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qu'elle serait bien éclaircie, elle deviendrait toujours assez géné rale. Si l'on considère la gloire de l'auteur, il ne reste guère à qui entreprend un pareil ouvrage, que celle d'une compilation judicieuse; et quoiqu'il puisse, comme Regis, y ajouter plusieurs idées nouvelles, le public n'est guère soigneux de les démêler d'avec les autres.

Engagé comme il l'était à défendre la philosophie cartésienne, il répondit en 1691 au livre intitulé, censura philosophiæ cartesianæ, sorti d'une des plus savantes mains de l'Europe; et feu Bayle, très - fin connaisseur, ayant vu cette réponse, jugea qu'elle devait servir de modèle à tout ce qu'on en ferait à l'avenir pour la même cause. L'année suivante, Regis se défendit lui-même contre un habile professeur de philosophie, qui avait attaqué son système général. Ces deux réponses qu'il se crut obligé de donner en peu de temps, et une augmentation de plus d'un tiers qu'il avait faite immédiatement auparavant à son système dans le temps même qu'on l'imprimait, lui causèrent des infirmités qui n'ont fait qu'augmenter toujours dans la suite. La philosophie elle-même a ses passions et ses excès, qui ne demeurent pas impunis.

Regis eut à soutenir encore de plus grandes contestations. Il avait attaqué dans sa physique l'explication que le P. Mallebranche avait donnée dans sa Recherche de la Vérité, de ce que la lune paraît plus grande à l'horizon qu'au méridien. Ils écrivirent de part et d'autre, et la question principale se réduisit entre eux à savoir, si la grandeur apparente d'un objet dépendait uniquement de la grandeur de son image tracée sur la rétine, ou de la grandeur de son image, et du jugement naturel que l'âme porte de son éloignement, de sorte que tout le reste étant égal, elle le dût voir d'autant plus grand, qu'elle le jugerait plus éloigné. Regis avait pris le premier parti, le P. Mallebranche le second, et ce dernier soutenait qu'un géant six fois plus haut qu'un nain, et placé à douze pieds de distance, ne laissait pas de paraître plus haut que le nain placé à deux pieds, malgré l'égalité des images qu'ils formaient dans l'oeil ; et cela parce qu'on voyait le géant comme le plus éloigné, à cause de l'interposition des différens objets. Il niait même à Regis que l'image de la lune à l'horizon fût augmentée par les réfractions, du moins de la manière dont elle aurait dû l'être pour ce phénomène, et il ajoutait différentes expériences par lesquelles la lune cessait de paraître plus grande des qu'elle était vue de façon qu'on ne la jugeât pas plus éloignée.. Regis cependant défendit toujours son opinion; et comme les écrits, selon la coutume de toutes les disputes, se multipliaient assez inutilement, le P. Mallebranche se crut en droit de ter

miner la question par la voie de l'autorité, mais d'une autorité telle qu'on la pouvait employer en matière de science. Il prit une attestation de quatre géomètres des plus fameux, qui déclarèrent que les preuves qu'il apportait de son sentiment étaient démonstratives, et clairement déduites des véritables principes de l'optique. Ces géomètres étaient feu le marquis de l'Hôpital, l'abbé Catelan, Sauveur, et Varignon. Regis fit en cette occasion ce que lui inspira un premier mouvement de la nature; il tâcha de trouver des reproches contre chacun d'eux. Le Journal des Savans de l'an 1694 fut le théâtre de cette guerre.

Il le fut encore, du moins en partie, d'une autre guerre entre les mêmes adversaires. Regis, dans sa métaphysique, avait souvent attaqué celle du P. Mallebranche. Une de leurs principales contestations roula sur la nature des idées, sur leur cause ou efficiente ou exemplaire, matière si sublime et si abstraite, que s'il 'n'est pas permis à l'esprit humain d'y trouver une entière certitude, ce sera pour lui une assez grande gloire d'avoir pu y parvenir à des doutes fondés et raisonnés. Les deux métaphysiciens agitèrent encore, si le plaisir nous rend actuellement heureux, et se partagèrent aussi sur cette question qui paraît moins métaphysique. Comme les ouvrages du P. Mallebranche lui avaient fait plusieurs disciples habiles et zélés, quelques-uns écrivirent aussi contre Regis, qui se contenta d'avoir paru sur la lice avec leur maître.

