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et morale est celle qui oblige le plus. C'est parce que nous connaissons nos obligations, que nous sentons profondément notre insuffisance; et cependant, ces traditions de la Bibliothèque Universelle ne créent pas seulement pour nous des devoirs; elles nous inspirent comme une sorte de courageuse ambition. Ce n'est pas assez de les maintenir, nous aspirons à les étendre.

Rédigée exclusivement à Genève, où elle avait été fondée, la Bibliothèque Universelle avait, par cela même, revêtu un caractère trop local pour qu'il fût entièrement compatible avec les justes exigences des autres centres intellectucls de la Suisse. L'appui qu'elle avait souvent trouvé hors du lieu de son origine, n'avait pas suffi à lui enlever ce caractère. De là un double inconvénient: le mérite intrinsèque et l'influence de notre revue eussent été bien plus grands si la circonstance que nous venons de signaler ne l'avait pas privée des ressources littéraires sur lesquelles un journal suisse aurait eu le droit de compter. Un second inconvénient, qui n'est, en réalité, qu'une conséquence du premier, c'est que la Bibliothèque Universelle était considérée, à l'intérieur aussi bien qu'au dehors, comme un organe non pas de la Suisse, mais d'une partie de la Suisse, qu'elle demeurait plus ou moins étrangère à la pensée de la patrie commune, qu'elle n'était, en définitive, qu'une représentation insuffisante du mouvement intellectuel dans notre pays.

Nous nous proposons donc, pour but principal, d'amener cette représentation à être aussi complète qu'il dépend de nous. Nos efforts tendront toujours à grouper les forces plus ou moins éparses jusqu'ici, de manière à obtenir le concours actif et à mériter la confiance du pays tout entier. Notre plus vif désir, c'est que la Bibliothèque Universelle devienne un journal suisse, à la prospérité duquel chacun travaille, chacun s'intéresse, chacun mette son

amour-propre et son patriotisme. Ce vou, nous ne pouvons le réaliser qu'en offrant à tous les talents dont notre patrie s'honore une large hospitalité, et en les conviant à entreprendre avec nous cette œuvre désormais commune. Notre appel a été entendu, et, tout près de nous, en particulier, il a été accueilli avec une chaleureuse bienveillance et une cordiale sympathie. Il est inutile d'entrer à ce sujet dans de plus amples détails, mais il nous est permis de dire que la Bibliothèque Universelle occupe désormais dans la presse suisse une place nouvelle, et qu'elle revendique hautement les charges, la responsabilité et l'honneur d'une revue nationale.

L'existence de la Suisse ne repose pas uniquement sur ses lois politiques, sur son activité industrielle, ni même sur sa gloire militaire. Nous avons une autre indépendance que celle qui se trouve écrite dans nos constitutions; une autre nationalité que celle qui est issue du sang versé par nos pères; ou, pour mieux dire, toutes les libertés se tiennent, et le drapeau de la Suisse n'abrite l'indépendance de la pensée, que parce qu'il est le symbole de l'indépendance du sol. Notre histoire littéraire est là pour nous montrer que nous possédons une vie intellectuelle qui nous est propre, et dont l'action s'est souvent étendue au delà des frontières dans lesquelles est renfermée notre existence politique. Faut-il citer les noms de Rousseau ou de Lavater, de Jean de Müller ou de Vinet, de Haller ou de de Saussure, pour rappeler comment des idées nées en Suisse sont devenues européennes? Et dans un ordre moins relevé peut-être, mais digne encore d'être signalé, la littérature suisse ne peut-elle pas nommer, pour ne parler encore ici que des morts, des romanciers populaires comme Jérémias Gotthelf, de charmants conteurs comme Rodolphe Töpffer, dont la renommée a promptement franchi les limites du sol natal? C'est le propre de la liberté de fécon

der toutes les branches de l'activité humaine, et elle se serait montrée parmi nous imparfaite et mutilée, si, en dehors des institutions et des mœurs, elle ne se fût encore manifestée dans les œuvres qui relèvent directement de l'intelligence pure, de l'imagination et de la pensée. Ainsi la Suisse libre possède, par cela même, une littérature nationale dont l'empreinte est assez marquée pour tenir sa place à côté des créations plus brillantes, plus nombreuses et plus répandues qui distinguent d'autres littératures.

Mais dans la vie d'un peuple tout se tient: si les manifestations de la pensée forment une partie essentielle de son histoire et de son existence, cette existence et cette histoire reposent également sur d'autres bases. La marche de l'industrie, le progrès des sciences, le perfectionnement des méthodes agricoles, la transformation des lois, le développement des ressources matérielles et des institutions sociales, voilà autant de questions dont il serait puéril de nier l'influence sur les destinées d'un peuple, ou d'oublier l'importance dans le développement de la civilisation. Nous ne saurions nous abstenir de les traiter dans un recueil qui, destiné comme le nôtre à faire connaître la vie nationale, doit l'envisager sous toutes ses faces, et en reproduire, autant qu'il est possible, tous les traits. En appliquant à la Suisse ce principe d'universalité dans le choix des sujets, nous sommes d'ailleurs fidèles à l'esprit de notre journal, où la variété des matières n'a trouvé d'autres limites que celles dont le tact, la prudence et le bon goût lui font une loi.

