Page images
PDF
EPUB

sentiment, je vois qu'on perfectionne en vain | cieux du courage, que de l'employer d'une manos connoissances; on instruit notre jugement, nière si cruelle et si violente à la destruction du on n'élève point notre goût. Qu'on joue Pour-genre humain, au péril de sa vie et de sa forceaugnac1 à la Comédie, ou toute autre farce tune, et cela pour des bagatelles, pour une paun peu comique, elle n'y attirera pas moins de role trop vive, pour un geste fait en colère. monde qu'Andromaque 2; qu'il y ait des panto- Ainsi le sentiment de la vengeance leur étoit mimes supportables à la Foire, ils feront dé- inspiré par la nature; mais l'excès de la venserter la Comédie. J'ai vu tous les spectateurs geance et la nécessité indispensable de la venmonter sur les bancs pour voir battre deux po- geance furent l'ouvrage de la réflexion. Or, lissons; on ne perd pas un geste d'Arlequin, et combien n'y a-t-il pas encore aujourd'hui d'auPierrot fait rire ce siècle savant qui se pique de tres coutumes que nous honorons du nom de tant de politesse. Et la raison de cela est que la politesse, qui ne sont que des sentiments de la nature n'a point fait les hommes philosophes; nature poussés par l'opinion au-delà de leurs leur tempérament les domine, leur goût ne peut bornes, contre toutes les lumières de la raison. suivre les progrès de leur raison. Ils savent admirer les grandes choses; mais ils sont idolâtres des petites.

En voilà assez ; je finis. Je ne veux point décrier la politesse et la science plus qu'il ne convient. Je n'ajouterai qu'un seul mot : c'est que

Aussi quand quelqu'un vient me dire: Croyez-les deux présents du Ciel les plus aimables ont vous que les Anglois, qui ont tant d'esprit, précédé l'art : la vertu et le plaisir sont nés avec s'accommodassent des tragédies de Shakspeare la nature. Qu'est-ce que le reste? si elles étoient aussi monstrueuses qu'elles nous paroissent? je ne suis point la dupe de cette objection. Je sais trop qu'un siècle poli peut aimer de grandes sottises, sur-tout quand elles sont accompagnées de beautés sublimes qui servent de prétexte au mauvais goût.

Détrompons-nous donc de cette grande supériorité que nous nous accordons sur tous les siècles; défions-nous même de cette politesse prétendue de nos usages: il n'y a guère eu de peuple si barbare qui n'ait eu la même prétention. Croyons-nous, par exemple, que nos pères aient regardé le duel comme une coutume barbare? bien loin de là. Ils pensoient qu'un combat où l'on pouvoit s'arracher la vie d'un seul coup, auroit certainement plus de noblesse qu'une vile lutte où l'on ne pourroit tout au plus que s'égratigner le visage et s'arracher les cheveux avec les mains. Ainsi ils se flattèrent d'avoir mis dans leurs usages plus de hauteur et de bienséance que les Romains et les Grecs, qui se battoient comme leurs esclaves. Ils savoient par expérience qu'un homme ne souffre guère d'injure d'un autre homme que par foiblesse. Donc, concluoient-ils, celui qui ne se venge pas n'a point de cœur. Ils ne faisoient pas attention que c'étoit faire un usage perni

• Comédie de Molière. Tragédie de Racine.

LETTRES

DE VOLTAIRE A VAUVENARGUES.

LETTRE I.

Dimanche, 14 février 4743.

Tout ce que vous aimerez, monsieur, me sera cher, et j'aime déja le sieur de Fléchelles. Vos recommandations sont pour moi les ordres les plus précis. Dès que je serai un peu débarrassé de Mérope 1, des imprimeurs, des Goths et Vandales qui persécutent les lettres, je chercherai mes consolations dans votre charmante société, et votre prose éloquente ranimera ma poésie. J'ai eu le plaisir de dire à M. Amelot tout ce que je pense de vous. Il sait son Démosthènes par cœur, il faudra qu'il sache son Vauvenargues. Comptez à jamais, monsieur, sur la tendre estime et sur le dévouement de

LETTRE II.

VOLTAIRE.

Jeudi, 5 avril 1745.

Aimable créature, beau génie, j'ai lu votre premier manuscrit, et j'y ai admiré cette han

Représentée le 20 février 1743. B.

2 Ministre des Affaires-Étrangères.

VOLTAIRE.

