Page images
PDF
EPUB

ruse s'emploie à esquiver les surveillances même minutieuses. Auparavant qu'il ait vu le jour, le gosse prédestiné à la douleur constitue pour sa famille une source de bénéfices. Nul n'ignore que nos départements septentrionaux, de même que la Belgique, se livrèrent, durant longtemps, à un trafic lamentable de la chair vagissante. On assura l'embryon contre la morti-natalité. On assura le baby contre la période dangereuse de trois à six ans. Les nourrices elles-mêmes eurent la faculté, concédée par certaines compagnies sans scrupules, d'assurer pour leur propre profit le fragile dépôt confié à leurs soins. Ces spéculations ignominieuses amenèrent des résultats faciles à prévoir. Les enfants partirent en multitude pour les nécropoles où s'alignent leurs tombes bleues et blanches. La viande humaine se vendit pour quelques louis. Et l'on eut la ressource de reconfectionner aisément ce que l'on avait aisément détruit.

Bienheureusement une loi s'interposa entre les mères aux dures entrailles et les financiers interlopes (1). Désormais, cet agiotage éhonté ne pourra plus que rarement se produire. Mais l'enfance soutient, de toutes parts, l'assaut des rapacités. Il semble qu'elle soit l'holocauste de la misère. Des mégères embusquées aux carrefours parisiens louent par centaines leurs nourrissons aux filles-mères provinciales qui quémandent une pitance aux bureaux de placement. Les pauvres êtres dépenaillés vont, cahotés sur des bras sans douceur, moitié nus et faméliques, assister aux féeries nocturnes des théâtres, des cafés et des restaurants à la mode. Leurs cris attirent la bienfaisance. Ils gagnent à la fois le pain de leur mère lointaine et celui de la loqueteuse qui exhibe leurs pitoyables anatomies.

(1) Journal officiel du 12 décembre 1904, Loi du 8 décembre 1904 interdisant en France l'assurance en cas de décès des enfants de moins de 12 ans. M. le professeur Pierre Budin enquêta, pour la France, dans les départements du Nord. M. le docteur Dupureux, en Belgique, étudia 141 cas d'enfants assurés en bas âge. Sur ces 141 enfants, 121 moururent avant i an, répartis de cette sorte: 17 mortsnés; 43 avant 3 mois; 61 avant 12 mois. Vingt décédèrent de 1 à 4 ans ; 10 de 1 à 2 ans : 3 de 3 à 4 ans. Donc sur 141 enfants aucun ne dépassa l'âge de 4 ans. Après des hécatombes semblables, on admire la vaillante intervention de M. Brieux dont la pièce et le roman: Les Remplaçantes, plaident la cause des nourrissons. Il faut lire ces deux belles œuvres, le roman surtout qui restitue la documentation dont la pièce devait être allégée. Peut-être M. Mirman, directeur de l'hygiène et de l'assistance publiques, s'inspirait-il de ces œuvres quand, tout dernièrement, il adressait aux conseils généraux une circulaire relative à la création d'une consultation gratuite des nourrissons. V. Le Journal du 8 juillet 1907, La Culture des nourrissons, par le Dr Toulouse.

S'ils échappent par hasard aux diverses maladies que provoquent ces promenades saugrenues, plus tard d'autres calamités les attendent. Sachant que le marmot ébouriffé et geignant attendrit le cœur malléable du passant, l'exploitation prend toutes les formes. Les chiffonniers de ces cités où s'attarde le souvenir de la cour des miracles possèdent cette malchance d'être les plus prolifiques personnages du monde. Leurs timulées de gamins fourmillent, ainsi qu'une vermine, au travers des ruelles. Nul ne s'en occupe si ce n'est aux heures de la pâtée. Ils organisent, sans contrôle, leurs agréables pataurements. Ils ne craignent pas, vivant dans la crasse continue, qu'on accuse leurs mauvais instincts. Ils ont l'injure aux lèvres et dans leurs yeux planent les visions malsaines de la promiscuité.

Or des entrepreneurs guettent cette marmaille et la vouent à la mendicité. Ils l'entraînent, à peine clopinante, et moyennant un salaire versé à la famille, par les rues et les routes. Elle suit la lamentation de l'orgue de barbarie. C'est elle qui, d'un mouvement automatique, sollicite la générosité publique. C'est elle qui danse en oripeaux aux couleurs violentes. C'est elle qui pirouette devant les terrasses de café. Alors que, dans sa cervelle puérile, se forment les concepts primordiaux, on lui glorifie le geste de tendre la main à l'aumône.

