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cessaires de la nature des choses produites; mais les unes sont des formules de faits généraux, les autres des principes universels et absolus auxquels Dieu lui-même est soumis. Toute la théorie de la cause est défectueuse dans Descartes; il se trompe sur la nature et l'efficace des causes secondes; il se contredit sur le mode d'action de la cause première; il ignore le vrai caractère des lois de la nature, et mérite le reproche de Leibniz, de n'admettre pas un Dieu véritablement intelligent; et celui de Pascal, de n'admettre qu'un Dieu inutile.

Qu'est-ce qu'une loi? Il y en a de deux sortes: les lois de la raison pure, et les lois de la nature. Les lois de la nature se manifestent dans le multiple et s'y appliquent. Dans la supposition de l'unité absolue, dans la doctrine des éléates, il n'y a pas de telle loi, Elle n'existe même en puissance que si on admet aussi que le monde multiple existe en puissance. La loi sans le monde multiple n'est rien; le monde multiple sans la loi est le chaos. Cette loi est proprement ce qui rattache le monde à Dieu et le fait participant de l'un. La loi est-elle dans le monde, ou en Dieu, ou intermédiaire entre Dieu et le monde? Supposons, au lieu de la cause première, une cause seconde agissant successivement d'une manière uniforme dans un temps donné : la science peut déterminer la loi de cette action, c'est-à-dire l'exprimer en formule générale, soit qu'elle l'étudie dans l'agent ou dans l'effet; car il y a de part et d'autre une série de phénomènes parallèles rattachés chacun à chacun par le principe de causalité, et présentant dans l'une et l'autre série la même unité sous des diversités analogues. Cela est et doit être ainsi quand il s'agit d'une cause seconde tombant dans la quantité comme son effet, et par conséquent soumise comme lui à la divisibilité; mais si la cause est la cause première et non une cause seconde, elle ne tombe ni dans l'étendue ni dans la durée, car elle n'a pas de quantité. Elle n'agit donc pas d'une façon

successive, elle n'a donc pas de loi; et si, par un mystère incompréhensible (le mystère même de la création), son action produit du multiple, ce multiple aura une loi, par la même raison précisément qui fait que sa cause n'en a point. Ainsi la loi la loi physique et toute loi analogue) n'est pas en Dieu, où elle ne peut être; elle est le produit de la volonté de Dieu manifestée dans le monde, et résulte, non de la nature nécessaire des choses, mais de la volonté libre du Créateur. Ce produit de la volonté de Dieu n'est pas produit séparément des phénomènes qu'il résume, et n'est point une création intermédiaire comme le monde iutelligible de Platon. Les lois de la nature n'existent que dans les phénomènes, mais elles y sont par la volonté de Dieu; quant à leur essence, elles sont dans le monde et en font partie; et quant à leur origine, elles viennent de l'acte même créateur, organisateur et conservateur, qui est un et simple comme l'être dont il émane.

Descartes, au lieu de faire cette distinction, dont dépendait l'immutabilité de Dieu et la théorie des lois de la nature, a cédé à la tendance que nous avons tous de placer dans le temps tous les êtres auxquels nous pensons, et Dieu luimême. Après avoir aperçu distinctement le dogme de l'unité et de l'immutabilité divine lorsqu'il était attentif à la nature même de Dieu, il n'a pas pu se défendre d'expliquer les effets successifs de son action par une série et une succession d'efforts dans la cause; contradiction dont lui-même ne se rendait pas compte, et qui l'a entraîné dans une autre erreur non moins grave. Embarrassé de ces lois, qui à la vérité sont dans le monde, mais y descendent de plus haut et n'en dérivent pas, et ne pouvant les envisager dans ce Dieu où il fallait les concilier avec l'unité absolue, il leur donne, par hypothèse, mais par une hypothèse si souvent renouvelée qu'elle imprime caractère à toute sa doctrine, et lui fait illusion à lui-même, une sorte d'existence indépendante. Son

monde alors est une machine; et on peut dire de lui comme d'Anaxagore, qu'il a connu l'intelligence et n'a pas su l'employer. S'il avait été plus fidèle à la théorie de l'unité absolue et de l'acte unique conservateur et créateur, il aurait vu dans cette nature de Dieu la raison des lois naturelles, et les lois mêmes dans les faits dont la science humaine les exprime. Tout phénomène aurait été alors pour lui le produit direct d'une force; et il n'aurait pas été égaré tout le premier par la supposition d'un chaos auquel s'appliquent des lois mécaniques, et qui se débrouille par leur influence sans l'intervention de celui qui n'agit pas suivant des lois, qui ne crée pas des lois, mais qui crée des effets dont la raison humaine peut exprimer des lois, parce que l'harmonie des effets est la conclusion naturelle de l'unité de la cause.

