peuple abandonne ses bourgs, une redoutable [ donc plus riches des biens de l'esprit : cela ne jeunesse marche fièrement sur le Rhin. O fleuve! peut guère nous être contesté sans injustice. un carnage' subit a vengé vos bords des rapines Mais nous-mêmes aurions tort peut-être de conet des attentats du Croate. Ainsi puissent tous fondre cette richesse héritée et empruntée avec ces brigands, qui s'étoient promis nos dépouil- le génie qui la donne. Combien de réflexions les, trouver leur tombeau sous vos ondes! Et acquises sont stériles pour nous! Étrangères vous, prince, l'objet de ce discours, puissiez- dans notre esprit, où elles n'ont pas pris naisvous toujours triompher des complots de vos sance, il arrive souvent qu'elles confondent ennemis; puissiez-vous tourner à leur honte leur notre jugement beaucoup plus qu'elles ne l'éclairage impuissante! Trop foible pour continuer rent. Nous plions sous le poids de tant de conl'éloge de vos vertus, je m'arrête à faire ces noissances différentes, comme ces États qui sucvœux pour la gloire, pour le bonheur et pour combent par trop de conquêtes, et où l'opulence le repos de vos peuples". introduit de nouveaux vices et de plus terribles désordres: car très peu de gens sont capables de faire un bon usage de l'esprit d'autrui; et quelles que soient les lumières de ce siècle, quelles lumières même qu'on acquière encore, je suis vivement persuadé que le plus grand nombre des esprits sera toujours peuple, comme l'est, dans les plus puissantes monarchies, la meilleure partie des hommes. RÉFLEXIONS SUR LE CARACTÈRE DES DIFFÉRENTS SIÈCLES ». Nous avons hérité des connoissances et des inventions de tous les siècles; nous sommes Action de Chalampé. > VARIANTE. O peuples: cessons de nous plaindre d'un revers de peu de durée. Le Dieu des armées, satisfait, a déja détourné de nous le nuage de sa colère : une fièvre aiguë et mortelle ne ravage plus nos légions; la santé renaît dans nos camps. Notre inexorable ennemi avoit établi sur nos pertes un espoir rempli d'arrogance, et suivoit d'un œil homicide les traces effrayantes que la mort laissoit parmi nous; son ressentiment l'a veugloit. Louis, offensé dans son trône, a frappé la terre du sceptre, et soudain du fond des hameaux, séjour humble du laboureur, un peuple intrépide a marché. Le berger s'est armé de fer, le pauvre a quitté sa moisson, et le père et le fils, et le frère et l'époux ont volé sur le bord du fleuve, le rempart de leurs champs féconds. O terre martiale! ô cabanes ! ô peuple vraiment redoutable ! vaillante milice! jurons sur ce bord, fatal aux bri gands qui s'étoient promis nos dépouilles, de venger la mort de nos frères ! promettons..... O manes puissants! entendez ce serment terrible : nous jurons de tremper nos mains dans le sang de vos ennemis. Soufflez dans nos cœurs votre audace et votre courage intrépide, combattez cachés dans nos rangs; si quel qu'un de nous vous trahit, qu'une mort soudaine l'accable. Et vous dont la cendre repose sous les marbres de St-Denis, fortu nés guerriers que la gloire suit dans les horreurs du tombeau : hélas ! vous dormez dans la nuit de vos solitaires asiles; un rayon de votre génie confondoit tous nos ennemis. Secondez du sein de la mort l'héritier sacré de vos maitres, veillez dans la nuit sur ses camps; faites-y veiller la sagesse avec la valeur éclairée, et portez le sommeil, la terreur, l'imprudence, dans les tentes de l'ennemi. Que tout tombe, que tout fléchisse au seul bruit du nom de Louis! Qu'il puisse redonner la loi et la paix à la terre entière! Trop foible pour continuer cet éloge de sa vertu, je forme ces vœux pour sa gloire. 