Nous venons, pour ainsi dire, de planter notre drapeau ; on nous demandera peut-être quel est notre programme et quelles opinions politiques, religieuses, littéraires, philosophiques, sociales, nous soutiendrons? A cette demande, nous pourrions répondre par un coup d'œil rétrospectif sur le passé de la Bibliothèque Universelle. Toutefois, nous reconnaissons que les points de vue se transforment, que les idées,

les hommes et les choses se renouvellent. Il ne suffit pas de regarder en arrière pour juger sainement du temps présent. Sans doute nous sommes rattachés au passé par la chaîne des traditions, et cette chaîne nous la vénérons trop pour vouloir jamais la briser. Mais si elle devait nous fixer, au point de nous rendre immobiles, si elle devait nous condamner à tourner toujours dans un cercle d'idées dès longtemps parcouru, elle serait une entrave mortelle au libre jeu de la pensée. Non, à cette chaîne des traditions il faut que chaque génération ait le droit d'ajouter un anneau; c'est ainsi seulement que, tout en perdant le pouvoir d'immobiliser l'esprit humain, la tradition devient pour lui un frein salutaire, un ferme point d'appui.

Le passé ne suffit donc pas à rendre compte de l'avenir, et ce serait manquer de sincérité ou de prudence que d'assimiler en tous points les opinions et les idées auxquelles notre revue prêtera sa publicité, aux idées et aux opinions dont, jusqu'ici, elle a été l'organe. Ce serait s'engager à plus qu'on ne peut tenir, ce serait énerver ses forces, diminuer ses ressources, ce serait faire abstraction de ce qu'il y a de plus inévitable: l'imprévu. Nous le disons donc en toute franchise: qu'on veuille nous les imposer du dehors, ou qu'on nous demande de nous les imposer à nousmêmes, nous repoussons les entraves d'un programme anticipé, nous déclinons les engagements du mandat impératif. A la tribune, comme dans la presse, il n'y a, pour celui qui parle, quelque chance de se faire écouter que si l'on croit à l'indépendance de son jugement et de sa parole. Quel que soit l'auditoire auquel il s'adresse, quel que soit l'intermédiaire qu'il emploie, l'homme qui dit sa pensée, ne dût-il être écouté que d'un seul, il faut, pour qu'elle soit respectée, que cette pensée soit libre; autrement, c'est une thèse de commande, ce ne sont pas des convictions que l'on soutient et que l'on défend.

Mais il y a plus. Appelée, par sa nature même, à suivre en les contrôlant, en les dirigeant ou en les combattant, les évolutions de l'esprit humain, la presse périodique ne saurait, sans manquer aux conditions essentielles de son existence, se plier au joug du mandat impératif. L'œuvre d'un recueil comme le nôtre n'est pas l'œuvre d'un moment; quelque éphémère que puisse paraître chacune de ses productions prise à part, ce recueil porte avec lui le caractère de la persévérance et de la durée; il n'est pas, comme les livres proprement dits, limité à une date précise; il est dans sa nature, sinon dans son pouvoir, de subsister toujours. Devant cette perspec tive d'une existence prolongée, comment se condamner d'avance à procéder toujours selon certaines formes, à s'assujettir à certaines opinions? Aujourd'hui ces formes peuvent sembler assez larges et ces opinions suffisantes pour comporter toutes les manifestations sérieuses de l'intelligence. Mais demain, la pensée humaine aura fait un pas en avant, et ces formes et ces opinions deviendront un obstacle aux développements nécessaires que cette pensée devra prendre, aux arguments nouveaux qu'elle devra employer.

Non, s'engager d'avance à tout prévoir et à tout régler dans le domaine si mobile des choses de l'esprit, ce n'est qu'une promesse folle, ou du moins c'est un engagement que celui-là seul pourrait prendre, qui, tenant dans sa main la vérité absolue, serait en droit de tracer l'enceinte hors de laquelle cette vérité n'existe plus, et de poser, en quelque sorte, les colonnes d'Hercule de la pensée.

Qu'on ne se méprenne cependant pas sur la portée de nos paroles, et qu'on ne voie pas les exagérations du scepticisme dans le langage de la prudence. Nous reconnaissons et nous savons qu'au-dessous de la vérité absolue, il y a pour l'homme des vérités plus imparfaites, mais moins inaccessibles, et qui possèdent une importance de premier ordre. Il est certaines idées auxquelles on donne le nom de prin

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