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2070

1877

500G15.

V. 15

SIÈCLE

DE

LOUIS XIV

CHAPITRE XXXV.

AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES. DISPUTES MÉMORABLES.

Des trois ordres de l'État le moins nombreux est l'Église, et ce n'est que dans le royaume de France que le clergé est devenu un ordre de l'État. C'est une chose aussi vraie qu'étonnante: on l'a déjà dit1, et rien ne démontre plus le pouvoir de la coutume. Le clergé donc, reconnu pour ordre de l'État, est celui qui a toujours exigé du souverain la conduite la plus délicate et la plus ménagée. Conserver à la fois l'union avec le siége de Rome, et soutenir les libertés de l'Église gallicane, qui sont les droits de l'ancienne Église; savoir faire obéir les évêques comme sujets, sans toucher aux droits de l'épiscopat; les soumettre en beaucoup de choses à la juridiction séculière, et les laisser juges en d'autres; les faire contribuer aux besoins de l'État, et ne pas choquer leurs priviléges, tout cela demande un mélange de dextérité et de fermeté que Louis XIV eut presque toujours.

Le clergé en France fut remis peu à peu dans un ordre et dans une décence dont les guerres civiles et la licence des temps l'avaient écarté. Le roi ne souffrit plus enfin ni que les séculiers possédassent des bénéfices sous le nom de confidentiaires, ni que ceux qui n'étaient pas prêtres eussent des évêchés, comme le cardinal Mazarin qui avait possédé l'évêché de Metz n'étant pas même sous-diacre, et le duc de Verneuil qui en avait aussi joui étant séculier.

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Ce que payait au roi le clergé de France et des villes conquises allait, année commune, à environ deux millions cinq cent mille livres; et depuis, la valeur des espèces ayant augmenté numériquement, ils ont secouru l'État d'environ quatre millions par année sous le nom de décimes, de subvention extraordinaire, de don gratuit. Ce mot et ce privilége de don gratuit se sont conservés comme une trace de l'ancien usage où étaient tous les seigneurs de fiefs d'accorder des dons gratuits aux rois dans les besoins de l'État. Les évêques et les abbés, étant seigneurs de fiefs par un ancien abus, ne devaient que des soldats dans le temps de l'anarchie féodale. Les rois alors n'avaient que leurs domaines comme les autres seigneurs. Lorsque tout changea depuis, le clergé ne changea pas; il conserva l'usage d'aider l'État par des dons gratuits'.

A cette ancienne coutume qu'un corps qui s'assemble souvent conserve, et qu'un corps qui ne s'assemble point perd nécessairement, se joint l'immunité toujours réclamée par l'Église, et cette maxime que son bien est le bien des pauvres : non qu'elle prétende ne devoir rien à l'État dont elle tient tout, car le royaume, quand il a des besoins, est le premier pauvre; mais elle allègue, pour elle, le droit de ne donner que des secours volontaires; et

1. En France, le clergé est exempt, comme la noblesse, des tailles et de quelques-uns des droits d'aides. La noblesse était censée remplacer les impôts par son service personnel, et le clergé par ses prières. Pendant quelque temps on demanda au pape la permission d'imposer des décimes sur le clergé, toujours sous le prétexte de combattre les infidèles ou les hérétiques. Enfin l'usage de s'adresser au clergé assemblé, et de se passer du consentement de Rome, a prévalu; mais pour ménager Rome, qui excommuniait, il n'y a pas encore longtemps, chaque jeudi saint, les souverains qui obligeaient le clergé à contribuer aux charges publiques, on donna aux décimes le nom de don gratuit. Lorsqu'à la fin du règne de Louis XIV on ajouta la capitation et le dixième aux impôts, déjà trop onéreux, on n'osa établir ces nouvelles taxes d'une manière trop rigoureuse; et le clergé obtint facilement d'être exempt de ces impôts, en payant des dons gratuits plus considérables. Il est donc évident qu'il ne doit point ce dernier privilége aux anciens usages de la nation, puisque jusqu'à ce moment il n'avait joui que des priviléges de la noblesse, et que la noblesse a payé ces nouveaux impôts. Cette exemption est donc une pure grâce accordée par Louis XIV: grâce qui est une injustice à l'égard des citoyens, grâce que ni le temps ni aucune assemblée nationale n'ont consacrée. Nos souverains, mieux instruits de leurs droits et de ceux de leurs peuples, sentiront sans doute un jour que leur intérêt et la justice exigent également de soumettre aux taxes les biens du clergé, dans la proportion qu'ont ces biens avec ceux du reste de la nation; et qu'en général tout privilége en matière d'impôt est une véritable injustice depuis que, la constitution militaire ayant changé, il n'existe plus de service personnel gratuit, et que les esprits s'étant éclairés, on sait que ce ne sont point les processions des moines, mais les évolutions des soldats qui décident du succès des batailles. (K.)

Louis XIV exigea toujours ces secours de manière à n'être pas

refusé.

On s'étonne, dans l'Europe et en France, que le clergé paye si peu; on se figure qu'il jouit du tiers du royaume. S'il possédait ce tiers, il est indubitable qu'il devrait payer le tiers des charges, ce qui se monterait, année commune, à plus de cinquante millions, indépendamment des droits sur les consommations qu'il paye comme les autres sujets; mais on se fait des idées vagues et des préjugés sur tout.

