Page images
PDF
EPUB

lever en masse contre l'Autriche; cette occasion, ce jour, celte heure, ce cri, devaient venir de l'Autriche elle-même.

XI.

A Venise, le 16 au matin, des rumeurs sourdes commencèrent à circuler. A l'exemple de Paris, Vienne se serait soulevée le 13, aurait expulsé les troupes de la ville, contraint le prince de Metternich à fuir, l'empereur à changer son ministère et à préparer des institutions constitutionnelles. Ce furent d'abord à Venise des doutes. étranges, des aspirations sans espérance, des commentaires sans croyance, puis des joies contenues timidement savourées, enfin des convictions acquises! L'agitation dans la ville croissait avec les alarmes de l'autorité. Les Vénitiens sentaient augmenter leur force, les chefs autrichiens sentaient faiblir leur puissance. La retraite des troupes de la capitale de l'empire, dont ils avaient la triste nouvelle, faisait vaciller l'épée dans leurs mains. La liberté proclamée à Vienne leur arrachait le pouvoir absolu et l'arbitraire. Seulement, comme ils pensaient être en pays conquis, tout en ménageant le peuple subjugué, ils espéraient bien le tenir encore par la diplomatie, par la ruse, par la négociation, par la menace, et au besoin par le fer et le feu.

les

Une démonstration en l'honneur de Tommaseo et de Manin, toujours détenus en prison, avait été résolue dès le matin par la population, qui n'avait cessé de leur donner les témoignages d'une vive sympathie. A la nouvelle des concessions de l'empereur dans la journée du 14, des masses se précipitèrent, les unes vers la prison, autres vers le palais du gouverneur, qui se vit contraint, pour apaiser l'orage, de signer l'ordre de mise en liberté. Délivrés aussitôt, Tommaseo et Manin sont presque étouffés par la foule qui les entoure. Portés en triomphe sur la place Saint-Marc, devant le palais du gouverneur, ils y reçoivent une ovation au milieu des cris enthousiastes. Manin exprime les sentiments chaleureux de l'amour du pays et de la dignité nationale, évoque les souvenirs des grandeurs passées, et termine par ces mots vivement applaudis : « Il n'y » a pas de liberté véritable sans ordre et sans le respect absolu des

» lois, quoiqu'il y ait des moments graves, dans lesquels l'insur>> rection est non-seulement un droit, mais un devoir. » Il résumait ainsi les pensées de liberté, d'ordre et d'affranchissement de la patrie.

Le 17, trois drapeaux tricolores sont arborés au haut des trois måts de la place Saint-Marc. La troupe s'avance rangée en bataille, abat les drapeaux et poursuit le peuple, qui résiste. Deux hommes tombent blessés. Un capitaine de la marine marchande est étouffé dans la lutte. Le peuple se retranche dans le dédale infini, étroit, impénétrable des rues et des canaux de la ville. Le lendemain 18, la lutte recommence sur la place Saint-Marc. Cinq nouvelles victimes succombent Manin, pressé de prendre la direction et de donner le signal du combat, s'y refuse, voulant attendre une heure plus favorable, et mieux connaître et préparer les moyens dont il peut disposer.

XII.

C'est une terrible responsabilité pour les chefs que le peuple se donne que de proférer le cri: Aux armes! Dans une situation aussi critique, trop tôt, c'est le sang versé et la défaite peut-être qui retombent sur leur tète; trop tard, c'est l'accusation de lâcheté et d'incapacité qui les déshonore. La destinée de la nation pèse dans leurs mains d'un poids bien lourd. Il leur faut le coup d'œil, la prudence et la présence d'esprit de l'homme d'État, le courage du soldat, le dévouement absolu du vrai citoyen. Ils doivent savoir tout à la fois modérer les impatients, presser les timides. Les auteurs de coups d'État qui possèdent le trésor, la police, l'armée, le gouvernement, ont pu mùrir leurs plans, préparer leurs hommes, leurs proclamations, leurs ressources. Aux simples citoyens qui n'ont que l'influence du nom, de la popularité, de l'audace, il est besoin d'une supériorité d'âme, de volonté, d'énergie. Tout est en eux initiative, improvisation. Ils doivent spontanément trouver et créer leurs moyens d'action, au milieu de l'action même, dans la foule sans discipline. Ils n'ont pour eux que le droit qui les soutient, la foi qui les inspire, et le peuple!... Mais ce peuple,

pour le salut duquel ils combattent et meurent, souvent les méconnaît, les abandonne et les insulte.

XIII.

Manin et ses amis songèrent d'abord à constituer la garde civique. C'était à la fois fonder l'ordre et se procurer des armes. Après maintes démarches et maintes résistances, elle fut instituée. Le 18, premier jour, 4000 citoyens furent organisés ; les 19 et 20, le nombre en augmentait. La municipalité, sous la présidence du podestat, le comte Correr, avait appelé, pour participer à ses travaux et s'éclairer de leurs conseils, d'honorables citoyens: MM. Avesani, Mengaldo, nommé commandant de la garde civique, Léon Pincherle, Castelli, etc., qui soutenaient avec énergie son pouvoir intermédiaire. Le comte Palffy, gouverneur, avisé de la chute du prince de Metternich, du soulèvement de toutes les provinces de l'empire, des concessions arrachées à l'empereur, inquiet du silence du gouvernement de Milan, dont on interceptait les courriers, considérant ce silence comme le présage certain d'une insurrection générale de la Lombardie, temporisait, pliait de transaction en transaction, et cependant préparait en secret, avec le général Zicchi, tous les moyens de foudroyer la ville.

