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offusque par l'affectation du grand ou du merveil leux. On voit clairement ce qu'il n'est pas, et il faut - deviner ce qu'il est en effet. C'est un homme qui ne se mesure point, qui ne se connoît point: son caractère est de ne savoir pas se renfermer dans celui qui lui est propre, et qui est le sien.

L'homme du meilleur esprit est inégal, il souffre des accroissements et des diminutions; il entre en verve, mais il en sort : alors, s'il est sage, il parle peu, il n'écrit point, il ne cherche point à imaginer ni à plaire. Chante-t-on avec un rhume? Ne faut-il pas attendre la voix revienne?

que

Le sot est automate, il est machine, il est res sort; le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité : il est uniforme, il ne se dément point; qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie; c'est tout au plus le bœuf qui meugle, ou le merle qui siffle: il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce : ce qui paroît le moins en lui, c'est son ame, elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose.

Le sot ne meurt point; ou si cela lui arrive, selon notre manière de parler, il est vrai de dire qu'il gagne à mourir, et que, dans ce moment où les autres meurent, il commence à vivre. Son ame alors pense, raisonne, infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout ce qu'elle ne faisoit point: elle se trouve dégagée d'une masse de chair

où elle étoit comme ensevelie sans fonction, sans mouvement, sans aucun du moins qui fût digne d'elle: je dirois presque qu'elle rougit de son propre corps et des organes bruts et imparfaits auxquels elle s'est vue attachée si long-temps, et dont elle n'a pu faire qu'un sot ou qu'un stupide: elle va d'égal avec les grandes ames, avec celles qui font les bonnes têtes ou les hommes d'esprit. L'ame d'Alain ne se démêle plus d'avec celles du grand Condé, de Richelieu, de Pascal, et de Lingendes.

La fausse délicatesse dans les actions libres, dans les mœurs ou dans la conduite, n'est pas ainsi nommée parce qu'elle est feinte, mais parce qu'en effet elle s'exerce sur des choses et en des occasions qui n'en méritent point. La fausse délicatesse de goût et de complexion n'est telle au contraire que parce qu'elle est feinte ou affectée : c'est Émilie qui crie de toute sa force sur un petit péril qui ne lui fait pas de peur: c'est une autre qui par mignardise pâlit à la vue d'une souris, ou qui veut aimer les violettes, et s'évanouir aux tubéreuses.

Qui oseroit se promettre de contenter les hommes? Un prince, quelque bon et quelque puissant qu'il fût, voudroit-il l'entreprendre? Qu'il l'essaie; qu'il se fasse lui-même une affaire de leurs plaisirs : qu'il ouvre son palais1 à ses courtisans, qu'il les admette jusques dans son domestique; que, dans des lieux dont la vue seule est un spectacle, il leur fasse voir d'autres spectacles; qu'il leur donne le choix des jeux, des concerts et de tous les rafraîchissements;

qu'il y ajoute une chère splendide et une entière liberté; qu'il entre avec eux en société des mêmes amusements; que le grand homme devienne aimable, et que le héros soit humain et familier; il n'aura pas assez fait. Les hommes s'ennuient enfin des mêmes choses qui les ont charmés dans leurs commencements: ils déserteroient la table des dieux; et le nectar, avec le temps, leur devient insipide. Ils n'hésitent pas de critiquer des choses qui sont parfaites; il y entre de la vanité et une mauvaise délicatesse: leur goût, si on les en croit, est encore au-delà de toute l'affectation qu'on auroit à les satisfaire, et d'une dépense toute royale que l'on feroit pour y réussir : il s'y mêle de la malignité, qui va jusques à vouloir affoiblir dans les autres la joie qu'ils auroient de les rendre contents. Ces mêmes gens, pour l'ordinaire si flatteurs et si complaisants, peuvent se démentir : quelquefcis on ne les reconnoît plus, et l'on voit l'homme jusques dans le courtisan.

L'affectation dans le geste, dans le parler et dans les manières, est souvent une suite de l'oisiveté ou de l'indifférence; et il semble qu'un grand attachement ou de sérieuses affaires jettent l'homme dans son naturel.

Les hommes n'ont point de caractère; ou s'ils en ont, c'est celui de n'en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, et où ils soient reconnoissables. Ils souffrent beaucoup à être toujours les mêmes, à persévérer dans la règle ou dans

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le désordre; et s'ils se délassent quelquefois d'une
vertu par une autre vertu, ils se dégoûtent plus
souvent d'un vice par un autre vice: ils ont des
passions contraires, et des foibles qui se contre-
'disent. Il leur coûte moins de joindre les extrémités,
que d'avoir une conduite dont une partie naisse
de l'autre ennemis de la modération, ils outrent
toutes, choses, les bonnes et les mauvaises, dont ne
pouvant ensuite supporter l'excès, ils l'adoucissent
par
le changement. Adraste étoit si corrompu et si
libertin, qu'il lui a été moins difficile de suivre la
mode et se faire dévot: il lui eût coûté davantage
d'être homme de bien.

D'où vient que les mêmes hommes qui ont un
flegme tout prêt pour recevoir indifféremment les
plus grands désastres, s'échappent, et ont une bile
intarissable sur les plus petits inconvénients? Ce
n'est pas sagesse en eux qu'une telle conduite, car la
vertu est égale et ne se dément point: c'est donc un
vice; et quel autre que la vanité, qui ne se réveille
et ne se recherche que
dans les événements où il y
a de quoi faire parler le monde, et beaucoup à gagner
pour elle, mais qui se néglige sur tout le reste?

tout

L'on se repent rarement de parler peu, très-souvent de trop parler : maxime usée et triviale que le monde sait, et que tout le monde ne pratique pas.

C'est se venger contre soi-même, et donner un trop grand avantage à ses ennemis, que de leur imputer des choses qui ne sont pas vraies, et de mentir pour les décrier.

Si l'homme savoit rougir de soi, quels crimes non-seulement cachés, mais publics et connus, ne s'épargneroit-il pas?

Si certains hommes ne vont pas dans le bien jusques où ils pourroient aller, c'est par le vice de leur première instruction.

Il y a dans quelques hommes une certaine mé diocrité d'esprit qui contribue à les rendre sages.

Il faut aux enfants les verges et la férule: il faut aux hommes faits une couronne, un sceptre, un mortier, des fourrures, des faisceaux, des timbales, des hoquetons. La raison et la justice dénuées de tous leurs ornements ni ne persuadent ni n'intimident. L'homme qui est esprit se mène par les yeux et les oreilles.

Timon' ou le misanthrope peut avoir l'ame aus. tère et farouche, mais extérieurement il est civil et cérémonieux : il ne s'échappe pas, il ne s'apprivoise pas avec les hommes; au contraire, il les traite honnêtement et sérieusement; il emploie à leur égard tout ce qui peut éloigner leur familiarité, il ne veut pas les mieux connoître ni s'en faire des amis, semblable en ce sens à une femme qui est en visite chez une autre femme.

La raison tient de la vérité, elle est une : l'on n'y arrive que par un chemin, et l'on s'en écarte par mille. L'étude de la sagesse a moins d'étendue que celle que l'on feroit des sots et des impertinents. Celui qui n'a vu que des hommes polis et raisonRables, ou ne connoît pas l'homme, ou ne le connoit

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