Il est incontestable que l'Église de France est, de toutes les Églises catholiques, celle qui a le moins accumulé de richesses. Non-seulement il n'y a point d'évêque qui se soit emparé, comme celui de Rome, d'une grande souveraineté, mais il n'y a point d'abbé qui jouisse des droits régaliens, comme l'abbé du MontCassin et les abbés d'Allemagne. En général les évêchés de France ne sont pas d'un revenu trop immense. Ceux de Strasbourg et de Cambrai sont les plus forts; mais c'est qu'ils appartenaient originairement à l'Allemagne, et que l'Église d'Allemagne était beaucoup plus riche que l'empire.

Giannone, dans son Histoire de Naples, assure que les ecclésiastiques ont les deux tiers du revenu du pays. Cet abus énorme n'afflige point la France. On dit que l'Église possède le tiers du royaume, comme on dit au hasard qu'il y a un million d'habitants dans Paris. Si on se donnait seulement la peine de supputer le revenu des évêchés, on verrait, par le prix des baux faits il y a environ cinquante ans, que tous les évêchés n'étaient évalués alors que sur le pied d'un revenu annuel de quatre millions; et les abbayes commendataires allaient à quatre millions cinq cent mille livres. Il est vrai que l'énoncé de ce prix des baux fut un tiers au-dessous de la valeur; et si on ajoute encore l'augmentation des revenus en terre, la somme totale des rentes de tous les bénéfices consistoriaux sera portée à environ seize millions. Il ne faut pas oublier que de cet argent il en va tous les ans à Rome une somme considérable qui ne revient jamais, et qui est en pure perte. C'est une grande libéralité du roi envers le saint-siége: elle dépouille l'État, dans l'espace d'un siècle, de plus de quatre cent mille marcs d'argent; ce qui, dans la suite des temps, appauvri

1. En 1790, l'évêché de Strasbourg avait quatre cent mille livres de rente; l'archevêché de Cambrai, deux cent mille. (B.)

2. Cet auteur fut excommunié pour avoir attaqué le pouvoir temporel des papes. Il se sauva à Genève; le roi de Sardaigne se saisit de lui par trahison, et il mourut dans la citadelle de Turin. Son Histoire fut publiée en 1723. (G. A.)

rait le royaume si le commerce ne réparait pas abondamment cette perte1.

A ces bénéfices qui payent des annates à Rome, il faut joindre les cures, les couvents, les collégiales, les communautés, et tous les autres bénéfices ensemble; mais s'ils sont évalués à cinquante millions par année dans toute l'étendue actuelle du royaume, on ne s'éloigne pas beaucoup de la vérité.

Ceux qui ont examiné cette matière avec des yeux aussi sévères qu'attentifs n'ont pu porter les revenus de toute l'Église gallicane séculière et régulière au delà de quatre-vingt-dix millions. Ce n'est pas une somme exorbitante pour l'entretien de quatre-vingtdix mille personnes religieuses et environ cent soixante mille ecclésiastiques, que l'on comptait en 1700. Et sur ces quatrevingt-dix mille moines, il y en a plus d'un tiers qui vivent de quêtes et de messes. Beaucoup de moines conventuels ne coûtent pas deux cents livres par an à leur monastère : il y a des moines abbés réguliers qui jouissent de deux cent mille livres de rentes. C'est cette énorme disproportion qui frappe et qui excite les murmures. On plaint un curé de campagne, dont les travaux pénibles ne lui procurent que sa portion congrue de trois cents livres de droit en rigueur, et de quatre à cinq cents livres par libéralités, tandis qu'un religieux oisif, devenu abbé, et non moins oisif, possède une somme immense, et qu'il reçoit des titres fastueux de ceux qui lui sont soumis. Ces abus vont beaucoup plus loin en Flandre, en Espagne, et surtout dans les États catholiques d'Allemagne, où l'on voit des moines princes 2.

Les abus servent de lois dans presque toute la terre; et si les

1. Un État ne s'appauvrit pas en payant chaque année un faible tribut, comme un homme ne se ruine pas en payant une rente sur les revenus de sa terre. Mais ce tribut payé à Rome est, en finance, une diminution de la richesse annuelle, et, en théologie, une véritable simonie. qui damne infailliblement dans l'autre monde celui qu'elle enrichit sur la terre. (K.)

2. Cet article est la meilleure réponse que l'on puisse faire à ceux qui ont accusé M. de Voltaire d'avoir sacrifié la vérité des détails historiques à ses opinions générales. Il est ici très-favorable au clergé. Cependant il résulte de cette évaluation, portée seulement à quatre-vingt-dix millions, que l'impôt des vingtièmes mis sur le clergé, comme il l'est sur les particuliers, produirait dix millions, somme fort au-dessus de celle où montent les dons gratuits évalués en annuités. Cette même évaluation, en la supposant aussi exacte que celle qui a servi à l'établissement des vingtièmes, ne porterait la masse des biens du clergé qu'à environ un huitième de la totalité des biens du royaume. Cependant il y a des cantons trèsétendus où la dime seule est, pour la plus grande partie des terres, environ un cinquième du produit net; et dans ces mêmes cantons le clergé a des possessions immenses. (K.)

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