Dans la nuit du 21, Manin eut une conférence avec Tommaseo, Avesani, Pincherle, Benvenuti et quelques autres. Suivant lui, l'heure était sonnée d'expulser les Autrichiens. Les troupes étaient démoralisées, les chefs hésitants, le peuple frémissant, la garde civique armée et maîtresse des postes importants. Après avoir contenu le mouvement, il fallait l'entraîner.

XIV.

Le 22, Manin cède à l'inspiration qui le pousse. Il prend l'initiative et la direction de la révolution qu'il couve depuis si longtemps, et qu'il veut enfin accomplir. A ses yeux, l'arsenal est la clef de la position. Maître de l'arsenal, on est maître de Venise; il y court. Seul d'abord, résolu, inébranlable dans ses desseins, il recrute quelques amis intrépides qui le suivent, et il s'élance

avec la volonté qui s'impose, l'énergie qui domine, la foi qui triomphe, et le génie supérieur de tout homme qui, pour réussir, a fait le sacrifice de sa vie. Les ouvriers de l'arsenal, dès le matin en pleine révolte, avaient massacré le commandant Marinovich, officier d'une sévérité excessive, qu'ils accusaient d'avoir préparé les moyens de bombarder la ville. Le lieutenant général Martini, commandant supérieur de la marine, avait autorisé l'intervention de la garde civique pour maîtriser l'agitation. Manin arrive, s'empare de la situation; il commande, on obéit. Il a pressenti la défaite morale de Martini, qui n'a pu empêcher le meurtre d'un officier. Il le subjugue par son audace et son sang-froid, saisit les clefs, nomme un nouveau commandant, se fait remettre les armes, organise les ouvriers, constitue prisonnier le lieutenant général Martini, et laisse l'arsenal aux mains de la garde civique.

Alors il sort en criant: Vive l'Italie! vive la liberté! vive Venise! vive la République! vive saint Marc! La foule qui l'entoure répond avec enthousiasme aux acclamations du tribun cher au peuple. Il laisse quelques moments ces acclamations pénétrer dans le cœur de ce peuple qui renaît à la vie. Puis il se dirige vers la place Saint-Marc, où déjà l'écho les répétait mille et mille fois. Cette place devient le théâtre d'une scène émouvante. Manin annonce la prise de l'arsenal; et dans un discours inspiré, fréquemment interrompu par les vivat et les applaudissements d'une population enivrée, il proclame la République. Le cri de Vive saint Marc! a réveillé tous les anciens souvenirs de gloire et de puissance. Venise a senti le vieux lion tressaillir sur sa base.

XV.

Dans le même temps, mus par un patriotisme profond, Avesani, le comte Correr, Mengaldo, Luigi Michiel, Dataïco Medin, Leone Pencherle et de Fabris, après délibération, s'étaient rendus en députation au nom de la municipalité, vers trois heures et demie, auprès du comte Palffy, entouré de son conseil. Une conférence solennelle allait décider du sort de la cité. Le podestat, après avoir exposé la gravité des circonstances, demande quelles

sont les mesures prises pour empêcher l'effusion du sang, puis il cède la parole à Avesani, qui doit exprimer les vœux de la ville. Avesani réclame nettement la cession du pouvoir. Le comte aussitôt déclare transmettre l'autorité au gouverneur militaire le maréchal Zicchi, qui s'emporte et menace. Avesani menace à son tour. D'âcres paroles sont échangées. « Il y va de nos têtes! » s'écrie le maréchal. « Et des nôtres aussi, réplique Avesani. A un refus obstiné, les négociateurs opposent une insistance plus tenace. Avesani comprend que la position est gagnée si l'on saisit l'occasion, perdue si l'on hésite. Chaque heure, chaque minute peut amener un massacre. Le maréchal sait qu'à Vienne les troupes sont sorties de la ville, d'après les ordres de l'empereur lui-même. Cet exemple le trouble. De la salle où l'on délibère il entend les cris triomphants du peuple qui lui annoncent la prise de l'arsenal. Après avoir défendu le terrain pied à pied, il faiblit. Avesani offre une capitulation : les troupes italiennes resteront à Venise; les troupes allemandes s'éloigneront; un bateau à vapeur sera mis à leur disposition et les conduira à Trieste. Ces conditions, ainsi que d'autres, repoussées d'abord, débattues ensuite, sont enfin acceptées et signées. Il est six heures du soir. Venise est libre!

Les délégués de la municipalité prennent momentanément le pouvoir et annoncent la capitulation par cette proclamation :

« Vive Venise! vive l'Italie!

>> La victoire est à nous, et le sang n'a pas coulé. Le gouvernement autrichien civil et militaire n'est plus! Vos concitoyens » les soussignés ont stipulé une convention formelle. Un gouver>> nement provisoire sera institué, et jusque-là, vu la nécessité des >> circonstances, les soussignés contractants ont dû, momentané>>ment, en assumer sur eux la responsabilité. Le traité aujourd'hui » même est publié dans un supplément de notre gazette. Vive "Venise! vive l'Italie!

"

CORRER, MICHIEL, MEDIN, FABRIS, AVESANI,
» MENGALDO, PINCHERLE. "

« PreviousContinue »