teur d'une grande ame qui s'élève si fort au- | leau et sur Molière. Je conviendrois sans doute dessus des petits brillants des Isocrates. Si vous que Molière est inégal dans ses vers; mais je ne étiez né quelques années plus tôt, mes ouvrages conviendrois pas qu'il ait choisi des personnes en vaudroient mieux. Mais, au moins, sur la et des sujets trop bas. Les ridicules fins et défin de ma carrière, vous m'affermissez dans la liés dont vous parlez ne sont agréables que pour route que vous suivez. Le grand, le pathétique, un petit nombre d'esprits déliés. Il faut au pule sentiment, voilà mes premiers maîtres; vous blic des traits plus marqués. De plus, ces ridiêtes le dernier. Je vais vous lire encore. Je cules si délicats ne peuvent guère fournir des vous remercie tendrement. Vous êtes la plus personnages de théâtre. Un défaut presque imdouce de mes consolations dans les maux qui perceptible n'est guère plaisant. Il faut des ridicules forts, des impertinences dans lesquelles m'accablent. il entre de la passion, qui soient propres à l'intrigue; il faut un joueur, un avare, un jaloux, etc. Je suis d'autant plus frappé de cette vérité, que je suis actuellement occupé d'une fête pour le mariage de M. le Dauphin, dans laquelle il entre une comédie; et je m'aperçois plus que jamais que ce délié, ce fin, ce délicat, qui font le charme de la conversation, ne conviennent guère au théâtre. C'est cette fête qui m'empêche d'entrer avec vous, monsieur, dans un plus long détail, et de vous soumettre mes idées; mais rien ne m'empêche de sentir le plaisir que me donnent les vôtres.

LETTRE III.

Ce lundi, 7 mai 1743.

En vous remerciant. Mais vous êtes trop sensible; vous pardonnez trop aux faux raisonnements en faveur de quelque éloquence. D'où vient que quelque chose est, et qu'il ne se peut pas faire que le rien soit, si ce n'est parceque l'être vaut mieux le rien? que

[ocr errors]

Voilà un franc discours de Platon. Le rien n'est pas, parcequ'il est contradictoire que le rien soit; parcequ'on ne peut admettre la contradiction dans les termes. Il s'agit bien là du meilleur! On est toujours dans ces hauteurs à côté d'un abyme. Je vous embrasse, je vous aime autant que je vous admire.

LETTRE IV.

VOLTAIRE.

A Versailles, le 7 janvier 1745.

[ocr errors]

Le dernier ouvrage que vous avez bien voulu m'envoyer, monsieur, est une nouvelle preuve de votre grand goût dans un siècle où tout me semble un peu petit, et où le faux belesprit s'est mis à la place du génie.

couru;

Je ne prêterai à personne le dernier manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier. Je ne puis refuser le premier à une personne digne d'en être touchée. La singularité frappante de cet ouvrage, en faisant des admirateurs, a fait nécessairement des indiscrets. L'ouvrage a il est tombé entre les mains de M. de La Bruère, qui, n'en connoissant pas l'auteur, a voulu, dit-on, en enrichir son Mercure. Ce monsieur de La Bruère est un homme de mérite et de goût. Il faudra que vous lui pardonniez. Il n'aura pas toujours de pareils présents à faire au public. J'ai voulu en arrêter l'impression, Je crois que si on s'est servi du terme d'in-mais on m'a dit qu'il n'en étoit plus temps. stinct pour caractériser La Fontaine, ce mot Avalez, je vous prie, ce petit dégoût, si vous instinct signifioit génie. Le caractère de ce bon haïssez la gloire. homme étoit si simple, que dans la conversation il n'étoit guère au-dessus des animaux qu'il faisoit parler; mais, comme poëte, il avoit un instinct divin, et d'autant plus instinct, qu'il n'avoit que ce talent. L'abeille est admirable, mais c'est dans sa ruche; hors de là l'abeille n'est qu'une mouche.

J'aurois bien des choses à vous dire sur Boi-
Réflexions critiques sur quelques poètes.

Votre état me touche à mesure que je vois les productions de votre esprit, si vrai, si naturel, si facile et quelquefois si sublime. Qu'il serve à vous consoler, comme il servira à me charmer. Conservez-moi une amitié que vous devez à celle que vous m'avez inspirée.

Adieu, monsieur, je vous embrasse tendrement.

VOLTAIRE.

LETTRE V.

Ce samedi au soir, 12 mai 1746.

J'ai apporté à Paris, monsieur, la lettre que je vous avois écrite à Versailles. Elle ne vous en sera que plus tôt rendue. J'y ajoute que la reine veut vous lire, qu'elle en a l'empressement que vous devez inspirer, et que, si vous avez un exemplaire que vous vouliez bien m'envoyer, il lui sera rendu demain matin de votre part. Je ne doute pas qu'ayant lu l'ouvrage, elle n'ait autant d'envie de connoître l'auteur, que j'en ai d'être honoré de son amitié.

LETTRE VI.

VOLTAIRE.

Versailles, mai 1746.

[ocr errors]

J'ai usé, mon très aimable philosophe, de la permission que vous m'avez donnée. J'ai crayonné un des meilleurs livres que nous ayons en notre langue, après l'avoir relu avec un extrême recueillement. J'y ai admiré de nouveau cette belle ame, si sublime, si éloquente et si vraie; cette foule d'idées neuves ou rendues d'une manière si hardie, si précise; ces coups de pinceau si fiers et si tendres. Il ne tient qu'à vous de séparer cette profusion de diamants de quelques pierres fausses ou enchâssées d'une manière étrangère à notre langue. Il faut que ce livre soit excellent d'un bout à l'autre. Je vous conjure de faire cet honneur à notre nation et à vous-même, et de rendre ce service à l'esprit humain. Je me garde bien d'insister sur mes critiques; je les soumets à votre raison, à votre goût, et j'exclus l'amour-propre de notre tribunal. J'ai la plus grande impatience de vous embrasser. Je vous supplie de dire à notre ami Marmontel qu'il m'envoie sur-lechamp ce qu'il sait bien; il n'a qu'à l'adresser par la poste chez M. d'Argenson, ministre des Affaires-Étrangères, à Versailles. Il faut deux enveloppes, la première à moi, la dernière à M. d'Argenson.

