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qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n'épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leur principale et leur plus sérieuse occupation. Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes des lumières qui les persuadent, négligent d'en chercher ailleurs, et d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très solide; je les considère d'une manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit; elle m'étonne et m'épouvante; c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d'une dévotion spirituelle. Je prétends, au contraire, que l'amour-propre, que l'intérêt humain, que la plus simple lumière de la raison doit nous donner ces sentiments. Il ne faut voir pour cela que ce que voient les personnes les moins éclairées.

Il ne faut pas avoir l'ame fort élevée pour comprendre qu'il n'y a point ici de satisfaction véritable et solide; que tous nos plaisirs ne sont que vanité ; que nos maux sont infinis; et qu'enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit nous mettre dans peu d'années, et peutêtre en peu de jours, dans un état éternel de bonheur, ou de malheur, ou d'anéantissement. Entre nous et le ciel, l'enfer ou le néant, il n'y a donc que la vie, qui est la chose du monde la plus fragile; et le ciel n'étant pas certainement pour ceux qui doutent si leur ame est immortelle, ils n'ont à attendre que l'enfer, ou le néant.

Il n'y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves, voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde.

C'est en vain qu'ils détournent leur pensée de cette éternité qui les attend, comme s'ils pouvoient l'anéantir en n'y pensant point. Elle subsiste malgré eux, elle s'avance; et la mort, qui doit l'ouvrir, les mettra infailliblement, dans peu de temps, dans l'horrible nécessité d'être eternellement ou anéantis, ou malheureux.

Voilà un doute d'une terrible conséquence; et c'est déja assurément un très grand mal que d'être dans ce doute; mais c'est au moins un devoir indispensable de chercher quand on y est. Ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble, et bien injuste, et bien malheureux. Que s'il est avec cela tranquille et satisfait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu'il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n'ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature.

Où peut-on prendre ces sentiments? Quel sujet de joie trouve-t-on à n'attendre plus que des misères sans ressource? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables? Quelle consolation de n'attendre jamais de consolateur?

Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l'extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en leur représentant ce qui se passe en eux-mêmes pour les confondre par la vue de leur folie car voici comment raisonnent les hommes, quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu'ils sont, et sans en rechercher d'éclaircissement.

Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon ame : et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, et qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, ne se connoît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans savoir pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m'engloutissent comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connois, c'est que je dois bientôt mourir; mais ce que j'ignore le plus, c'est cette mort même que je ne saurois éviter.

Comme je ne sais d'où je viens, aussi ne sais

je où je vais ; et je sais seulement qu'en sortant | plus terribles, dans un cœur si sensible aux

de ce monde je tombe pour jamais, ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage.

Voilà mon état, plein de misère, de foiblesse, d'obscurité. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à ce qui doit m'arriver; et que je n'ai qu'à suivre mes inclinations, sans réflexion et sans inquiétude, en faisant tout ce qu'il faut pour tomber dans le malheur éternel, au cas que ce qu'on en dit soit véritable. Peut-être que je pourrois trouver quelque éclaircissement dans mes doutes; mais je n'en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher : et en traitant avec mépris ceux qui se travailleroient de ce soin, je veux aller sans prévoyance, et sans crainte, tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l'incertitude de l'éternité de ma condition future.

En vérité, il est glorieux à la religion d'avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu'elle sert au contraire à l'établissement des principales vérités qu'elle nous enseigne. Car la foi chrétienne ne va principalement qu'à établir ces deux choses, la corruption de la nature et la rédemption de Jésus-Christ. Or, s'ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés.

Rien n'est si important à l'homme que son état; rien ne lui est si redoutable que l'éternité. Et ainsi, qu'il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être, et au péril d'une éternité de misère, cela n'est point naturel. Ils sont tout autres à l'égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu'aux plus petites, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe les jours et les nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d'une charge, ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, est celui-là même qui sait qu'il va tout perdre par la mort, et qui demeure néanmoins sans inquiétude, sans trouble et sans émotion, Cette étrange insensibilité pour les choses les

plus légères, est une chose monstrueuse ; c'est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement continuel.

Un homme dans un cachot, ne sachant si son arrêt est donné, n'ayant plus qu'une heure pour l'apprendre, et cette heure suffisant, s'il sait qu'il est donné, pour le faire révoquer, il est contre la nature qu'il emploie cette heurelà non à s'informer si cet arrêt est donné, mais à jouer et à se divertir. C'est l'état où se trouvent ces personnes, avec cette différence, que les maux dont ils sont menacés sont bien autres que la simple perte de la vie, et un supplice passager que ce prisonnier appréhenderoit. Cependant ils courent sans souci dans le précipice, après avoir mis quelque chose devant leurs yeux pour s'empêcher de le voir, et ils se moquent de ceux qui les en avertissent.

