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çue et entreprise avec amour qu'il s'était bercé de l'espoir d'achever de son vivant. Cette satisfaction ne m'a pas été permise. Je crois bien faire d'expliquer ici pourquoi je ne publie qu'un volume, et comment j'y ai distribué les parties dignes de paraître de l'œuvre considérable que l'auteur s'était proposée. Quant à la part qui manque, personne ne regrettera plus que moi qu'elle soit grande: il faut s'en prendre à la maladie et à la mort, ces deux ennemis inexorables de toute œuvre humaine, qui ne lui ont pas laissé le temps de donner davantage. Loin d'avoir écrit toute l'histoire du scepticisme, il n'a pas même eu le temps de l'exposer jusqu'au dix-huitième siècle dans son cours de la Faculté des lettres, qui s'est arrêté après Pascal : ni son cours, ni son livre, n'ont eu leur fin naturelle. Mais il en a achevé certaines parties. Je les publie, ne pouvant me résoudre, on le comprendra, je l'espère, à ́les vouer, malgré des traces d'imperfection, au silence et à l'oubli. Peut-être quelque voix s'élèvera pour dire: Pendent opera interrupta. Je l'avoue; mais à ses premières assises un regard impartial ne méconnaîtra pas la beauté du monument, ni dans ses parties achevées l'art consommé de l'exécution; c'est ce qui m'a décidé.

Voici la composition du volume.

Après un Avant-propos sur le caractère et sur les causes du développement de l'esprit et de la philoso

b

phie sceptiques, reproduction exacte de la leçon d'ouverture du cours de 1861, on trouvera une première étude intitulée : Le scepticisme d'Enésidème. Sous un titre modeste, c'est l'histoire critique du scepticisme dans l'antiquité. Mais tandis qu'à la Sorbonne M. Saisset l'avait en quelque sorte morcelée sous la forme de monographies successives, cette histoire est ici concentrée autour de la personne d'Ænésidème qui lui donne son unité unité vraie, si l'on songe qu'Enésidème représente, en les résumant, les sceptiques venus avant lui, avec le mérite supérieur d'avoir fondu leurs doctrines diverses dans un système rigoureux et lié, si l'on songe aussi qu'il n'a laissé après lui que des disciples dont pas un ne l'égale; de sorte qu'il apparaît à l'historien philosophe comme la personnification du scepticisme antique. Je ne crois pas avancer une nouveauté en déclarant que c'est là, à mon sens, l'art véritablement savant et lumineux d'écrire l'histoire d'une école qui a beaucoup duré, comme le scepticisme grec pendant des siècles. Quand un écrivain rencontre dans le passé un personnage de la nature d'Enésidème et de sa hauteur, au-dessous duquel se subordonnent sans effort, comme autant de niembres d'un corps, tous ses prédécesseurs dans l'école dont il est la tête, c'est une bonne fortune pour les lecteurs comme pour lui. C'est l'ordre, la lumière, le mouvement, mis à la place des

embarras d'une revue interminable. Craindra-t-on que personne y ait perdu? Les sophistes, les mégariques, les académiciens probabilistes, les pyrrhoniens, toutes les écoles de scepticisme, tous leurs représentants éminents sont là caractérisés en traits précis et souvent nouveaux. Ænésidème y tient la plus grande place, comme il l'a tenue par son génie organisateur dans les destinées de l'école. Ce n'est pas tout la question du scepticisme en lui-même y est posée, analysée avec étendue, et ramenée non sans profondeur à trois points précis sur lesquels l'auteur a établi une discussion régulière. Il en sort une démonstration de l'impossibilité pour un sceptique de bonne foi de garder l'équilibre systématique de l'école entre l'affirmation et la négation, tant sur l'évidence de nos principes naturels, que sur la légitimité de notre foi dans la raison.

Au reste, c'est ici un travail qui, j'ai trop tardé à le dire, n'est plus absolument à juger et auquel il m'est permis de présager, sur une première épreuve, un favorable accueil. Il n'est pas autre chose, en effet, que la reproduction d'une thèse soutenue par M. Émile Saisset devant la Faculté des lettres de Paris avec une solidité d'érudition et d'argumentation dont ses maîtres et ses témoins n'ont pas perdu le souvenir. On y admirera encore la savante restitution de la personnalité ense

velie d'Enésidème, chef-d'œuvre de résurrection historique, hérissé de difficultés dont les connaisseurs seront juges. Depuis longtemps épuisée, car elle passa rapidement de chez le libraire dans les bibliothèques particulières, cette thèse est probablement inconnue du plus grand nombre. Je la soumets avec confiance à un second jugement du public. Après vingt ans, je crois qu'elle n'a pas vieilli; car, telle qu'elle a été écrite, elle exprime encore fidèlement l'esprit et la doctrine des leçons faites, il y a trois ans, à la Sorbonne. J'ai pensé que pour l'intelligence du sujet comme pour la réputation de l'auteur, le mieux était de réimprimer purement et simplement cette étude sur le scepticisme dans l'antiquité, plutôt que de donner la suite moins bien ordonnée des leçons M. Saisset, très-sommairement ébauchées sur le papier, et, en somme, d'une moindre valeur.

Je n'avais malheureusement pas à ma disposition des ressources de la même étendue pour ce qui regarde l'histoire du scepticisme moderne; et je tiens à prévenir le lecteur contre toute surprise fâcheuse. Il ne rencontrera d'abord, dans une seconde étude qui a pour titre Le scepticisme de Pascal, qu'une préface trèscourte, où sont seulement indiquées les causes générales et particulières de la renaissance du scepticisme, et où l'auteur a caractérisé en traits rapides les

écrivains du seizième siècle, frères puînés des pyrrhoniens de la Grèce, Montaigne et Charron. C'est là, je ne peux que le regretter amèrement, une lacune que nulle œuvre manuscrite ou déjà parue ne m'a permis de remplir. Pressé d'arriver au scepticisme original du dix-septième siècle, M. Émile Saisset passa outre, dans ses leçons de la Faculté, à ces disciples attardés de Pyrrhon plutôt écrivains que philosophes, se réservant d'en traiter par écrit. Il n'en a pas eu le temps.

Mais, au dix-septième siècle, un sceptique original et des plus redoutables a arrêté longtemps son attention. Je touche ici aux dernières leçons de mon frère à la Faculté des lettres, et je ne peux parler qu'avec tristesse de cette lutte attachante contre le doute de Pascal, suivie avec une singulière faveur par des auditeurs de toutes les opinions, soutenue avec quelle force et quelle sincérité, avec quelle verve et quelle grâce, ils s'en souviennent : improvisations de feu, où il mettait toute son âme, où il laissait échapper les forces et la vie disputées héroïquement à la maladie obstinée. Elles ont été, ces fortes leçons, le suprême effort après lequel il a fallu se rendre, son adieu au public, à ses amis, à ses adversaires, qui l'écoutaient avec respect, novissima verba. Je les donne telles qu'il me les a laissées, écrites de sa main, mais refroidies et dépouillées de l'abondance et des bonheurs de l'improvisation. Je

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