Adieu, belle ame et beau génie.

VOLTAIRE.

Introduction à la connoissance de l'esprit humain, imprimé pour la première fois en 1746.

LETTRE VII.

Ce samedi, mai 1746.

Je ne sais où trouver M. de Marmontel et son Pylade; mais je m'adresse au héros de l'amitié, pour faire passer jusqu'à eux le chagrin que me cause la petite tribulation arrivée à leurs feuilles, et l'empressement que j'aurai à les servir. Les recherches qu'on a faites par ordre de la Cour chez tous les libraires, au sujet du libelle de Roy, sont cause de ce malheur. On cherchoit des poisons, et on a saisi de bons remèdes. Voilà le train de ce monde. Ce misérable Roy n'est né que pour faire du mal; mais je me flatte que cette aventure pourra servir à faire discerner ceux qui méritent la protection du Gouvernement et du public : c'est à quoi je vais travailler avec plus de chaleur qu'à mon discours de l'Académie.

J'embrasse tendrement celui dont je voudrois avoir les pensées et le style, et dont j'ai les sentiments, et je prie le plus aimable des hommes de m'aimer un peu.

VOLTAIRE.

LETTRE VIII.

Mai 1746.

Quoi! la maladie m'empêche d'aller voir le plus aimable de tous les hommes, et ne m'empêche pas d'aller à Versailles! Je rougis et je gémis de cette cruelle contradiction, et je ne peux me consoler qu'en me plaignant à vous de moi-même. Vous m'avez laissé des choses admirables dans lesquelles je vois que vous m'aimez. Je vous jure que je vous le rends bien : je sens combien il est doux d'être aimé d'un génie tel que le vôtre. Je vous supplie, monsieur, si vous voyez MM. les observateurs1, de leur dire que je viens de m'apercevoir d'une faute énorme du copiste dans la petite lettre au roi de Prusse. Comme un carré long est une contradiction; il faut : Comme un carré plus long que large est

une contradiction.

Adieu. Que j'ai de choses à vous dire et à entendre!

VOLTAIRE.

Voltaire désigne l'Observateur littéraire, journal qui parut en 4746, et dont les auteurs étoient Marmontel et Bauvin.

LETTRE IX.

Paris, samedi, 26 mai 1746.

1

gnes de votre ame et du petit nombre d'hommes de goût et de génie qui restent encore dans Paris, et qui méritent de vous lire. Mais plus Nos amis, monsieur, peuvent continuer leurs j'admire cet esprit de profondeur et de sentifeuilles. M. de Boze fermera les yeux; mais il ment qui domine en vous, plus je suis affligé faut les fermer aussi avec lui, et ignorer qu'il que vous me refusiez vos lumières. Vous avez veut ignorer cette contrebande de journal. Le lu superficiellement une tragédie pleine de chevalier de Quinsonas a abandonné son Specta-fautes de copiste, sans daigner même vous inteur. Il ne s'agit plus pour les observateurs que former de ce qui pouvoit être à la place de vingt de trouver un libraire accommodant et honnête sottises inintelligibles qui étoient dans le manuhomme: ce qui est plus difficile que de faire un scrit. Vous ne m'avez fait aucune critique. J'en bon journal. Qu'ils se conduisent avec prudence, suis d'autant plus fâché contre vous, que je le et tout ira bien. Je vous attends à deux heures suis contre moi-même, et je crains d'avoir fait et demie. un ouvrage indigne d'être jugé par vous. Cependant je méritois vos avis, et par le cas infini que j'en fais, et par mon amour pour la vérité, et par une envie de me corriger qui ne craint jamais le travail, et enfin par ma tendre amitié pour vous.

LETTRE X.

VOLTAIRE.

Ce lundi, 28 mai 1746.

J'ai peur d'être né dans le temps de la décadence des lettres et du goût; mais vous êtes venu empêcher la prescription, et vous me tiendrez lieu du siècle qui me manque. Bonjour, homme aimable et homme de génie. Vous me ranimez, et je vous en ai bien de l'obligation. Je vous soumettrai mes sentiments et mes ouvrages. Votre société m'est aussi chère que votre goût m'est précieux.

VOLTAIRE.

LETTRE XI.

Mai 1746.

LETTRE XII.

VOLTAIRE.

Mai 1746.

Je vais lire vos portraits. Si jamais je veux faire celui du génie le plus naturel, de l'homme du plus grand goût, de l'ame la plus haute et la plus simple, je mettrai votre nom au bas. Je vous embrasse tendrement.

VOLTAIRE.

1 Sémiramis, représentée deux ans plus tard, le 29 septem

La plupart de vos pensées me paroissent di- | bre 1748.

FIN.

« PreviousContinue »