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ressantes nous en présentaient l'occasion. Qu'est-il arrivé? c'est qu'au bout de quelque temps, par suite de l'analogie des matières, par suite aussi peut-être d'une certaine unité de vues dans l'appréciation des personnes et des choses, nos articles se sont rapprochés d'euxmêmes, et moyennant les retranchements nécessaires, les retouches, les remaniements et les additions convenables, il en est résulté une sorte de livre qui s'est, pour ainsi dire, fait tout seul.

Loin de nous toutefois la prétention d'avoir écrit l'histoire du cartésianisme. Cette histoire n'est pas à faire; elle est faite, ou du moins elle se fait depuis trente ans sous nos yeux. L'illustre éditeur de Descartes, promoteur, ici comme toujours, des grandes entreprises philosophiques, a jeté les premières bases et donné l'élan1. Sont accourus bientôt sur ses traces M. Francisque Bouillier, M. Bordas Demoulin 2, M. Renouvier3, d'autres encore, parmi lesquels il faut donner un rang à part à un maître justement regretté, le savant, l'ingénieux, le modeste et aimable

1 OEuvres complètes de Descartes, publiées par Victor Cousin, Onze volumes in-8°, 1824. Histoire de la philosophie, cours de 1829, tome 1. Fragments de philosophie cartésienne, un

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vol. in-12, 1845. Fragments de philosophie moderne, un vol. in-12, 1836.

2 Le Cartesianisme ou la véritable rénovation des sciences, deux vol. in-8°, 1843.

3 Manuel de philosophie moderne, un vol. in-12, 1842.

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M. Damiron '. Tous ces travaux sont destinés sans doute à venir se fondre quelque jour dans une grande composition définitive, idéal très-élevé, mais non pas inaccessible, dont un des écrivains que nous venons de nommer se rapproche de plus en plus dans les éditions successivement agrandies et remaniées de son excellent ouvrage Histoire de la philosophie cartésienne 2. Pour nous, nous ne visons pas si haut: loin de vouloir supplanter l'architecte, nous lui offrons de bon cœur tout ce que nous avons pu recueillir d'utiles matériaux.

Notre première étude est consacrée à Roger Bacon, le plus original peut-être des précurseurs de la philosophie moderne. A la vérité Roger Bacon ressemble plus à son illustre homonyme et compatriote lord Verulam qu'à notre Descartes; mais s'il est Anglais de génie comme de naissance, il nous appartient par son enseignement, par sa gloire et par ses malheurs. « C'est en France et à Paris, ainsi que l'a établi M. Cousin, que Roger Bacon acheva ses études, prit le bonnet de docteur, enseigna, fit ses expériences et ses découvertes, et à deux époques différentes fut condamné à une réclusion plus ou moins juste par le général de son or

1 Essai sur l'histoire de la philosophie en France au XVIIe siècle, deux vol. in-8°, 1846.

2 Voyez la dernière édition du livre de M. Francisque Bouillier. 1854, deux vol. in-8°.

dre, Jérôme d'Ascoli, dans ce fameux couvent des franciscains ou des cordeliers qui occupait le terrain actuel de l'École de médecine1.» Mais la patrie de Descartes a un meilleur titre encore pour revendiquer Roger Bacon. Si en effet l'Angleterre, il y a deux ans à peine, a résolu enfin d'élever à un de ses plus illustres enfants le monument qu'il attendait depuis le treizième siècle, c'est aux recherches d'un philosophe français, c'est à ses véhémentes adjurations qu'il faut surtout faire honneur de ce résultat. Avant 1848, nous n'avions de Roger Bacon que son fameux Opus majus, dans l'édition excellente, mais incomplète, de Samuel Jebb. On en était là, quand M. Cousin, explorant la bibliothèque de Douai, mit la main sur un manuscrit où il ne tarda pas à reconnaître sous un titre inexact et parmi d'autres documents un ouvrage inédit de Roger Bacon, d'une importance capitale, l'Opus tertium. D'autres découvertes suivirent celleslà, et M. Cousin, sentant bien que le moment était venu de reconstruire dans son ensemble l'œuvre dispersée du Docteur admirable, adressa un éloquent appel au patriotisme des savants de Cambridge et d'Oxford. Sa voix fut entendue, et dans le vaste et imposant recueil des auteurs célèbres du moyen âge qui se publie à Londres par les ordres du Parlement, on a tout récemment commencé de faire à Roger Bacon la place

↑ Journal des savants, mars 1848.

qui lui est due'. En même temps, un de nos jeunes savants, M. Émile Charles, publiait sur la vie, les œuvres et la doctrine de Roger Bacon une monographie complète, fruit excellent de six années de recherches, de voyages et de méditations2.

C'est grâce à tous ces travaux qu'il nous est devenu possible de restituer une des plus grandes figures du moyen âge. Roger Bacon est éminemment un précurseur. De toutes les grandes pensées qui ont suscité la Renaissance et la philosophie moderne, il n'en est pas une qu'on ne trouve dans ses écrits. Il a combattu la méthode abstraite de la scholastique au moment où tout fléchissait sous son empire. A l'Aristote controuvé des docteurs il a opposé l'Aristote véritable, celui des textes authentiques. Versé dans le grec, dans l'hébreu, il a pressenti l'immense avenir réservé à l'étude comparative des langues. Mais l'idée féconde qui chez lui domine toutes les autres, c'est l'idée d'une philosophie nouvelle fondée sur l'observation de la nature, sur l'analyse et l'expérience. Or il ne se borne pas, comme après lui Bacon de Vérulam, à décrire et à célébrer avec éloquence les procédés d'expérimentation et d'induction, il donne à la fois le précepte et l'exemple.

1 Rogeri Baconi opera hactenus inedita, London, 1859. Le premier volume seul a paru.

2 Roger Bacon, sa vie, ses œuvres, ses doctrines, d'après des textes inédits, par Émile Charles, professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Bordeaux, 1861, un vol. in-8°,

Comme Descartes, au génie des vues générales il joint le don des découvertes particulières. Il est inventeur en optique, en astronomie, et s'efforce d'étendre aux sciences morales et jusqu'à la métaphysique elle-même les méthodes expérimentales.

Si la figure de Roger Bacon mieux connue s'est agrandie à nos yeux, je n'oserais pas dire qu'un autre précurseur de Descartes, l'éloquent et infortuné Ramus, ait eu tout à fait autant de bonheur. Certes ce n'est point la faute de M. Waddington', car Ramus ne pouvait rencontrer ni un historien plus habile, plus instruit, plus scrupuleux, ni un appréciateur plus compétent. Mais quelque redoublement de sympathie qu'excite le beau récit de M. Waddington pour la personne de son héros, rien ne peut faire que Ramus ait été autre chose qu'un grand homme d'école et un humaniste du premier ordre. Plus M. Waddington, avec son analyse pénétrante et lumineuse, excelle à nous faire connaître à fond les écrits de Ramus, autrefois si populaires et tirés à vingt éditions, aujourd'hui si rares et si oubliés, plus il nous fait voir que la valeur philosophique de sa réforme était inférieure au bruit qu'elle a fait. Oui, le Ramisme a été au seizième siècle un événement considérable; oui, Ramus a réuni sur la place Cambray une jeunesse aussi ardente et aussi nombreuse que celle qui

1 Ramus, sa vie, ses écrits et ses opinions, par Charles Waddington, professeur agrégé de philosophie à la faculté des lettres de Paris, 1855, un vol. in-8°.

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