Trop souvent la famille elle-même utilise ses rejetons à nourrir son oisiveté. Des femmes fécondes et minables, accompagnées d'un cortège de mioches souffreteux, murmurent la litanie de leur détresse et les poches s'ouvrent à cause de tant de guenilles étalées.

Contre la mendicité, le vagabondage, l'abandon de l'enfance, une législation touffue vitupère et protège. En outre, une institution s'érige, au sein de la société, dont la mission consiste précisément à accueillir et à préserver du vice la foule lilliputienne qui encombre les quartiers extrêmes de la cité. Nous voulons parler de l'école. L'école étend partout ses ramifications. Elle est le plus souvent spacieuse, aérée et surabondante d'énergie philanthropique. Dès qu'il marche et balbutie, l'enfant peut y trainer ses grègues. On l'y garde douze heures consécutives. On l'y nourrit gratuitement si son dénument est constaté. Elle est excellemment conservatrice de l'espèce. Les maîtresses qui la régentent se tuent à inventer des méth o

des pédagogiques. On ne saurait imaginer quels trésors d'ingéniosité les titulaires de la maternelle dépensent à distraire, par la simplicité et la variété des jeux, la classe ingénue qui trépide sous son aile ; quelle patience louable elle exerce à meubler de quelques notions les cerveaux immuablement dirigés vers le mal.

[ocr errors]

Or, l'école, malgré les obligations prescrites aux parents, malgré les menaces de sévices-amende même voit chaque année lui échapper un nombre considérable d'enfants. Ce système de moralisation échoue auprès des familles ellesmêmes amorales. Et cela est d'autant plus déplorable qu'il faut chercher dans le vagabondage des mineurs les raisons de l'extraordinaire criminalité moderne. Des statistiques officielles démontrent que quantité d'enfants, évadés du foyer, habitent librement en garni. Ils sont la proie des déséquilibrés qu'affolent leurs inversions sexuelles. Ils apprennent, par une lente initiation, le métier du surin et de la pince-monseigneur. Et les filles s'agrègent au troupeau sordide qui cherche pâture au crépuscule.

Nous n'étudierons pas ici les problèmes, à peu près élucidés d'ailleurs, de l'enfance criminelle (1). Nous envisagerons seulement les tribulations de l'enfance brutalisée et les plaidoyers que le roman moderne prononça en sa faveur. Maintes fois, traversant une de ces fêtes tonitruantes que baladins et autres histrions installent aux carrefours, nous nous arrêtâmes devant quelques baraques modestes, ouvertes à tous venants. Des marionnettes ridiculement costumées y exposaient leurs têtes difformes et superposées. Un spectateur s'approchait, causait un instant avec la tenancière du lugubre musée. En échange de sa monnaie, il recevait quelques balles. Dès lors,

(1) Les Etats-Unis nous ont fourni un mode nouveau de régénération de l'enfance coupable par la « liberté surveillée ». M. Julhiet en fut l'importateur en France. M. Rollet découvrit un moyen légal de l'y appliquer. Pour atteindre au résultat de rédemption souhaitée, les Américains décidèrent: 1o de spécialiser un tribunal aux causes enfantines et de lui attribuer des méthodes judiciaires particulières; 2o de supprimer les maisons de correction; 3o de mettre en liberté surveillée tout enfant amendable dont les parents furent reconnus capables d'aider à son amendement. Rendu à la famille, l'enfant vit sous la tutelle d'un délégué qui éloigne de lui toute tentation funeste. Une première application de ce système en France en a démontré l'excellence. Sur 98 enfants mis en surveillance, 54 s'améliorèrent; 14 demeurèrent douteux; 1 s'engagea au régiment; 7 furent arrêtés pour de nouveaux délits; 5 échappèrent à la surveillance. V. la revue L'Enfant, avril 1907; le Journal du 31 mars 1907, qui contient un éloquent article de M. Lucien Descaves.

Fmu par on ne sait quelle férocité, cet être pacifique s'ingéniait i massacrer les grotesques faciès. Un groupe, derrière lui, s'assemblait. Un rire saluait chaque pirouette des suppliciés. Parfois ceux-ci résistaient au premier coup de balle, frémissants sur leurs ressorts, comme d'une protestation. L'énergumène alors s'acharnait. C'était une lutte entre la faiblesse et la force. Et toujours, à la fin, la force acclamée triomphait. Cet exercice spirituel s'appelle le jeu de massacre.

Or, le jeu de massacre, édifié pour la joie dominicale de quelques lourdauds, existe plus grandiose, plus raffiné, plus divertissant dans l'humanité vivante. Il a pour décor des salons armoriés, des appartements bourgeois aux meubles cossus, des mansardes juchées au sixième de nos maisons. L'enfant y est la marionnette que l'on cogne sans relâche afin qu'elle tombe. On s'épuise à l'assommer. Son corps devient une plaie affreuse. Peu importe! On cogne encore. Il faut que la marionnette tombe (1) !...