3 Cet ouvrage, déja refait deux fois par l'auteur, s'est retrouvé dans les manuscrits avec des variantes remarquables : c'est pour cette raison que nous le donnons encore ici. B. A la vérité on ne croira plus aux sorciers et au sabbat dans un siècle tel que le nôtre; mais on croira encore à Calvin et à Luther. On parlera de beaucoup de choses comme si elles avoient des principes évidents, et on disputera en même temps de toutes choses, comme si toutes étoient incertaines. On blâmera un homme de ses vices, et on ne saura point s'il y a des vices. On dira d'un poëte qu'il est sublime, parcequ'il aura peint un grand personnage; et ces sentiments héroïques qui font la grandeur du tableau, on les méprisera dans l'original. L'effet des opinions multipliées au-delà des forces de l'esprit, est de produire des contradictions et d'ébranler la certitude des meilleurs principes. Les objets présentés sous trop de faces ne peuvent se ranger, ni se développer, ni se peindre distinctement dans l'imagination des hommes. Incapables de concilier toutes leurs idées, ils prennent les divers côtés d'une même chose pour des contradictions de sa nature. Plusieurs ne veulent pas prendre la peine de comparer les opinions des philosophes. Ils n'examinent point si, dans l'opposition de leurs principes, quelqu'un d'eux a fait pencher la balance de son côté; il suffit qu'on ait contesté tous les principes, pour qu'ils les croient également problématiques : de-là le pyrrhonisme qui replonge le genre humain dans l'ignorance, parcequ'il sape, par le fondement, toutes les scien égale en sublimité cette inspiration du génie? ces. Je ne cite pas nos erreurs pour diminuer les véritables avantages de notre siècle; je voudrois seulement qu'elles nous inspirassent un peu d'indulgence pour les siècles qui nous précèdent. Qu'avons-nous à leur reprocher? l'extravagance de leur religion? Mettons-nous un moment à leur place. Aurions-nous deviné la nôtre? n'a-t-il pas fallu qu'elle nous fùt révélée? notre esprit étoit-il capable de produire une religion Qu'on ait donc adopté de grandes fables dans des siècles pleins d'ignorance; que ce qu'un génie audacieux faisoit imaginer aux ames fortes, l'intérêt, le temps et la crainte l'aient enfin persuadé aux autres hommes; qu'ils aient cru l'impossibilité des antipodes ou telle autre opinion que l'on reçoit sans examen et qu'on n'a pas même les moyens d'examiner, cela ne m'étonne en aucune manière. Mais que tous les jours, sur les choses qui nous sont les plus familières et que nous avons le plus examinées, si divine? Nous ne les blàmons pas, répondons-nous prenions cependant le change de tant de manières; que nous ne puissions même avoir une heure de conversation sans nous tromper ou nous contredire: voilà à quoi je reconnois la petitesse de l'esprit humain. nous, de n'avoir pas connu la vraie religion, mais d'en avoir suivi de fausses et de ridicules. Ce reproche est encore injuste. Les hommes sont nés pour croire des dieux, pour attendre ce qu'ils souhaitent, pour craindre ce qu'ils ne connoissent pas, pour soutenir la puissante main qui tient tout l'univers en servitude. Leur esprit curieux et craintif sondoit à tâtons dans la nuit le secret redouté de la nature. Il n'avoit pas plu au vrai Dieu de se manifester encore à tous les peuples. Représentons-nous leur état. Supposons qu'on nous eût appris dans notre enfance que Mercure étoit un dieu voleur; que c'étoit un mystère inconcevable, parcequ'il n'appartenoit pas aux hommes de juger des choses surnaturelles, ni même de beaucoup de choses naturelles ; qu'on nous eût assuré que cette doctrine avoit été confirmée par des prodiges, et que nous risquions de tout perdre si nous