Aussi, non seulement le zèle de ceux qui cherchent Dieu prouve la véritable religion, mais aussi l'aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas, et qui vivent dans cette horrible négligence. Il faut qu'il y ait un étrange renversement dans la nature de l'homme pour vivre dans cet état, et encore plus pour en faire vanité. Car quand ils auroient une certitude entière qu'ils n'auroient rien à craindre après la mort que de tomber dans le néant, ne seroit-ce pas un sujet de désespoir plutôt que de vanité? N'est-ce donc pas une folie inconcevable, n'en étant pas assurés, de faire gloire d'être dans ce doute?

Et néanmoins il est certain que l'homme est sidénaturé, qu'il y a dans son cœur une semence de joie en cela. Ce repos brutal entre la crainte de l'enfer et du néant semble si beau, que non seulement ceux qui sont véritablement dans ce doute malheureux s'en glorifient, mais que ceux mêmes qui n'y sont pas croient qu'il leur est glorieux de feindre d'y être. Car l'expérience nous fait voir que la plupart de ceux qui s'en mêlent sont de ce dernier genre, que ce sont des gens qui se contrefont, et qui ne sont pas tels qu'ils veulent paroître. Ce sont des personnes qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l'emporté. C'est ce qu'ils appellent avoir secoué le joug; et la plupart ne le font que pour imiter les autres.

Mais, s'ils ont encore tant soit peu de sens

commun, il n'est pas difficile de leur faire en- | pas honteuse. Il n'y a de honte qu'à ne point en

tendre combien ils s'abusent en cherchant par-là de l'estime. Ce n'est pas le moyen d'en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement des choses, et qui savent que la seule voie d'y réussir, c'est de paroître honnête, fidèle, judicieux, et capable de servir utilement ses amis; parceque les hommes n'aiment naturellement que ce qui peut leur être utile. Or, quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme qu'il a secoué le joug; qu'il ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions; qu'il se considère comme seul maître de sa conduite; qu'il ne pense à en rendre compte qu'à soi-même? Pense-t-il nous avoir portés par-là à avoir désormais bien de la confiance en lui, et à en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie? Pense-t-il nous avoir bien réjouis de nous dire qu'il doute si notre ame est autre chose qu'un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et content? Est-ce donc une chose à dire gaiement? et n'est-ce pas une chose à dire au contraire tristement, comme la chose du monde la plus triste?

S'ils y pensoient sérieusement, ils verroient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l'honnêteté, et si éloigné en toute manière de ce bon air qu'ils cherchent, que rien n'est plus capable de leur attirer le mépris et l'aversion des hommes, et de les faire passer pour des personnes sans esprit et sans jugement. Et en effet, si on leur fait rendre compte de leurs sentiments et des raisons qu'ils ont de douter de la religion, ils diront des choses si foibles et si basses, qu'ils persuaderont plutôt du contraire. C'étoit ce que leur disoit un jour fort à propos une personne : Si vous continuez à discourir de la sorte, leur disoit-il, en vérité, vous me convertirez. Et il avoit raison; car qui n'auroit horreur de se voir dans des sentiments où l'on a pour compagnons des personnes si méprisa

bles?

Ainsi, ceux qui ne font que feindre ces sentiments sont bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S'ils sont fâchés dans le fond de leur cœur de ne pas avoir plus de lumière, qu'ils ne le dissimulent point. Cette déclaration ne sera

avoir. Rien ne découvre davantage une étrange foiblesse d'esprit, que de ne pas connoître quel est le malheur d'un homme sans Dieu; rien ne marque davantage une extrême bassesse de cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles; rien n'est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. Qu'ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement capables; qu'ils soient au moins honnêtes gens, s'ils ne peuvent encore être chrétiens; et qu'ils reconnoissent enfin qu'il n'y a que deux sortes de personnes qu'on puisse appeler raisonnables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur, parcequ'ils le connoissent; ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur, parcequ'ils ne le connoissent pas encore.

C'est donc pour les personnes qui cherchent Dieu sincèrement, et qui, reconnoissant leur misère, desirent véritablement d'en sortir, qu'il est juste de travailler, afin de leur aider à trouver la lumière qu'ils n'ont pas.

