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stérile; nul ensemble dans la direction des intelligences; on voit chacun dans le confus pêlemêle scientifique se faire à son usage un assortiment d'opinions divergentes; d'accord, il n'y en a sur un objet quelconque, et ainsi se trouve plus que jamais justifiée la parole sacrée : Mundum tradidit disputationibus illorum. En fait, les considérations qui précèdent gardent toute leur force, et tandis que les sciences physiques et mathématiques sont devenues un guide incontesté pour une portion de l'œuvre sociale, il est bien évident qu'une telle fonction n'est point échue aux sciences morales et politiques, et qu'elles n'y prennent encore qu'une bien faible part.

Il est impossible de n'être pas frappé d'un tel contraste et de ne pas se poser la question : quelle est la cause de cette différence? Eh! d'où pourrait-elle naître, si ce n'est de la marche si différente qu'on a adoptée dans les deux ordres de connaissances, celles-là prenant pour base l'expérience, celles-ci conservant trop souvent un caractère conjectural. Voilà la dissidence radicale et la raison du problème; ceci résume

tout et explique pourquoi, dans un ordre scientifique, on se rapproche incessamment du but, pourquoi dans l'autre on s'en éloigne, ou tout au moins on reste stationnaire.

Il me faudrait remonter bien haut dans mes souvenirs pour fixer l'époque précise où ces considérations ont commencé de saisir ma pensée; depuis, elles n'ont pas cessé d'être pour moi un objet constant de méditation et, de plus en plus, j'ai été pénétré de la conviction qu'il appartient à notre siècle d'imprimer aux sciences morales et politiques ce caractère expérimental qui leur manque. Déjà, dans un autre écrit1, j'avais indiqué cette vue fondamentale, l'essai que je soumets aujourd'hui au public en est le complet développement.

Traçons-en nettement le cadre. J'expose d'abord les principes d'après lesquels on doit appliquer la méthode d'observation aux sciences morales et politiques pour les faire passer au rang de sciences positives; j'établis que, rela

1. Traité de Statistique ou Théorie de l'étude des lois d'après lesquelles se développent les faits sociaux; couronné par l'Académie des sciences. Un vol. in-8°, 1840.

tivement aux notions qui touchent à l'esprit aussi bien que pour celles qui se rapportent à la matière, il convient d'adopter un procédé uniforme qui consiste à étudier les faits, à les analyser, à les classer afin d'en tirer des principes certains et hors de discussion, parce qu'ils ne sont plus alors, en quelque sorte, que l'expression de la nature même des choses. Ce procédé, c'est la méthode baconienne qui n'admet les propositions générales sur lesquelles repose le raisonnement qu'après qu'elles ont été avérées par une patiente expérimentation. On a, par cette méthode, obtenu plein succès dans un ordre scientifique; pourquoi donc, en définitive, s'y prendrait-on différemment pour réussir dans l'autre? Sans doute, les faits ont ici souvent un caractère spécial qui parfois opposera des difficultés à l'observation; mais je m'attache à montrer, dans le cours de cet écrit, comment on les surmonte, et j'ose espérer qu'après l'avoir lu on reconnaîtra que rien au fond ne dérange essentiellement une concordance qui satisfait seule au premier abord la raison.

A l'appui des principes exposés, je m'attache

ensuite aux plus importantes questions, en chacune des sciences sociales, et je montre comment elles me semblent devoir être envisagées en dehors de l'esprit de système qui, substituant une vaine et interminable argumentation aux résultats positifs de l'expérience, en a toujours ainsi ajourné la solution.

Ce travail se trouve présenter de lá sorte un résumé de philosophie générale de ces sciences, bien incomplet sans doute, selon la mesure de mes forces, et qu'il n'appartient au reste à personne d'accomplir quant à présent d'une manière entièrement satisfaisante: car l'étude des faits laisse voir encore d'importantes lacunes que combleront, avec le temps, des travaux complémentaires. Toutefois, dans cet état d'imperfection, ce résumé pourra être utile à ceux qui cultivent telle ou telle des sciences sociales comme à ceux qui veulent en connaître, dans ses sommités, le magnifique ensemble. Il m'eût été facile de grossir le volume en faisant rentrer un plus grand nombre de questions dans le cadre de mon examen; mais j'avais bien plus pour but de montrer comment elles s'éclairent par la mé

thode que de les traiter ex professo. Ce but est suffisamment rempli, si je ne me trompe, par l'étude de celles que j'aborde. La réflexion du lecteur fera le reste. Pour faire penser il ne faut pas tout dire.

Je protesterai tout d'abord contre l'intention de déprécier, dans l'examen critique auquel je me suis livré, les écrits antérieurs, relatifs à l'objet de cet essai. Rien ne saurait être plus éloigné de ma pensée. Je peux contredire la marche généralement suivie jusqu'ici, faire ressortir le peu de solidité du procédé dialectique auquel, par une pente naturelle de l'esprit humain, on s'est trop souvent conformé; mais je n'en rends pas moins témoignage aux efforts de nos devanciers. J'avoue pleinement les services rendus par ces hommes illustres, de Platon à Kant, d'Aristote à Montesquieu, de Xénophon à Adam Smith, sans parler de ceux de nos contemporains qui ont payé un si large tribut à la cause du progrès scientifique. Ceux-ci sont mes maîtres, et rien assurément, dans mon langage, ne démentira le respect profond que je porte à leurs travaux. Je le reconnais même volontiers,

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