L'inclination qu'il avait toujours conservée pour la théologie et l'amour de la religion, lui inspirèrent ensuite une autre entreprise déjà tentée plusieurs fois par de grands hommes, digne de tous leurs efforts et de leur plus sage ambition, et plus nécessaire que jamais dans un siècle aussi éclairé que celui-ci. Il la finit en 1704, malgré ses infirmités continuelles, et publia un livre in-4°. sous ce titre : L'usage de la raison et de la foi, ou l'accord de la foi et de la raison. Il le dédia à l'abbé Bignon, à qui il dit dans son épître, qu'il ne pouvait citer les ennemis ou de la raison ou de la foi devant un juge à qui les droits de l'une et de l'autre fussent mieux connus et que si on le récusait, ce ne serait que parce qu'il s'était trop déclaré pour toutes les deux. La manière dont il parvient à cet accord si difficile, est celle qu'emploierait un arbitre éclairé à l'égard de deux frères, entre lesquels il voudrait étouffer toutes les semences de division. Regis fait un partage si net entre la raison et la foi, et assigne à chacune des objets et des emplois si séparés, qu'elles ne peuvent plus avoir, pour ainsi dire, aucune occasion de se brouiller. La raison conduit l'homme jusqu'à une entière conviction des preuves historiques de la religion chrétienne; après quoi elle le livre et l'aban

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donne à une autre lumière, non pas contraire, mais toute différente, et infiniment supérieure. L'éloignement où Regis tient la raison et la foi, ne leur permet pas de se réunir dans des systèmes qui accommodent les idées de quelques philosophes dominantes à la révélation, ou quelquefois même la révélation à ces ́idées. Il ne veut point que ni Platon, ni Aristote, ni Descartes 'même appuient l'évangile. Il paraît croire que tous les systèmes philosophiques ne sont que des modes, et il ne faut point que des vérités éternelles s'allient avec des opinions passagères, la ruine leur doit être indifférente. On doit s'en tenir à la majestueuse simplicité des conciles, qui décident toujours le dogme divin, sans y mêler les explications humaines. Tel est l'esprit général de l'ouvrage, du moins par rapport au titre; car Regis y fait entrer une théorie des facultés de l'homme, de l'entendement, de la volonté, etc., plus ample qu'il n'était absolument nécessaire. Il lui a donné même pour conclusion un traité de l'amour de Dieu, parce que cette matière qui, si l'on voulait, serait fort simple, venait d'être agitée par de grands hommes avec beaucoup de subtilité. Enfin il a joint à tout le livre une réfutation du système de Spinosa. Il a été réduit à en développer les obscurités, nécessaires pour couvrir l'erreur, mais heureusement peu propres pour la séduction.

C'est par-là qu'il a fini sa carrière savante. Ses infirmités qui devinrent plus continues et plus douloureuses, ne lui permirent plus le travail. La manière dont il les soutint pendant plusieurs années, fut un exemple du plus noble et du plus difficile usage que l'on puisse faire de la raison et de la foi tout ensemble. Il mourut le 11 janvier 1707 chez le duc de Rohan, qui lui avait donné un appartement dans son hôtel, outre la pension qu'il avait été chargé de lui payer par le testament du marquis de Vardes son beau-père.

Il était entré dans l'académie en 1699, lorsqu'elle se renouvela mais à cause de ses maladies, il ne fit presque aucune fonction académique; seulement son nom servit à orner une liste où le public eût été surpris de ne le pas trouver.

Il avait eu toute sa vie beaucoup de commerce avec des personnes du premier rang. Feu l'archevêque de Paris, en lui défendant les assemblées, l'avait engagé à le venir voir à de certains temps marqués pour l'entretenir sur les mêmes matières; ́et peut-être la gloire de Regis augmentait-elle de ce qu'un prélat si éclairé prenait la place du public. Feu le Prince, dont le génie embrassait tout, l'envoyait chercher souvent, et il a dit plusieurs fois qu'il ne pouvait s'empêcher de prendre pour vrai ce qui lui était expliqué si nettement.

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Sa réputation alla jusques dans les pays étrangers lui faire des amis élevés aux plus grandes places. Tel était le duc d'Escalone, grand d'Espagne, aujourd'hui vice-roi de Naples. Ce seigneur, plus curieux et plus touché des sciences que ne l'est jusqu'ici le reste de sa nation, avait pris pour lui une estime singulière sur son système général qu'il avait étudié avec beaucoup de soin; et quand à la journée du Ter ( en 1694), où il commandait l'armée espagnole, ses équipages furent pris par l'armée victorieuse du maréchal de Noailles, il ne lui envoya redemander que les commentaires de César, et le livre de Regis, qui étaient dans sa cassette. Le comte de Saint-Estevant de Gormas, son fils, étant venu en France en 1706, il alla voir le philosophe par ordre de son père; et après la première visite, ce ne fut plus par obéissance qu'il lui en rendit. Le duc d'Albe, ambassadeur de sa majesté catholique, lui a fait le même honneur, à la prière du vice-roi de Naples.