[ocr errors]

Or, cet amusement, dont raffolent tant de désœuvrés, émeut et exaspère certains personnages atrabilaires. La première éloquence qui réclame sa suppression est celle de Dickens. Cet Anglais, dont la plume marche comme un robinet coule, intarissablement, dissimule son amertume sous une continuelle goguenardise. Il n'a guère d'autre moyen d'imposer ses sentiments que celui de les envelopper de joie. Ses glacés compatriotes, sans cet expédient, préféreraient à ses pages quelques versets de la Bible. Une joie démesurée court donc au long de ses fabuleux romans et cela lui permet d'y insérer quelques vérités sanglantes.

De l'avoir beaucoup observée, il prit en dégoût l'humanité

(1, Des faits épouvantables et innombrables précédèrent la loi du 19 avril 1898 sur la répression des violences, voies de fait, actes de cruauté et attentats commis envers les enfants. V. l'affaire Borlet, jugée par la Cour de Paris le 8 janvier 1892. Les époux Borlet commirent des atrocités sur la personne de leur fille, Adolphine, âgée de neuf ans. Le père se contentait de lui briser sa canne sur le dos et de lui plonger la tête dans un baquet d'eau froide. La mère, plus experte, lui «< fouillait les organes génitaux » avec de l'eau sédative pure et lui appliquait sur les cuisses des piacettes rougies au feu qu'elle lui introduisait ensuite dans les parties sexuelles. V. A. Berlet: Commentaire théorique et pratique de la loi du 19 avril 1898. Paris, 1898, in 8°. Depuis la promulgation de cette loi, le nombre des affaires analogues ne paraît pas avoir diminué. Les violences des parents ou étrangers s'accompagnent et s'aggravent, voilà tout, d'actes sadiques. L'affaire Soleilland, malgré son retentissement, n'est pas, à vrai dire, l'apothéose du genre. A lire les journaux, on collectionnerait des monstruosités éminemment plus notoires.

et ses types terminent leurs sourires en rictus. Mais on sen au fond du pessimisme narquois qui l'anime une pitié de tous les instants pour les êtres opprimés. L'enfant est au premier plan de ses préoccupations. I le révolte de voir s souvent des mains levées sur sa tête. Et c'est pourquoi il essaie de susciter en sa faveur un mouvement protectionniste. Il pense qu'il obtiendra moins aisément l'attention à lancer de lourds pamphlets qu'à dire l'horreur de mille drames obscurs. Sempiternellement donc, les cris tragiques de gamins exploités ou martyrisés traversent ses livres. Olivier Twist, que persécute un étonnant bedeau, gonflé d'importance, roule, d'aventures en aventures, aux pires méfaits sous l'emprise menaçante de gredins et d'usuriers. Nul être au monde ne mène une existence plus disgraciée. La faim le torture et le bâton assagit ses velléités de rébellion. Il est un hochet aux mains de la tourbe londonienne. Il semble que jamais un visage d'honneur et de sérénité n'accueillera son vou de travail paisible et d'amour. Dickens, vraiment, ne se résigne à lui offrir des possibilités de bonheur que lui ayant versé toute la lie de la coupe et certain qu'il l'absorba entièrement.

Et l'on croirait son imagination tarie. Point du tout. Les mêmes préoccupations reviennent ailleurs. Elles grossissent d'épisodes pénibles les deux volumes de Nicolas Nickleby. Là une colonie d'enfants gémit sous la trique formidable du maitre d'école Ralph Squeers. Ils sont dix, quinze, vingt, issus d'on ne sait quelles fornications lamentables.

« Des visages pâles et des yeux hagards, des charpentes maigres et osseuses, des physionomies de vieillards sur des têtes d'enfants, des êtres difformes dont les membres sont emprisonnés dans des ferrements orthopédiques; des petits garçons rabougris ou d'autres dont les jambes fluettes peuvent à peine porter le poids de leurs corps voûtés. Des yeux chassieux, des becs-de-lièvre, des pieds-bots, toutes les difformités et les contorsions physiques qui expliquent, sans la justifier, l'aversion dénaturée des parents.

« Il y a des visages empreints déjà de l'habitude du vice, dont les regards ternes et les yeux plombés rappellent les voleurs dans les geôles; il y a encore d'innocentes créatures qui paient de leur santé les fautes et l'immoralité de leurs pères, réduites à regretter avec des larmes la nourrice mercenaire

« PreviousContinue »