refusions de la croire quel parti aurions-nous pu prendre? Aurions-nous résisté à l'autorité de tout un peuple, à celle du gouvernement, au témoignage successif de plusieurs siècles et à l'instruction de nos pères? Pour moi, je l'avoue à ma honte, l'expérience de ma propre foiblesse m'auroit déterminé à me soumettre à l'erreur d'autrui. J'aurois cru des dieux ridicules plutôt que de ne croire point de dieu. La vérité ne peut-elle nous parler quelquefois par l'imagination ou par le cœur autant que par la raison? Auquel faut-il plus se fier, de l'esprit ou du sentiment? quel nous a donné plus d'erreurs ou plus découvert de lumières? Le premier qui s'est fait des dieux avoit l'imagination plus grande et plus hardie que ceux qui les ont rejetés! Quelle est l'invention de l'esprit qui Je cherche quelquefois parmi le peuple l'image de ces mœurs sans politesse qui nous surprennent aussi beaucoup dans les Anciens. J'écoute ces hommes grossiers; je vois qu'ils s'entretiennent de choses communes, qu'ils n'ont point de principes réfléchis, que leur esprit est véritablement barbare comme celui des premiers hommes, c'est-à-dire tout-à-fait inculte. Mais je ne trouve pas que leur grossièreté leur fasse faire de plus faux raisonnements qu'aux gens du monde; je vois au contraire que leurs pensées sont plus naturelles, et qu'il s'en faut de beaucoup que les simplicités de l'ignorance soient aussi éloignées de la vérité que les subtilités de la science et l'imposture de l'affectation. Ainsi jugeant des mœurs anciennes par ce que je vois des mœurs du peuple qui me représente les premiers temps, je crois que je me serois fort accommodé de vivre à Thèbes, à Memphis et à Babylone. Je me serois passé de nos manufactures, de la poudre à canon, de la boussole et de nos autres inventions modernes, ainsi que de notre philosophie. Je ne pense pas que ces peuples, privés d'une partie de nos arts et des superfluités de notre commerce, aient été par-là plus à plaindre. Xénophon n'a jamais joui de nos délicatesses, et il ne m'en paroît ni moins heureux, ni moins honnête homme, ni moins grand homme. Que dirai-je encore? J'estime, je révère comme je dois le bonheur d'être né chrétien et catholique; mais s'il me falloit être quaker ou monothélite, j'ai- | tien du jargon et des épigrammes du reste des hommes. Comment se fait-il que l'on perde le goût de la simplicité jusqu'à ne pas s'apercevoir qu'on l'a perdu? Il n'y a ni vertus, ni plaisirs qui n'empruntent d'elle des charmes et leurs graces les plus touchantes. Est-il rien de grand ou d'aimable quand on s'en écarte? Du moment qu'on la méconnoît, la grandeur n'est-elle pas fausse, l'esprit méprisable, la raison trompeuse, et tous les défauts plus hideux? Ce n'est pas la pure nature qui est barbare, c'est tout ce qui s'éloigne trop de la belle nature et de la raison. Les cabanes des premiers hommes ne prouvent pas qu'ils manquassent de goût; elles témoignent seulement qu'ils manquoient des règles de l'architecture. Mais quand on eut connu ces belles règles, et qu'au lieu de les suivre exactement on voulut enchérir sur leur noblesse, charger d'ornements superflus les bâtiments, et à force d'art faire disparoître la simplicité; alors ce fut, à mon sens, une véritable barbarie et la preuve du mauvais goût. Suivant ces principes, les dieux et les héros d'Homère, peints naïvement par le poëte d'après les hommes de son siècle, ne font pas que l'Iliade soit un poëme barbare, car elle est un tableau très passionné, sinon de la belle nature, du moins de la nature. Mais un ouvrage véritablement barbare, c'est un poëme où l'on n'aperçoit que de l'art, où le vrai ne règne ja-point du tout. On