Mais pour ceux qui vivent sans le connoître et sans le chercher, ils se jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin des autres; et il faut avoir toute la charité de la religion qu'ils méprisent pour ne pas les mépriser jusqu'à les abandonner dans leur folie. Mais parceque cette religion nous oblige de les regarder toujours, tant qu'ils seront en cette vie, comme capables de la grace, qui peut les éclairer ; et de croire qu'ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes; et que nous pouvons au contraire tomber dans l'aveuglement où ils sont : il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu'on fît pour nous si nous étions à leur place, et les appeler à avoir pitié d'eux-mêmes, et à faire au moins quelques pas pour tenter s'ils ne trouveront point de lumière. Qu'ils donnent à la lecture de cet ouvrage quelques unes de ces heures qu'ils emploient si inutilement ailleurs; peut-être y rencontreront-ils quelque chose, ou du moins ils n'y perdront pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apporteront une sincérité parfaite et un véritable desir de connoître la vérité, j'espère qu'ils y auront satisfaction et qu'ils seront convaincus des preuves d'une religion si divine que l'on y a ramassées.

ARTICLE III.

Quand il seroit difficile de démontrer l'existence de Dieu par les lumières naturelles, le plus sûr est de la croire'.

I..

I. Parlons selon les lumières naturelles. S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n'ayant ni parties, ni bornes, il n'a nul rapport à nous nous sommes donc incapables de connoître ni ce qu'il est, ni s'il est. Cela étant ainsi, qui osera entreprendre de résoudre cette question? Ce n'est pas nous, qui n'avons aucun rapport à lui.

II.

P. Je n'entreprendrai pas ici de prouver, par des raisons naturelles, ou l'existence de Dieu, ou la Trinité, ou l'immortalité de l'ame, ni aucune des choses de cette nature, non seulement parceque je ne me sentirois pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis', mais encore parceque cette connoissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile. Quand un homme seroit persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immaté rielles, éternelles et dépendantes d'une première vérité en qui elles subsistent et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverois pas beaucoup avancé pour son salut.

III.

I. C'est une chose admirable, que jamais auteur canonique ne s'est servi de la nature pour

Cet article, dans toutes les éditions, excepté celle de 1787, a pour titre : Qu'il est difficile de démontrer l'existence de

Dieu par les lumières naturelles; mais que le plus sur est de la croire. Ce titre annonce une proposition affirmative qu'on ne peut supposer dans l'intention de l'auteur des Pensées. C'est ce que l'éditeur de 1787 a très bien senti. Il n'a vu, dans les premiers paragraphes de cet article, qu'une suite d'objections que Pascal met dans la bouche d'un incrédule pour y répondre victorieusement. J'ai, en conséquence, adopté la forme d'un dialogue régulier qui m'a paru évidemment le but de l'auteur, et qui justifie le titre que j'ai mis en tête de l'article. J'ai distingué, par les lettres I et P, l'Incrédule et Pascal. (Note de l'édit. de 1822.)

Ce n'est pas que Pascal n'aperçût dans la nature des preuves convaincantes de l'existence de Dieu, et qu'il n'en sentit toute la force. (Voyez part. 1, art. 4, § 14.) Il n'entend parler ici que de l'endurcissement des athées, qui seul est capable de résister a la force de ces preuves.

prouver Dieu tous tendent à le faire croire ; et jamais ils n'ont dit: Il n'y a point de vide; donc il y a un Dieu. Il falloit qu'ils fussent plus habiles que les plus habiles gens qui sont venus depuis, qui s'en sont tous servis.

P. Si c'est une marque de foiblesse de prouver Dieu par la nature, ne méprisez pas l'Écriture; si c'est une marque de force d'avoir connu ces contrariétés, estimez-en l'Écriture'.

IV.

I. L'unité jointe à l'infini ne l'augmente de rien, non plus qu'un pied à une mesure infinie. Le fini s'anéantit en présence de l'infini, et devient un pur néant. Ainsi notre esprit devant Dieu; ainsi notre justice devant la justice divine. Il n'y a pas si grande disproportion entre l'unité et l'infini qu'entre notre justice et celle de Dieu.

V.

P. Nous connoissons qu'il y a un infini, et nous ignorons sa nature. Ainsi, par exemple, nous savons qu'il est faux que les nombres soient finis: donc il est vrai qu'il y a un infini en nombre. Mais nous ne savons ce qu'il est. Il est faux qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair : car, en ajoutant l'unité, il ne change point de nature; cependant c'est un nombre, et tout nombre est pair ou impair : il est vrai que cela s'entend de tous nombres finis.

On peut donc bien connoître qu'il y a un Dieu sans savoir ce qu'il est: et vous ne devez pas conclure qu'il n'y a point de Dieu, de ce que nous ne connoissons pas parfaitement sa

nature.

