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AVERTISSEMENT.

OBJET DE LA PRÉSENTE PUBLICATION.

Le monde est posé devant vous comme un vaste problème, et un désir naturel nous pousse à en chercher le secret. C'est là une des nombreuses harmonies qui rattachent l'homme à l'univers. Les uns se sont mis en face des objets inanimés et des êtres qui végètent ou qui vivent, et ils en ont tracé les caractères; les autres ont contemplé le mouvement des astres, et ont donné le tableau des cieux. Une science a recherché l'action naturelle des corps pris dans leur complexité; une autre en a dissous et recomposé les élémens; celle-ci a décrit les fonctions des corps vivans; celle-là enfin s'est approprié les abstractions de la matière : le nombre et la forme, et, en les combinant l'un avec l'autre, elle a rendu aux études physiques plus qu'elle ne leur avait emprunté.

Toutes ces sciences sont renfermées dans l'ordre matériel. Mais n'y a-t-il pas des mots qui n'expriment rien de ce qui se touche par les mains, ou de ce qui se voit par les yeux? Connaissance, croyance, souvenir, idée, perception, conception, conjecture, imagination, doute, jugement, raisonnement, certitude, affection, plaisir, peine, amour, aversion, désir, crainte, espérance, regret, préférence, volonté, liberté, ame, cause, Dieu, temps, espace, moralité, devoir, dévouement... si ces mots sont à chaque instant sur nos lè vres, n'expriment-ils pas des objets réels? Cependant nous voyons que ni le naturaliste, ni le physicien, ni le chimiste ne s'occupent de ces objets. Ne peut-on pas en faire aussi l'histoire naturelle? ne peut-on rechercher en quoi ils se ressemblent ou diffèrent, comment ils agissent les uns sur ·les autres, de quels élémens ils sont composés ? Cette tentaa été faite, et c'est ce qu'on appelle aujourd'hui en

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DESCARTES, T. I.

a

France la philosophie. La philosophie traite donc des objets qui ne tombent point sous les sens extérieurs.

Pourquoi ce nom a-t-il été consacré à cette étude? Il n'avait pas, dans l'origine, une acception si limitée. Qu'un tableau se déploie devant nos yeux, nous cherchons à l'embrasser tout entier d'un seul coup-d'œil, avant de consentir à nous enfermer dans l'examen d'un détail. C'est la marche naturelle de l'esprit humain : nous prenons la voie la plus facile, et nous nous laissons regarder ce qui semble pouvoir sur-le-champ satisfaire notre curiosité. C'est plus tard que nous nous imposons une tâche plus laborieuse, une étude plus approfondie, et par cela même plus restreinte. En Grèce, les premiers sages ont embrassé, dans leurs recherches, le spectacle entier de l'univers; et quand ils ont changé leur nom pour celui de philosophes, la philosophie a été ce qu'avait été la sagesse : une recherche de la vérité en toute chose, une étude du monde tout entier.

Aristote divisa cette étude en philosophie spéculative et philosophie pratique. La première étudiait les objets sans chercher à les modifier, et se sous-divisait en mathématiques, physique et philosophie première, ou science des premiers principes de la connaissance. La seconde entreprenait d'exercer une action sur les choses, et se partageait en logique, morale, politique et économique. Issue d'abord des abrégés d'Aristote, composés par Boëce et Cassiodore, la philosophie du moyen âge, celle qui régna depuis le commencement du IXe siècle jusqu'à la fin du XVo, retint la logique et la morale, laissant la politique et l'économie qui n'ont reparu que de nos jours. Elle embrassa, sous le nom de métaphysique, la philosophie première, qu'elle appela ontologie, la théologie naturelle ou théodicée, et la psychologie; et elle abandonna les mathématiques et la cosmologie, qui se réfugièrent dans l'astrologie, ainsi que la physique qui tomba dans l'alchimie. La philosophie ne se composa donc plus que de la logique, de la métaphysique et de la morale. Or ces sciences ont pour caractère commun d'être les seules dont l'objet ne tombe point sous les sens extérieurs. Aux XVIe et XVIIe siècles, Télésio, Patrice, Bruno,

Bacon, Campanella, Gassendi, Descartes, Hobbes, firent rentrer les mathématiques et la physique dans le sein de la philosophie, et tentèrent de rendre à ce mot la vaste signification de l'antiquité. Mais, en France du moins, il était trop tard; l'habitude était prise, le terme avait changé d'acception. Si les nations étrangères ont, depuis la renaissance, divisé l'ensemble des études en philosophie naturelle, comprenant les sciences physiques, et philosophie morale renfermant les sciences non physiques, cette terminologie n'a pas prévalu dans notre pays, et l'on a continué de comprendre sous le nom de philosophie proprement dite les sciences qui n'ont pas les corps pour objets.

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Ces observations étaient nécessaires pour faire comprendre la nature de la présente publication. Les auteurs connus sous le nom de philosophes ne se sont pas uniquement occupés de logique, de métaphysique et de morale. Les uns, comme Gassendi, Descartes, Hobbes, Leibnitz, d'Alembert, ont cultivé le champ des mathématiques; les autres, comme Bacon et encore Descartes, ont essayé un commencement de physique expérimentale. D'autres enfin, comme Malebranche et Arnauld, ont composé des écrits de théologie ecclésiastique. Jusqu'à présent ces matières diverses ont été comprises dans la publication des œuvres de chaque auteur. Mais celui qui s'occupe de philosophie proprement dite, au sens où nous l'entendons en France, n'a pas besoin d'acquérir le recueil des expériences physiques de Bacon, les découvertes mathématiques de Descartes, ou les dissertations canoniques d'Arnauld. La physique et la métaphysique, même pour les nations qui les renferment l'une et l'autre sous le nom commun de philosophie, n'en sont pas moins deux études distinctes, suivies de nos jours par des hommes différens. Il importe donc de dégager ce qu'il y a de purement philosophique, au sens français, dans les œuvres des philosophes, et d'en composer des recueils complets et originaux qui puissent se placer, à moins de frais et à moins de volumes, entre les mains de ceux qui consacrent leurs veilles à la métaphysique, à la logique, et à la morale. Tel est le but que nous nous sommes proposé: il

ne s'agit pas ici d'œuvres choisies, c'est-à dire d'un choix arbitraire entre des ouvrages du même genre, mais d'une séparation entre des ouvrages de genres différens. Nous n'avons rien retranché de ce qui appartient à la philosophie. Quand nous rejetons un traité de physique, de mathématiques, ou toute autre science étrangère à notre objet, nous en extrayons les moindres parcelles philosophiques qui peuvent s'y cacher. De plus, nous donnons la note de tous les ouvrages qui se trouvent exclus par notre plan. Enfin toutes les fois que la physique, les mathématiques, etc., se trouvent encadrées dans des traités de philosophie, soit comme moyen de démonstration, soit comme épreuve de méthode, nous respectons ces développemens, quelque surannées que puissent être les vues qu'ils renferment.

Les OEuvres de Descartes se divisent en ouvrages qui ont été publiés de son vivant et par ses soins et en œuvres posthumes. Du nombre des premiers, qui forment les tomes I et II de notre édition, nous n'avons rejeté que la Dioptrique, les Météores, la Géométrie, traités entièrement étrangers à notre matière, ainsi que la lettre de Descartes au P. Dinet sur le procès du philosophe avec l'université d Utrecht. Les détails de cette lettre intéressent la biographie et non la philosophie de notre auteur. L'Introduction du troisième volume fait connaître celles des œuvres posthumes qui n'ont pas dû faire partie de la présente publication.

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