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mais perdues au milieu d'idées innées à la production desquelles nous n'avons aucune part, et d'idées adventices dans l'acquisition desquelles il ne voyait pas l'emploi et la part de notre activité. Enfin lorsqu'il admet la volonté il la fait dépendre du jugement, se condamnant ainsi à ignorer toujours le vrai sens de la liberté; et ce qui prouve qu'il en avait, comme dit Leibniz, une idée fort extraordinaire, c'est qu'il voulait ensuite admettre la liberté en Dieu, tout en lui ôtant la raison, et qu'il lui ôta même la raison, tout exprès, à ce qu'il pensait, pour rendre la liberté plus entière. Ce caractère de passivité des deux substances a été cause que Descartes et son école ont expliqué le mouvement de la pensée et le mouvement corporel par l'existence abstraite d'un mouvement général gouverné par des lois mécaniques, ou par l'intervention actuelle de la volonté de Dieu, seul et unique agent de toutes choses; et en même temps ces différences profondes établies dès le commencement entre les deux substances ont conduit Descartes à cette opinion, que l'esprit a ses lois et la matière les siennes; en sorte que, pour avoir fait mieux que personne une distinction importante entre les deux parties du monde, il a fini par admettre deux mondes, séparés l'un de l'autre par un abime infranchissable que peut seule combler la toute-puissance de Dieu, soit qu'elle s'exerce par des lois mécaniques, ou par une action providentielle continue, ou par une harmonie préétablie entre les développements successifs des deux mondes.

Entre la psychologie de Leibniz et celle de Descartes il y a une différence capitale, qui modifie profondément la nature des deux systèmes. Descartes s'arrête à la forme extérieure de la conscience: Je pense, ou je me pense; et concluant immédiatement la nature du sujet, de cette opération primitive par laquelle le sujet se saisit lui-même, il définit

l'âme une substance pensante; plus tard il définira le corps une substance étendue. Leibniz n'envisage pas seulement la réflexion dans la conscience; dans le fait complexe de l'aperception du moi par le moi, il tient compte non-seulement du fait d'apercevoir, mais de la nature de l'être aperçu. Cet être lui apparaît comme actif, c'est-à-dire nonseulement comme un acte, mais comme un acte qui sort actuellement d'une puissance qui le contenait. L'esprit a donc conscience de lui-même comme d'une force en exercice; il connait à la fois son acte, sa puissance, et le rapport de son acte à sa puissance. Il s'affirme donc, dans le premier fait de conscience, comme une puissance enveloppant l'effort. L'acte ne donne à l'esprit que l'existence présente; la continuité des actes ne donne qu'une succession d'existence : c'est la conscience de la puissance dans son rapport avec l'acte, rapport et acte dont on a également conscience, qui donne l'idée d'identité personnelle, impliquée dans le premier fait de conscience. Donc la notion de substance est proprement la notion d'une force qui se développe. Ainsi les phénomènes sortent naturellement de la notion même de substance, et ne s'y appliquent pas d'une façon tout extérieure, comme à la substance inerte des cartésiens. Leibniz n'a pas profité de sa théorie de la force, car il n'a admis que la force qui se modifie elle-même, et non pas celle qui produit des modifications dans un sujet étranger. Voilà ce qui l'a forcé de recourir à Dieu, comme les cartésiens, pour expliquer ou plutôt pour remplacer l'influence de l'esprit sur le corps. Seulement l'action de Dieu, pour Leibniz, s'exerce en produisant les substances, c'est-à-dire des forces organisées pour produire régulièrement une série d'actes (harmonie préétablie), tandis que pour Malebranche elle s'exerce en produisant directement la série des phénomènes (causes

occasionnelles). Le système de Leibniz est dynamique, celui des cartésiens mécanique. Les cartésiens ont une conséquence fâcheuse à supporter de plus que Leibniz; c'est que leurs substances ne sont guère capables d'identité, jusque-là même que l'essence des corps est mise dans l'étendue, laquelle n'est pas distinguée de l'espace, et ne constitue par conséquent qu'une simple juxtaposition de phénomènes. Ils tombent dans cette erreur, pour avoir absolument négligé l'activité; la théorie des causes occasionnelles et celle de l'harmonie préétablie peuvent venir d'une connaissance incomplète de l'activité.

