Le chagrin qu'il ressentit de cette perte ne fit qu'accroitre son penchant pour la solitude, et le prépara aux nouvelles impressions qu'il allait bientôt recevoir. On sait avec quelle adresse les jésuites captivaient leurs élèves, et les attiraient à eux par de lectures faites pour toucher vivement les ames. Les veilles des fêtes des saints de leur ordre, ils avaient établi des espèces de demi-congés où chaque professeur lisait à son auditoire les voyages de quelque missionnaire jésuite. On peut juger de l'attention des élèves par l'intérêt singulier de ces relations. Tantôt ils se sentaient attendris au récit des persécutions et des tortures que le martyr éprouvait chez les peuples barbares; tantôt l'assemblée entière etait ravie d'admiration en le voyant sortir sain et sauf des profondeurs d'un cachot ou des flammes d'un bûcher, recevoir les hommages de ses néophytes et faire, en se promenant avec eux, quantité de miracles. Ces lectures rappelaient au jeune de Saint-Pierre d'autres lectures encore présentes à son imagination. Il ne concevait rien de plus agréable que de voguer d'ile en île, de

côtoyer les rivages du Gange ou de l'Amazone, de traverser les vastes forêts du Nouveau-Monde, et, chemin faisant, d'apaiser les tempètes, de convertir les peuples, et de voir les tigres lui lécher les pieds, ou les dauphins rapporter son crucifix du sein des flots. Age précieux d'innocence et de simplicité, où l'on croit plus à ce qu'on lit qu'à ce qu'on voit, où l'imagination nous environne de ses prestiges, comme pour nous dédommager des tristes réalités du reste de la vie! Bientôt les lectures publiques ne suffirent plus à sa curiosité. L'heure de rentrer en classe sonnait, le récit était interrompu; et comment travailler lorsqu'on laissait un martyr entre les mains des Sauvages, lorsque le bûcher était allumé, et que des anges venaient d'apparaître dans le ciel? Le grec, le latin, les jeux mêmes étaient oubliés pour réver au dénouement de cette aventure. Enfin le goût de ces relations pieuses devint une espèce de fureur; non-seulement notre écolier achetait tous les volumes qu'il pouvait se procurer, mais encore il dérobait ceux de ses camarades et jusqu'à ceux de son régent. Aucun voyage n'était en sureté ; un livre oublié était un livre pris. Il lisait en classe, dans les jardins, dans les promenades, se passionnant pour ses héros au point d'oublier tout ce qui l'environnait. Son professeur, l'ayant puni plusieurs fois inutilement, le fit venir dans son cabinet pour chercher à découvrir la cause d'une négligence si coupable. Pressé de parler, il avoua, en baissant les yeux, qu'il était tourmenté du desir de voyager et d'être martyr. Cette double vocation fit sourire le jésuite, qui, loin de le rebuter, se mit à faire l'éloge des missionnaires, et lui proposa de l'associer aux travaux des pères qui allaient précher la foi aux Indes, à la Chine et au Japon. «Nous aurons grand soin de vous, lui dit-il, et peutêtre serez-vous un jour, selon vos souhaits, un illustre martyr ou un fameux voyageur. »> Cette promesse enchanta le néophyte, qui écrivit aussitôt à son père pour lui demander la permission de se faire jésuite, attendu qu'il était absolument décidé à convertir les peuples sauvages. M. de Saint-Pierre, surpris de cette nouvelle vocation, s'empressa de rappeler son fils auprès de lui, en promettant toutefois de ne pas contrarier ses projets. Pénétré de joie, la tête pleine de prodiges, et pensant aux grandes fatigues de ses prochains voyages, le jeune homme monta en diligence, et arriva au Havre où il était attendu. La première personne qu'il aperçut en approchant de la ville, fut la bonne Marie Talbot, qui le reçut d'un air triste, les larmes aux yeux, et qui lui dit en soupirant : « Quoi! monsieur Henri, vous voulez donc vous faire jésuite? » Il lui répondit en l'embrassant. Arrivé à la maison paternelle, il trouva sa mère dans une égale affliction, ce qui le toucha vivement, mais sans ébranler sa vocation. Le frère Paul vint encore lui conter des histoires. On lui fit lire les plus célèbres voyageurs, et peu à peu l'impression des missionnaires s'étant affaiblie, il fut plus facile d'obtenir de lui qu'il achèverait ses études et qu'il se déciderait après. C'est alors qu'il fut envoyé au collège de Rouen, où il fit sa philosophie et obtint le premier prix de mathéinatiques en 4757, sous le professeur Le Cat. Il était âgé de vingt ans.