l'a dit peut-être avant moi, mais dans les expressions et les images, où les mais on ne peut trop le redire. La politesse, qui sentiments sont guindés, où les ornements sont adoucit l'esprit, endurcit presque toujours le inutiles et hors de leur place. coeur, parcequ'elle établit parmi les hommes le règne de l'art, qui affoiblit tous les sentiments de la nature. Aussi ne connois-je guère d'ancien peuple qui nous cède en humanité, ni Mais, me dira-t-on, croyez-vous que les temps les plus reculés aient été tout-à-fait exempts d'affectation? Non ; je suis bien loin de le croire. Les hommes ont aimé l'art dans tous les temps; leur esprit s'est toujours flatté de perfectionner la nature : c'est la première prétention de la raison et la plus ancienne chimère de la vanité. J'avoue donc qu'il n'y a jamais eu de peuple et de siècle sans fard; je vais bien plus loin : je prédis que tant que les hommes naîtront avec peu d'esprit et beaucoup d'envie d'en avoir, ils ne pourront jamais s'arrêter dans leur sphère, et dans les bornes trop étroites de leur naturel. Que vous dis-je donc? que le monde n'a jamais été aussi simple que nous le peignons, mais qu'il me paroît que ce siècle l'est encore beaucoup moins que tous les autres, parceque, étant plus riche des dons de l'esprit, il semble lui appartenir au même titre d'être plus vain et plus ambitieux. Avouez du moins, poursuit-on, que la politesse a rendu nos mœurs moins féroces. Oui, en apparence, au-dehors; mais dans l'intérieur, Fatigué quelquefois de l'artifice qui domine aujourd'hui dans tous les genres, rebuté de traits, de saillies, de plaisanteries et de tout cet esprit que l'on veut mettre dans les moin-même en aucune vertu qui dépende du sentidres choses, je dis en moi-même, si je pouvois ment. C'est de ce côté-là, je crois, qu'on peut trouver un homme qui n'eût point d'esprit, et bien dire qu'il est presque impossible aux homavec lequel il n'en fallût point avoir, un homme mes de s'élever au-dessus de l'instinct de la naingénu et modeste, qui parlât seulement pour ture. Elle a fait nos ames aussi grandes qu'elles se faire entendre et pour exprimer les senti- peuvent le devenir, et la hauteur qu'elles emments de son cœur, un homme qui n'eût que pruntent de la réflexion est ordinairement de la raison et un peu de naturel, avec quelle d'autant plus fausse qu'elle est plus guindée. ardeur je courrois me délasser dans son entre- Et parceque le goût tient essentiellement au merois presque autant le culte des Chinois ou celui des anciens Romains. Si la barbarie consistoit uniquement dans l'ignorance, certainement les nations les plus polies de l'antiquité seroient extrêmement barbares vis-à-vis de nous. Mais si la corruption de l'art, si l'abus des règles, si les conséquences mal tirées des bons principes, si les fausses applications, si l'incertitude des opinions, si l'affectation, si la vanité, si les mœurs frivoles ne méritent pas moins ce nom que l'ignorance, qu'est-ce alors que la politesse dont nous nous vantons? 1 sentiment, je vois qu'on perfectionne en vain | cieux du courage, que de l'employer d'une manos connoissances; on instruit notre jugement, nière si cruelle et si violente à la destruction du on n'élève point notre goût. Qu'on joue Pour- genre humain, au péril de sa vie et de sa forceaugnac à la Comédie, ou toute autre farce tune, et cela pour des bagatelles, pour une paun peu comique, elle n'y attirera pas moins de role trop vive, pour un geste fait en colère. monde qu'Andromaque 2; qu'il y ait des panto- Ainsi le sentiment de la vengeance leur étoit mimes supportables à la Foire, ils feront dé- inspiré par la nature; mais l'excès de la venserter