Les mœurs de Regis étaient telles que l'étude de la philosophie les peut former, quand elle ne trouve pas trop de résistance du côté de la nature. Les occasions qu'il a eues par rapport à la fortune, lui ont été aussi peu utiles qu'elles le devaient être. Une grande estime, et une amitié fort vive que le feu P. Ferrier, confesseur du roi, avait prise pour lui à Toulouse pendant ses conférences, ne lui valurent qu'une très-modique pension sur la préceptoriale d'Aigues-Mortes. Quoiqu'il fût accoutumé à instruire, sa conversation n'en était pas plus impérieuse; mais elle était plus facile et plus simple, parce qu'il était accoutumé à se proportionner à tout le monde. Son savoir ne l'avait pas rendu dédaigneux pour les ignorans; et en effet on l'est ordinairement d'autant moins à leur égard, que l'on sait davantage, car on en sait mieux combien on leur ressemble encore.

ÉLOGE

DU MARÉCHAL DE VAUBAN..

SÉBASTIEN LE PRÊTRE, chevalier, seigneur de Vauban, Bazoche, Pierre-Pertuis, Pouilly, Cervon, la Chaume, Epiry, le Creuset, et autres lieux; maréchal de France, chevalier des ordres du roi, commissaire général des fortifications, grand-croix de l'ordre de S. Louis, et gouverneur de la citadelle de Lille, naquit le premier jour de mai 1633, d'Urbain le Prêtre, et d'Aimée de Carmagnol. Sa famille est d'une bonne noblesse du Nivernois; elle possède la seigneurie de Vauban depuis plus de 250 ans.

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Son père qui n'était qu'un cadet, et qui de plus s'était ruiné dans le service, ne lui laissa qu'une bonne éducation et un mousquet. A l'âge de 17 ans, c'est-à-dire en 1651, il entra dans le régiment de Condé, compagnie d'Arcenay. Alors feu le Prince était dans le parti des Espagnols.

Les premières places fortifiées qu'il vit le firent ingénieur, par l'envie qu'elles lui donnèrent de le devenir. Il se mit à étudier avec ardeur la géométrie, et principalement la trigonométrie et le toisé; et dès l'an 1652, il fut employé aux fortifications de Clermont en Lorraine. La même année, il servit au premier siége de Sainte-Menehould, où il fit quelques logemens, et passa une rivière à la nage sous le feu des ennemis pendant l'assaut, action qui lui attira de ses supérieurs beaucoup de louanges et de

caresses.

En 1653, il fut pris par un parti Français. Le cardinal Mazarin le crut digne dès-lors qu'il tâchât de l'engager au service du roi, et il n'eut pas de peine à réussir avec un homme né le plus fidèle sujet du monde. En cette même année, Vauban servit d'ingénieur en second sous le chevalier de Clerville au second siége de Sainte-Menehould, qui fut reprise par le roi; et ensuite il fut chargé du soin de faire réparer les fortifications de la place.

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Dans les années suivantes, il fit les fonctions d'ingénieur aux siéges de Stenay, de Clermont, de Landrecy, de Condé, de Saint-Guilain, de Valenciennes. Il fut dangereusement blessé à Stenay et à Valenciennes. Il n'en servit presque pas moins. Il reçut encore trois blessures au siége de Montmedy en 1657; et comme la gazette en parla, on apprit dans son pays ce qu'il était devenu car depuis six ans qu'il en était parti, il n'y était point retourné, et n'y avait écrit à personne; et ce fut là la seule manière dont il y donna de ses nouvelles.

Le maréchal de la Ferté, sous qui il servait alors, et qui l'année précédente lui avait fait présent d'une compagnie dans son régiment, lui en donna encore une dans un autre régiment, pour lui tenir lieu de pension; et lui prédit hautement que si la guerre pouvait l'épargner, il parviendrait aux premières dignités.

En 1658, il conduisit en chef les attaques des siéges de Gravelines, d'Ypres et d'Oudenarde. Le cardinal Mazarin, qui n'accordait pas les gratifications sans sujet, lui en donna une assez honnête, et l'accompagna de louanges, qui, selon le caractère de Vauban, le payèrent beaucoup mieux.

Il nous suffit d'avoir représenté avec quelque détail ces premiers commencemens, plus remarquables que le reste dans une vie illustre, quand la vertu, dénuée de tout secours étranger,

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