Je ne me servirai pas, pour vous convaincre de son existence, de la foi par laquelle nous la connoissons certainement, ni de toutes les autres preuves que nous en avons, puisque vous ne voulez pas les recevoir. Je ne veux agir avec vous que par vos principes mêmes; et jë

C'est-à-dire, ne méprisez pas l'Écriture, où vous prétendez ne pas trouver ce genre de preuves; mais estimez l'Écriture, qui tend tout entière à faire croire l'existence de Dien, sans employer, selon vous, ces preuves, et qui semble ainsi se contrarier en voulant nous faire croire ce qu'elle vous paroit ne pas prouver. Elle parle à un peuple qui reconnoît l'existence de Dieu, et elle sait tirer de la nature même les preuves de ce dogme quand l'occasion s'en présente. (Note de l'édit. de 1787.)

prétends vous faire voir, par la manière dont | gain et de perte, quand vous n'auriez que deux

vous raisonnez tous les jours sur les choses de la moindre conséquence, de quelle sorte vous devez raisonner en celle-ci, et quel parti vous devez prendre dans la décision de cette importante question de l'existence de Dieu. Vous dites donc que nous sommes incapables de connoître s'il y a un Dieu1. Cependant il est certain que Dieu est, ou qu'il n'est pas; il n'y a point de milieu. Mais de quel côté pencheronsnous? La raison, dites-vous, ne peut rien y déterminer, Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagnerez-vous? Par raison, vous ne pouvez assurer ni l'un ni l'autre; par raison, vous ne pouvez nier aucun des deux.

Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont fait un choix; car vous ne savez pas s'ils ont tort, et s'ils ont mal choisi.

I. Je les blâmerai d'avoir fait, non ce choix, mais un choix ; et celui qui prend croix, et celui qui prend pile, ont tous deux tort: le juste est de ne point parier.

P. Oui, mais il faut parier: cela n'est pas volontaire ; vous êtes embarqué, et ne point parier que Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas, Lequel choisirez-vous donc? Voyons ce qui vous intéresse le moins : vous avez deux choses à perdre, le vrai et le bien; et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre connoissance et votre béatitude: et votre nature a deux choses à fuir, l'erreur et la misère, Pariez donc qu'il est, sans hésiter; votre raison n'est pas plus blessée en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé; mais votre béatitude? Pesons le gain et la perte : en prenant le parti de croire, si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Croyez donc, si vous le pouvez.

vies à gagner pour une, vous pourriez encore gager. Et s'il y en avoit dix à gagner, vous seriez imprudent de ne pas hasarder votre vie pour en gagner dix à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a ici une infinité de vies infiniment heureuses à gagner, avec pareil hasard de perte et de gain; et ce que vous jouez est si peu de chose et de si peu de durée, qu'il y a de la folie à le ménager en cette occasion.

Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si on gagnera, et qu'il est certain qu'on hasarde; et que l'infinie distance qui est entre la certitude de ce qu'on expose et l'incertitude de ce que l'on gagnera égale le bien fini, qu'on expose certainement, à l'infini qui est incertain. Cela n'est pas ainsi : tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude, et néanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison. Il n'y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce qu'on expose et l'incertitude du gain; cela est faux. Il y a à la vérité infinité entre la certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais l'incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu'on hasarde, selon la proportion des hasards de gain et de perte; et de là vient que, s'il y a autant de hasards d'un côté que de l'autre, la partie est à jouer égal contre égal; et alors la certitude de ce qu'on expose est égale à l'incertitude du gain, tant s'en faut qu'elle en soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie, quand il n'y a que le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l'infini à gagner. Cela est démonstratif; et si les hommes sont capables de quelques vérités, ils doivent l'être de celle-là.

I. Je le confesse, je l'avoue. Mais encore n'y

I. Cela est admirable: oui, il faut croire; auroit-il point de moyen de voir le dessous du mais je hasarde peut-être trop.

P. Voyons: puisqu'il y a pareil hasard de

Cette phrase, qui est bien certainement dans le manuscrit de Pascal, manque dans quelques éditions modernes on voit qu'elle sert à ramener l'interlocuteur au point de la question principale, et qu'il ne rappelle ici la proposition de son adversaire que pour y appliquer de suite la manière même de raisonner de l'Incrédule.

jeu?

P. Oui, par le moyen de l'Écriture, et par toutes les autres preuves de la religion qui sont infinies.

I. Ceux qui espèrent leur salut, direz-vous, sont heureux en cela; mais ils ont pour contrepoids la crainte de l'enfer.

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