De ces lectures si délicieuses, des dispositions qu'elles éveillèrent, il lui resta cet esprit religieux qui lui montrait partout la main de la Providence, et cet amour de la liberté qui ne lui permit jamais de garder aucune place. Mais les souvenirs du collège étaient loin d'avoir le charme des souvenirs de la maison paternelle. La perte d'un ami tendrement aimé, la nouvelle de la mort de sa mère, tout, jusqu'au prix qu'il remporta, avait laissé dans son ame des impressions douloureuses. Et quant à ce dernier fait, nous avons sous les yeux quelques notes où il s'accuse d'avoir été tourmenté dans sa jeunesse de deux passions terribles, l'ambition et l'amour, l'ambition surtout, qu'il attribuait à ces concours, à ces rivalités dont il s'était si souvent loué d'être le premier. Tons les vices de la société, disait-il, sortent des colleges. D'abord notre séparation d'avec les parens fait naitre l'indifférence absolue pour la famille ; et sans l'amour de la famille, il ne peut exister d'amour de la patrie. Vient ensuite l'émulation, qui n'est qu'une ambition déguisée, qui se tourne en haine dans le monde. Ajoutez à tant d'inconséquences les prix donnés aux beaux discours et jamais aux bonnes actions; les éloges exclusifs des héros de la Grèce et de Rome, comme si nos pères n'avaient rien fait pour la gloire, comme si la chose la plus utile pour un Français était de lui apprendre ce qu'étaient les Grecs et les Romains. A cette première instruction succède celle du monde, affaires, des femmes, qui n'a aucun rapport avec les souvenirs d'Athènes et de Rome. Ainsi, d'un côté l'éducation du monde affaiblit les forces de l'ame, flatte les vices heureux, honore les ambitions puissantes; de l'autre, l'éducation de collége nous exagère nos propres forces ou les use sur des objets imaginaires. Tel se croit capable d'imiter Mutius Scévola qui se plaint d'une égratignure. Au lieu de soutenir notre faiblesse par des exemples tirés des conditions les p'us simples de la société, on irrite notre orgueil, on éveille notre ambition, en nous faisant admirer les conquètes d'Alexandre, le suicide de Caton, la fureur de Brutus, comme si nous devions un jour dévaster la terre, arracher nos entrailles, ou faire égorger nos en. fans. Faible mortel! voilà donc les signes de ta raison, les modèles de ton héroïsme, les preuves de ta sagesse ; voilà ce qu'on t'apprend à admirer : le pillage de l'univers, un suicide et un assassinat! Ah! la voix des prophètes nous crie encore à travers les siècles, que celui qui sème du vent doit s'attendre à recueillir des tempètes!

des

Il est un autre péril plus grand encore que celui de fausser la pensée; c'est celui de dépraver le cœur, de briser les affections de famille et de les remplacer par des affections étrangères. M. de Saint-Pierre se souvenait avec attendrissement que dans sa première enfance il ne quittait jamais la maison de son père sans éprouver les plus vives angoisses. Séparé de ceux qu'il aimait, il ne pouvait songer qu'à les revoir. Loin de se livrer à des amitiés nouvelles, il s'éloignait de ses camarades et de leurs jeux brillans, comme il s'éloigna plus tard des hommes et de leurs jeux cruels. Mais un long séjour au college affaiblit peu à peu la ferveur de ce sentiment. Un de ses camarades plus âgé que lui, et qui, ainsi que

lui, était tendre, studieux, mélancolique, lui inspira une amitié si passionnée, qu'elle absorba bientôt toutes ses facultés. M. de Chabrillant avait ces goûts simples et vertueux qui marquent toujours une ame supérieure lorsqu'ils sont le fruit de la réflexion : c'était un de ces jeunes gens précoces à qui une sensibilité exquise tient lieu de sagesse. Son caractère formait un parfait contraste avec celui du jeune de Saint-Pierre. Il avait un nom, de la fortune, des talens, et il méprisait la gloire, l'argent et les hommes. Sa plus douce fantaisie était de se dérober au monde, de labourer un champ, d'habiter une chaumière. Son ami, au contraire, quoique sans fortune, sans titre, sans protecteur, livrait son ame à tous les genres d'ambition. Il voulait courir les mers, fonder des républiques, combattre, écrire, réformer les peuples corrompus et civiliser les nations barbares. Celui qui possédait tout, n'aspirait qu'à l'obscurité; celui qui ne possédait rien, voulait gouverner le monde, et n'aspirait qu'à la renommée. Souvent ils se livraient à des discussions véhémentes sur ces graves questions qui ont occupé la vie des sages. M. de Chabrillant faisait de beaux discours de morale dans le genre de Plutarque; son ami lui répondait par des fictions séduisantes dans le genre de Platon; et sans jamais parvenir à s'accorder, ils s'aimaient chaque jour davantage.