la Comédie. J'ai vu tous les spectateurs geance et la nécessité indispensable de la venmonter sur les bancs pour voir battre deux po- geance furent l'ouvrage de la réflexion. Or, lissons; on ne perd pas un geste d'Arlequin, et combien n'y a-t-il pas encore aujourd'hui d'auPierrot fait rire ce siècle savant qui se pique de tres coutumes que nous honorons du nom de tant de politesse. Et la raison de cela est que la politesse, qui ne sont que des sentiments de la nature n'a point fait les hommes philosophes; nature poussés par l'opinion au-delà de leurs leur tempérament les domine, leur goût ne peut bornes, contre toutes les lumières de la raison. suivre les progrès de leur raison. Ils savent admirer les grandes choses; mais ils sont idolâtres des petites. En voilà assez ; je finis. Je ne veux point décrier la politesse et la science plus qu'il ne convient. Je n'ajouterai qu'un seul mot : c'est que précédé l'art : la vertu et le plaisir sont nés avec la nature. Qu'est-ce que le reste? Aussi quand quelqu'un vient me dire: Croyez-les deux présents du Ciel les plus aimables ont vous que les Anglois, qui ont tant d'esprit, s'accommodassent des tragédies de Shakspeare si elles étoient aussi monstrueuses qu'elles nous paroissent? je ne suis point la dupe de cette objection. Je sais trop qu'un siècle poli peut aimer de grandes sottises, sur-tout quand elles sont accompagnées de beautés sublimes qui servent de prétexte au mauvais goût. Détrompons-nous donc de cette grande supériorité que nous nous accordons sur tous les siècles; défions-nous même de cette politesse prétendue de nos usages: il n'y a guère eu de peuple si barbare qui n'ait eu la même prétention. Croyons-nous, par exemple, que nos pères aient regardé le duel comme une coutume barbare? bien loin de là. Ils pensoient qu'un combat où l'on pouvoit s'arracher la vie d'un seul coup, auroit certainement plus de noblesse qu'une vile lutte où l'on ne pourroit tout au plus que s'égratigner le visage et s'arracher les cheveux avec les mains. Ainsi ils se flattèrent d'avoir mis dans leurs usages plus de hauteur et de bienséance que les Romains et les Grecs, qui se battoient comme leurs esclaves. Ils savoient par expérience qu'un homme ne souffre guère d'injure d'un autre homme que par foiblesse. Donc, concluoient-ils, celui qui ne se venge pas n'a point de cœur. Ils ne faisoient pas attention que c'étoit faire un usage perni LETTRES DE VOLTAIRE A VAUVENARGUES. LETTRE I. Dimanche, 44 février 4743. Tout ce que vous aimerez, monsieur, me sera cher, et j'aime déja le sieur de Fléchelles. Vos recommandations sont pour moi les ordres les plus précis. Dès que je serai un peu débarrassé de Mérope 1, des imprimeurs, des Goths et Vandales qui persécutent les lettres, je chercherai mes consolations dans votre charmante société, et votre prose éloquente ranimera ma poésie. J'ai eu le plaisir de dire à M. Amelot tout ce que je pense de vous. Il sait son Démosthènes par cœur, il faudra qu'il sache son Vauvenargues. Comptez à jamais, monsieur, sur la tendre estime et sur le dévouement de 2 VOLTAIRE. LETTRE II. Jeudi, 5 avril 1745. Aimable créature, beau génie, j'ai lu votre premier manuscrit, et j'y ai admiré cette hau 1 Représentée le 20 février 1743. B. 2 Ministre des Affaires-Étrangères. teur d'une grande ame qui s'élève si fort au- | leau et sur Molière. Je conviendrois sans doute dessus des petits brillants des Isocrates. Si vous étiez né quelques années plus tôt, mes ouvrages en vaudroient mieux. Mais, au moins, sur la fin de ma carrière, vous m'affermissez dans la route que vous suivez. Le grand, le pathétique, le sentiment, voilà mes premiers maîtres; vous êtes