Si, par une analyse psychologique plus complète, Descartes avait reconnu l'importance de la notion de cause, s'il avait vu que la liberté est le fond même de la conception du moi, cela seul eût nécessairement modifié tout l'ensemble de sa doctrine; car des causes secondes une fois admises, il aurait fallu constater et expliquer leur concours dans le développement successif du monde ; la substance aurait été une force, la force aurait existé dans une puissance, le rapport du phénomène à l'être aurait eu sa raison dans l'actualisation de la puissance; de plus, la notion de force, au lieu de les détruire, eût produit les analogies entre le monde physique et le monde moral. Que la force soit ou non intelligente et libre, elle n'en est pas moins une force, se développant dans les mêmes conditions ou dans des conditions analogues; la science complète lie le phénomène produit à l'effort, et l'effort à la volonté. Ainsi la notion générale de cause s'achève et s'accomplit; la cause n'est plus renfermée dans le développement interne, dans la simple actualisation des phénomèmes virtuellement contenus dans son essence; elle agit au dehors, elle modifie les autres êtres; le monde, au lieu de n'être qu'un automate ou une machine, devient un

d

être organisé et vivant où chaque partie donne et reçoit l'impulsion, et concourt, pour sa part, à la réalisation de la pensée de Dieu, créatrice et conservatrice tout ensemble.

C'est une difficile entreprise pour la pensée humaine que de contempler l'infini sous sa forme propre, et de déterminer les attributs qui dérivent immédiatement pour lui de sa perfection absolue. Ce n'est pas que l'infini soit loin de nous, puisque Dieu en a imprimé la pensée dans notre esprit, comme la marque de l'ouvrier dans sa créature; ni que le fini soit plus intelligible, car au contraire l'intelligibilité appartient à l'infini par sa nature, et au fini par la participation de l'infini seulement. Notre esprit est même si constamment tourné vers l'infini, que la difficulté que nous rencontrons à le mieux connaître ne vient pas tant d'une direction nouvelle imprimée à l'entendement que de ce que nous tâchons d'échapper aux limites de notre faculté de connaître, de voir le même objet d'une manière plus complète et moins indigne de lui. Quelquefois notre esprit confond les conditions de sa connaissance avec les conditions d'existence et la nature même de l'intelligible; et lors même que par un heureux effort il est parvenu à comprendre quelque condition de l'existence absolue, s'il se livre à une spéculation d'une certaine étendue il est à craindre que, dans le développement de sa pensée, la force de la nature l'emportant, soit fatigue, soit l'obsession continuelle du fini, soit l'analogie de notre propre essence contingente, il perde de vue les principes d'abord établis et retombe dans l'anthropomorphisme. Ainsi Descartes, dès le commencement, établit l'unité et l'immutabilité de Dieu; mais il lui arrive ensuite de regarder son action comme constante et continue: il dit bien que les lois sont exprimées des phénomènes par notre pensée; mais il appelle ces lois des causes secondes, et

plus d'une fois il les attribue à l'action même du créateur. Par là, ce principe juste et vrai, ou plutôt cette proposition identique, que « le monde dépend également de la volonté de Dieu pour être et pour durer, » change de nature dans le cours de l'exposition; et Dieu venant à tomber dans le temps, c'est-à-dire à se confondre avec le fini, le principe que tout dépend de sa volonté détruit ou rend inutiles les causes secondes, anéantit la persistance et la durée des substances et des modes, entraîne la proscription des causes finales, qu'on ne pourrait conserver sans soumettre à une sorte de déterminisme la série successive des actions de Dieu, et enfin compromet l'identité et la causalité en séparant le présent du passé et de l'avenir, le phénomène de sa substance, et l'effet de sa cause. La métaphysique tout entière est attachée à la détermination de l'idée d'infini; il n'est point de difficulté métaphysique qui ne naisse de l'opposition entre le fini et l'infini; mais en même temps, quoique cette opposition soit radicale, et qu'elle creuse entre la nature de Dieu et le monde un abîme que la science ne saurait combler, plus on fera voir la dépendance mutuelle des divers problèmes, plus on enfermera la science dans un nombre restreint d'hypothèses, jusqu'à ce qu'enfin on la réduise à cette heureuse nécessité : ou d'accepter la création libre et volontaire, la providence de Dieu, les causes secondaires libres et morales, malgré une suite de difficultés enchaînées l'une à l'autre et dont la première est insoluble; ou de se jeter, non pas dans la confusion de l'un et du multiple, ce qui n'est pas la solution, mais l'ignorance du problème; ni dans la coexistence éternelle de Dieu et du monde, car alors la raison du multiple n'est pas donnée; ni dans l'unité d'un Dieu qui conçoit éternellement un monde intelligible, puisque la difficulté qu'on veut fuir est déjà tout entière dans la multiplicité nécessaire de ce

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