L'époque des vacances étant venue, le jeune de SaintPierre fut rappelé dans sa famille, et cette nouvelle, attendue autrefois avec tant d'impatience, reçue avec tant de joie, ne lui apporta qu'un sentiment de tristesse. Il vit avec surprise que la maison paternelle n'était plus sa première pensée; mais sans approfondir pour lors ce nouveau sentiment, il ne songea qu'à obtenir de son père d'aller passer les vacances chez M. de Chabrillant. Ainsi s'étaient brisés peu à peu les liens de la famille. Qu'il y avait loin de ce qu'il venait d'éprouver, à l'horreur avec laquelle il eût repoussé, deux années auparavant, la seule pensée de quitter la maison paternelle! Mais aussi que de moyens on avait employés, que de peines on s'était données pour détourner ses tendres affections, et pour lui faire oublier ce qui avait ravi son enfance!

Les deux amis partirent ensemble, bien résolus de ne se jamais quitter: projets inutiles que les mortels ne devraient jamais faire ! La santé délicate de Chabrillant ne put résister à la crise qui sépare l'enfance de l'adolescence; chaque jour on le voyait dépérir. Près d'expirer, il ne songeait qu'aux douleurs de son ami; il lui rappelait le souvenir d'Étienne de la Boétie, et faisant allusion à ses paroles qu'ils avaient tant admirées, « il le priait » aussi d'avoir courage, et de montrer par effet que les » discours qu'ils avaient tenus ensemble pendant la santé, » ils ne les portaient pas seulement en la bouche, mais » engravés bien avant au cœur pour les mettre en exé>>cution. 1» Ainsi ce bon jeune homme ne voy it dans la mort qu'un moyen d'essayer sa vertu ; et lorsqu'à sa dernière heure il tournait vers son ami son dernier regard,

Voyez la Mesnagerie de Xénophon, etc., traduite du grec par Étienne de la Boétic, et publiée par Montaigne qui inséra à la suite une relation bien touchante de la mort de son ami.

il lui dit d'une voix mourante : « Henri, ne pleure pas, ce n'est pas pour toujours! » Cette perte laissa dans l'ame du jeune de Saint-Pierre un regret que rien ne put effacer. Il lui donnait encore des larmes lorsque lui-même, parvenu au terme de la vie, il n'aimait à se rappeler du passé que le temps où l'amitié lui était apparue sous la forme la plus touchante, pour disposer son ame à la vertu.

Mais les plus beaux jours de Bernardin de Saint-Pierre se sont évanouis! L'enfance n'est plus, et déja commencent les fautes de la jeunesse, les projets de fortune, les songes rapides de l'amour, et cette ambition qui tourmenta sa vie, et dont lui-même il avouait l'erreur :

Optima quæque dies miseris mortalibus ævi
Prima fugit............'

Le prix de mathématiques semblait indiquer sa vocation: il entra donc à l'école des ponts et chaussées, et il y étudiait depuis un an lorsqu'il apprit que son père venait de se remarier. Ce nouvel hymen devait faire tarir la source des bienfaits paternels. Pour comble de malheur, une mesure d'économie fit réformer, à la même époque, les fonds destinés à l'école, en sorte que la plupart des ingénieurs et tous les élèves furent remerciés. Frappé de ces deux coups inattendus, il prit aussitôt la résolution de solliciter du service dans le génie militaire. Ses premières démarches ayant été inutiles, un de ses compagnons d'infortune lui proposa d'aller à Versailles, où le ministre de la guerre formait un corps de jeunes ingénieurs. Avant de partir, ils se présentèrent chez leur ancien directeur pour en obtenir des lettres de recommandation. Celui-ci les différa dans l'intention de se donner le temps de placer quelques élèves auxquels il prenait plus d'intérêt. Fatigués d'attendre ces lettres, les deux solliciteurs prennent le parti de s'en passer, et se rendent à Versailles. Par un hasard singulier, le chef du nouveau corps attendait en ce moment les deux jeunes gens recommandés par le directeur. Accueillis comme des hommes protégés, ils reçoivent aussitôt leur brevet, et ne peuvent revenir de la facilité avec laquelle leurs vœux sont remplis. Bref, lorsque la méprise fut découverte, il n'était plus temps de la réparer, et ils eurent la double satisfaction d'être placés, et de l'être sans recommandation.