L'habitude de l'algèbre et des conceptions mathématiques, en pliant l'esprit de Descartes à la conception de l'abstrait, l'a porté ainsi à raisonner dans une supposition abstraite; car un système de philosophie mécanique n'est pas autre chose qu'une continuelle abstraction. Il faut rapporter la loi à une force, et rendre au principe son individualité et sa personnalité, pour rentrer dans le concret et le réel. Descartes, dont le point de départ est l'autorité de la conscience, aurait dù l'oublier moins que personne. Quand on est parti de ce centre, il semblerait qu'on ne doit plus abandonner le réel pour l'hypothèse, et le concret pour le possible. La première contradiction de Descartes est d'admettre l'action continue en Dieu, après l'avoir déclarée simple; la seconde, d'expliquer le monde par une théorie passive et mécanique où il n'y a que des substances et des lois nécessaires, après avoir fait dépendre tous les phénomènes et l'indéfectibilité même des substances dans la mesure où il l'admet, de la volonté de Dieu; la troisième, de ne pas reconnaître au-dessus des lois de la nature les lois de la raison, et par là de compromettre de plus en plus la théorie des causes et la doctrine des rapports,

en revenant par un détour à la nécessité après être parti de l'intelligence.

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Descartes soutient expressément que Dieu a pu faire que deux fois 4 ne fussent pas 8, et que les trois angles d'un triangle ne fussent pas égaux à deux droits, parce qu'il n'y a point d'ordre, dit-il, point de loi, point de raison de bonté et de vérité qui ne dépende de Dieu, et que c'est lui qui de toute éternité a établi comme souverain législateur les vérités éternelles. Outre que cette opinion, prise en elle-même, ne peut pas être soutenue, et qu'il est impossible de feindre qu'il n'y ait pas d'autre raison pour que deux contradictoires ne puissent aller ensemble sinon que Dieu le leur a défendu, la nature de Dieu se trouve corrompue par cette erreur, tout ainsi que la nature de l'homme et généralement le système du monde. D'abord les idées innées que nous connaissons par une impulsion naturelle, et qui nous semblent si évidentes, ne le sont que par la volonté libre et indifférente de Dieu donc ces règles auxquelles nous sommes soumis, et qui s'assujettissent tous nos jugements, ne sont nécessaires que pour nous, et demeurent arbitraires pour Dieu; de sorte qu'à la vérité nous affirmons d'abord, quand nous nous confions à ces règles, que Dieu est raisonnable, sage et bon; mais quand nous venons à envisager que la définition même de la bonté et de la sagesse dépend de ces règles, qui dépendent de la volonté de Dieu, il faut bien avouer que le mal eût été le bien s'il l'eût voulu; que, la définition du bien dépendant de la volonté, la volonté ne peut point être appelée bonne, et qu'enfin, la moralité consistant à obéir à Dieu, il ne peut aucunement être appelé bon ou mauvais. Cette contradiction est d'autant plus choquante, que Descartes avait observé assez exactement les conditions de la liberté dans l'activité humaine pour déclarer que la conception d'un motif devait précéder nécessairement tout exercice de la volonté libre. Il ne connaissait pas assez

le principe de la raison suffisante pour reconnaître le hasard, c'est-à-dire le pur rien, quand il prend la forme. du caprice absolument dénué de raison bonne ou mauvaise; mais au moins déclarait-il que la liberté d'indifférence est le dernier degré de la liberté, gradus infimus libertatis. Ce même Descartes ne craint pas de faire consister la liberté de Dieu dans cette indifferentia activa des scolastiques, et de porter cette atteinte à la théorie de la liberté et à celle de la raison. Ainsi, quand il soutient que Dieu ne peut nous tromper, en réalité il ne dit rien, et prononce des paroles vaines, puisque, Dieu faisant les axiomes, l'erreur et la vérité ne commencent qu'après lui, et sont des qualifications relatives qu'on ne peut lui attribuer à lui-même. Il faut même aller plus loin, et dire que la première des vérités, qui est le principe de contradiction, dépendant de Dieu, ne s'applique pas à lui, et que l'on peut dire indifféremment qu'il est ou qu'il n'est pas. D'ailleurs, comment serait-il un esprit, si sa volonté fait les vérités? Un esprit doit affirmer, raisonner; le peut-on faire sans l'intuition d'un principe? Il est vrai que Dieu ne raisonne pas quant à la forme du raisonnement, qui est un développement; mais il aperçoit immédiatement les conséquences dans les principes, il affirme leur existence et leur liaison : donc il a un point de départ; car si lui-même fait le principe, et qu'il soit intelligent en le faisant, il n'a aucune raison de le faire tel ou tel, ce qui est absurde et contraire à l'essence du jugement. De plus, la volonté périt dans cet excès: car la volonté libre ne consiste nullement dans l'intelligence, et cependant ne s'en peut passer, ni de la conception d'un motif; et si elle fait elle-même son motif, elle n'en avait point pour le faire. D'où il faut conclure qu'ôter l'origine du monde au hasard pour la mettre en Dieu, mais en un Dieu qui n'a point de raison et crée lui-même les vérités, ce n'est pas nier le hasard, mais le subjectiver seulement,

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