le dernier. Je vais vous lire encore. Je vous remercie tendrement. Vous êtes la plus douce de mes consolations dans les maux qui m'accablent. VOLTAIRE. que Molière est inégal dans ses vers; mais je ne conviendrois pas qu'il ait choisi des personnes et des sujets trop bas. Les ridicules fins et déliés dont vous parlez ne sont agréables que pour un petit nombre d'esprits déliés. Il faut au public des traits plus marqués. De plus, ces ridicules si délicats ne peuvent guère fournir des personnages de théâtre. Un défaut presque imperceptible n'est guère plaisant. Il faut des ridicules forts, des impertinences dans lesquelles il entre de la passion, qui soient propres à l'intrigue; il faut un joueur, un avare, un jaloux, etc. Je suis d'autant plus frappé de cette vérité, que je suis actuellement occupé d'une fête pour le mariage de M. le Dauphin, dans laquelle il entre une comédie; et je m'aperçois plus que jamais que ce délié, ce fin, ce délicat, qui font le charme de la conversation, ne conviennent guère au théâtre. C'est cette fête qui m'empêche d'entrer avec vous, monsieur, dans un plus long détail, et de vous soumettre mes idées; mais rien ne m'empêche de sentir le plaisir que me donnent les vôtres. LETTRE III. Ce lundi, 7 mai 1743. En vous remerciant. Mais vous êtes trop sensible; vous pardonnez trop aux faux raisonnements en faveur de quelque éloquence. D'où vient que quelque chose est, et qu'il ne se peut pas faire que le rien soit, si ce n'est parceque l'être vaut mieux que le rien? 7 Voilà un franc discours de Platon. Le rien n'est pas, parcequ'il est contradictoire que le rien soit; parcequ'on ne peut admettre la contradiction dans les termes. Il s'agit bien là du meilleur! On est toujours dans ces hauteurs à côté d'un abyme. Je vous embrasse, je vous aime autant que je vous admire. VOLTAIRE. LETTRE IV. A Versailles, le 7 janvier 1745. 1 Le dernier ouvrage que vous avez bien voulu m'envoyer, monsieur, est une nouvelle preuve de votre grand goût dans un siècle où tout me semble un peu petit, et où le faux belesprit s'est mis à la place du génie. Je crois que si on s'est servi du terme d'instinct pour caractériser La Fontaine, ce mot instinct signifioit génie. Le caractère de ce bon homme étoit si simple, que dans la conversation il n'étoit guère au-dessus des animaux qu'il faisoit parler; mais, comme poëte, il avoit un instinct divin, et d'autant plus instinct, qu'il n'avoit que ce talent. L'abeille est admirable, mais c'est dans sa ruche; hors de là l'abeille n'est qu'une mouche. J'aurois bien des choses à vous dire sur Boi Réflexions critiques sur quelques poètes. Je ne prêterai à personne le dernier manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier. Je ne puis refuser le premier à une personne digne d'en être touchée. La singularité frappante de cet ouvrage, en faisant des admirateurs, a fait nécessairement des indiscrets. L'ouvrage a couru; il est tombé entre les mains de M. de La Bruère, qui, n'en connoissant pas l'auteur, a monsieur de La Bruère est un homme de mérite voulu, dit-on, en enrichir son Mercure. Ce et de goût. Il faudra que vous lui pardonniez. Il n'aura pas toujours de pareils présents à faire mais on m'a dit qu'il n'en étoit plus temps. au public. J'ai voulu en arrêter l'impression Avalez, je vous prie, ce petit dégoût, si vous haïssez la gloire. Votre état me touche à mesure que je vois les productions de votre esprit, si vrai, si naturel, si facile et quelquefois si sublime. Qu'il serve à vous consoler, comme il servira à me charmer. Conservez-moi une amitié que vous devez à celle que vous m'avez inspirée. Adieu, monsieur, je vous embrasse tendrement. VOLTAIRE. |