Ses appointemens étaient de cent louis: il reçut une gratification de six cents livres ; c'était une fortune inespérée, et il partit aussitôt pour Dusseldorf, où se rassemblait une armée de trente mille hommes commandée par M. le comte de Saint-Germain 2. Il put juger alors des effets de cette gloire dont il avait été ébloui dès sa plus tendre enfance. Les scènes horribles que les historiens laissent dans l'ombre lorsqu'ils louent les héros, s'éclairèrent tout à coup, et il fut épouvanté des fureurs et de la démence humaine. Toujours envoyé en avant pour faire des reconnaissances, ses regards ne rencontraient que des villages déserts, des champs dévastés, des femmes, des enfans, des vieillards qui fuyaient en pleu

'Virg., Georg., lið. in.

'Campagne dans le pays de Hesse, 1760.

rant leur chaumière. Partout des hommes armés pour détruire triomphaient des douleurs des hommes; partout la destruction était le comble de la gloire. Mais au milieu de tant d'actes de cruauté, un trait sublime vint consoler notre jeune philosophe, et lui montrer un homme où il n'avait encore vu que des victimes et des bourreaux. « Un » capitaine de cavalerie, commandé pour aller au four» rage, se rendit à la tête de sa troupe dans le quartier » qui lui était assigné. C'était un vallon solitaire où l'on » ne voyait guère que des bois. Il y aperçoit une pauvre » cabane, il y frappe; il en sort un vieil hernhuter' à la » barbe blanche. Mon père, lui dit l'officier, mon» trez-moi un champ où je puisse faire fourrager mes » cavaliers. Tout à l'heure, reprit l'hernuter. Ce bon >> homme se met à leur tête et remonte avec eux le val» lon. Après un quart d'heure de marche, ils trouvent » un beau champ d'orge. - Voilà ce qu'il nous faut, dit >> le capitaine. — Attendez un moment, répond le con»ducteur, vous serez contens. Ils continuent à marcher, » et ils arrivent à un autre champ d'orge. La troupe >> aussitôt met pied à terre, fauche le grain, le met en >> trousse et remonte à cheval. L'officier de cavalerie dit » alors à son guide: Mon père, vous nous avez fait aller » trop loin sans nécessité ; le premier champ valait mieux » que celui-ci. — Cela est vrai, monsieur, reprit le bon >> vieillard, mais il n'était pas à moi. »

Cependant une bataille générale se préparait. Un matin l'armée fut rangée sur deux lignes. Depuis trois heures elle était immobile et dans un morne silence, lorsque plusieurs aides-de-camp passèrent au grand galop en criant: « Marche la cavalerie ! » Au même instant trente mille sabres parurent en l'air. M. de Saint-Pierre, chargé de porter des ordres à l'autre extrémité du champ de bataille, fut renversé dans la mêlée; il se releva froissé et blessé, poursuivit sa course, et rejoignit M. de SaintGermain, mais après avoir rempli sa mission. 11 le trouva exposé au feu le plus terrible et donnant tranquillement ses ordres. Plusieurs officiers témoignant leur impatience, et desirant sans doute se mettre hors de la portée du mousquet, ce général leur dit froidement : « Mes» sieurs, modérez un peu l'ardeur de vos chevaux. »

Le champ de bataille resta aux Français. Mais peu de jours après, M. de Saint-Germain ayant osé combattre les avis du maréchal de Broglie, fut disgracié, et l'on envoya pour le remplacer le chevalier du Muy. Dès lors tout alla mal dans l'armée. L'obéissance aveugle de ce dernier aux ordres du maréchal causa les plus grands malheurs. Chaque jour on éprouvait quelques nouvelles pertes. Un matin M. de Saint-Pierre reçut l'ordre d'aller reconnaitre les positions occupées par le prince Ferdinand. Il traversa la plaine de Warburg au milieu d'un brouillard épais, et trouva le général Fischer qui faisait bonne contenance. On distinguait à peine quelques hussards ennemis qui caracolaient autour de cette partie de l'avant-garde, en faisant le coup de pistolet.

Les hernhuters sont des espèces de quakers répandus dans quelques cantons de l'Allemagne. Ce trait est rapporté par l'anteur lui-même dans les notes du tome III des Etudes de la Nature.

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