5 IO 15 20 CHAPITRE TROIS BOILEAU 1636-1711 1. L'art poétique (en quatre chants, 1669-1674) CHANT I C'est en vain qu'au Parnasse, un téméraire auteur O vous donc, qui brûlant d'une ardeur périlleuse, N'allez pas sur des vers sans fruit vous consumer, ... Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant, ou sublime, Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime: L'un l'autre vainement ils semblent se haïr, La rime est une esclave, et ne doit qu'obéir. Lorsqu'à la bien chercher d'abord on s'évertue, L'esprit à la trouver aisément s'habitue; Au joug de la raison sans peine elle fléchit; Et, loin de la gêner, la sert et l'enrichit. Mais, lorsqu'on la néglige, elle devient rebelle; Et pour la rattraper le sens court après elle. Aimez donc la raison. Que toujours, vos écrits Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix. La plupart, emportés d'une fougue insensée, Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée: Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux, S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux. Évitons ces excès. Laissons à l'Italie De tous ces faux brillants l'éclatante folie.1 Tout doit tendre au bon sens: mais, pour y parvenir, 1 Attaque contre l'affectation d'italianisme à la mode depuis le XVIe siècle et favorisée par l'arrivée des Médicis en France, dans la littérature et dans les salons. Mme de Rambouillet était née à Rome. 5 IO 15 20 25 ΙΟ 15 Il compte des plafonds les ronds et les ovales; Et ne vous chargez point d'un détail inutile: Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire. Souvent, la peur d'un mal nous conduit dans un pire: Un vers était trop faible, et vous le rendez dur; J'évite d'être long, et je deviens obscur; L'un n'est point trop fardé, mais sa Muse est trop nue; L'autre a peur de ramper, il se perd dans la nue. Voulez-vous du public mériter les amours? Sans cesse en écrivant variez vos discours: Un style trop égal et toujours uniforme En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme. On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer, 20 Qui, toujours, sur un ton, semblent psalmodier. 25 Heureux, qui dans ses vers, sait d'une voix légère 1 Il s'agit du Palais magique dont la longue description remplit une partie du Chant III de l'Alaric de Scudéry. 2 Il avait une boutique de libraire en face du Palais de Justice. (1610-1660), l'auteur du Virgile travesti (1648). On ne vit plus en vers que pointes triviales; La licence à rimer alors n'eut plus de frein, N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire. Que toujours, dans vos vers, le sens, coupant les mots, 1 Bouffon populaire, qui s'exhibait en public, sur le Pont Neuf, et qui avait acquis une certaine notoriété au commencement du XVIIe siècle. 2 Clément Marot (1495-1544), poète spirituel et mondain de la cour de Marguerite de Valois. 3 François Villon (1431–1470?), le premier grand poète de France, auteur du Grand et du Petit Testament. * Le mot «roman» avait encore à cette époque le sens d'histoire romanesque et chevaleresque qui était écrite en vers. 5 ΙΟ 15 20 25 5 ΙΟ 15 20 25 Et montra pour rimer des chemins tout nouveaux. Rendit plus retenus Desportes et Bertaut.2 Enfin Malherbe3 vint, et, le premier en France, Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre, 1 Boileau connaissait fort mal cette poésie du XVIe siècle; il attribue beaucoup trop à Marot, et la postérité a désavoué le jugement sévère qui va suivre sur Ronsard (1524-1585). Ronsard était le principal poète de la Pléiade, brillant groupe d'écrivains de la Renaissance, et que Malherbe avait discrédité. 2 Desportes (1546-1606) et Bertaut (1570-1611), deux des meilleurs poètes de transition du XVIe au XVIIe siècle. C'est ici le passage connu auquel nous avons renvoyé, p. 5. |