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J. de Thou, écrite en latin "Historia mei Temporis." C'est l'œuvre d'un homme d'un grand caractère et d'un grand talent, un récit impartial et vrai des événements qui eurent lien en Europe de 1544 à 1607.

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Vie de
Rabelais.

CHAPITRE IV

RABELAIS, AMYOT ET MONTAIGNE

LES quatre grands prosateurs du XVIe siècle sont Calvin, Rabelais, Amyot et Montaigne, tous entièrement différents les uns des autres, et possédant chacun sa propre originalité. Le plus extraordinaire des quatre, le plus étrange, le plus complexe est l'auteur de ce livre remarquable, Gargantua et Pantagruel." La biographie de Rabelais a été grossie d'un grand nombre d'anecdotes absurdes où on le représente principalement sous les traits d'un bouffon très irrévérencieux envers toute chose religieuse. Voici en quelques mots quelle fut sa vie: François Rabelais naquit à Chinon en Touraine vers 1495, et l'on voit encore dans la rue de la Lamproie la maison où il vint au monde. Il étudia au couvent de la Baumette et eut pour condisciples les trois frères Du Bellay, Guillaume, le général, Jean, le cardinal, et Martin, l'évêque, et Geoffroy d'Estissac. Il est probable qu'il fut excellent élève et qu'il eut dès l'enfance ce goût de l'étude qui fit de lui un savant universel. Il sortit de collège pour passer au couvent des Cordeliers à Fontenay-leComte, ou il devint prêtre, et se consacra avec ardeur à l'étude des auteurs grecs et latins. On dit que les

ignorants Cordeliers lui enlevèrent ses livres, ainsi qu'à son camarade Pierre Amy et que le savant Budé lui écrivit pour le féliciter qu'on lui ait rendu ses chers amis, Homère, Aristote et Cicéron. En 1524 Rabelais quitta les Cordeliers et obtint du pape la permission d'entrer au couvent des Bénédictins, qu'il abandonna peu après sans autorisation. Il vécut près de six ans d'une vie indépendante, chez l'évêque Geoffroy d'Estissac ou en visite chez ses amis, les frères Du Bellay, et en 1530 il se rendit à Montpellier pour étudier la médecine. On montre encore à Montpellier la robe de médecin de Rabelais, robe miraculeuse, dont chaque étudiant coupait un morceau en quittant l'Université. De 1532 à 1534 Rabelais exerça la médecine à Lyon avant d'être reçu médecin et devint très populaire comme savant. Lyon était à cette époque un centre littéraire presque aussi célèbre que Paris, et Rabelais rencontra, diton, dans cette ville, Marot, le savant et malheureux Étienne Dolet, brûlé plus tard comme hérétique, et le spirituel conteur Despériers, dont les "Joyeux Devis" rivalisent de gaieté et de finesse avec 1'" Heptameron" de Marguerite et dont le "Cymbalum Mundi," œuvre sceptique, fut cause de son suicide. C'est à Lyon que Rabelais donna une nouvelle édition des "Chroniques gargantuines," ouvrage où l'on parlait des aventures d'un géant et qui lui donna l'idée d'écrire son "Pantagruel" en 1534. Il avait déjà publié une édition de Galien et d'Hippocrate et commença en 1533 son almanach, qu'il publia chaque année jusqu'en 1550. Voilà donc Rabelais écrivant des livres de science, un roman burlesque et faisant des prédictions astrologiques, malgré son

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dédain pour les sciences occultes. Dans le premier livre de "Pantagruel," suivi en 1535 de " Gargantua,” qui devint la première partie de l'ouvrage, nous voyons le sérieux et le comique, mélange que devait présenter la vie de Rabelais, savant, médecin et helléniste, et bon vivant aimant le rire et la dive bouteille. Le second et le troisième livre de "Pantagruel" parurent en 1546 et en 1552, et le quatrième livre en 1564. Que fit Rabelais après avoir quitté Lyon en 1534? Il accompagne le cardinal Du Bellay à Rome, reçoit l'absolution du pape pour avoir quitté les Bénédictins, va à Paris, puis à Montpellier, où en 1537 il est reçu médecin. Pendant deux ans il pratique la médecine dans différentes villes, et en 1540 nous le voyons chanoine de St. Maur-des-Fossés. Il repart ensuite pour l'Italie, revient en France, où il passe quelques années, mais en 1547 est obligé de s'exiler à Metz, à la mort de François Ier, son protecteur. Le cardinal Du Bellay l'appelle encore à Rome et le protège, et le cardinal de Châtillon lui obtient en 1551 la cure de Meudon. En 1552, cependant, il résigne sa cure et son bénéfice de Jambet, et meurt en 1553, laissant la réputation, non d'un bouffon, comme on a voulu le croire si longtemps, mais d'un grand savant et d'un grand écrivain. Il n'est pas étonnant, toutefois, que la vie de Rabelais ait donné lieu à un si grand nombre de légendes, car l'imagination populaire lui a attribué les faits et gestes de ses héros.

Qui n'a entendu parler du géant Grandgousier et de sa femme Gargamelle et de leur fils Gargantua? Celui-ci s'écrie en venant au monde: "à boire! "à boire!" et fait preuve d'une intelligence extra

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ordinaire. Ses belles aptitudes, cependant, ne sont guère développées par les pédagogues, ..Gargantua." Tubal Holopherne et Jobelin Bridé, et

Grandgousier, mécontent des progrès de son fils, se plaint à son ami, le vice-roi de Papeligosse, qui lui envoie le page Eudemon, "tant testonné, tant bien tiré, tant bien espousseté, tant honeste en son maintien, que trop mieux ressembloit quelque petit angelot qu'un homme." Eudemon parle en si beau latin à Grandgousier que celui-ci se décide à donner à son fils pour précepteur, Ponocrates, le maître du savant page, et les envoie tous trois à Paris pour voir quelles étaient les études des jouvenceaux de France. Gargantua entre à Paris monté sur son énorme. jument, décroche les cloches de Notre Dame, les passe au cou de sa jument et ne les rend aux Parisiens qu'après une docte harangue de maître Janotus de Bragmardo. Maintenant vient la partie la plus importante du livre de Rabelais, l'éducation de Gargantua, celle que lui donnaient les maîtres de l'ancienne école, et le système de Ponocrates. Rabelais veut que son élève cultive son corps autant que son esprit, et s'occupe des exercices physiques autant que des exercices intellectuels. Ce système suggéra probablement bien des points à Montaigne pour son "Institution des enfants" et à Rousseau pour son "Émile." Remarquons toutefois que malgré d'excellentes idées les trois éducateurs, Rabelais, Montaigne et Rousseau n'ont pas un système assez pratique, puisque l'éducation qu'ils donnent à leur élève ne peut être donnée que par un précepteur particulier et ne peut s'appliquer à des classes d'étudiants.

Pendant l'absence de Gargantua à Paris son père fait la guerre à Pichrocole et appelle son fils à son secours. C'est pendant cette guerre que paraît le fameux frère Jean des Entommeures, qui donne le plan de l'abbaye de Thélème, dont la devise sera, “Fay ce que vouldras." Rabelais fait ici une mordante critique des moines, de même qu'il a critiqué les pédagogues du temps en Jobelin Bridé et les docteurs de l'Université en Janotus de Bragmardo. Avec le plan de l'abbaye de Thélème finit "Gargantua;" voyons maintenant "Pantagruel." Le fils

66 'Panta- de Gargantua et de Badebec a beaucoup

gruel.” d'aventures que nous ne pouvons raconter ici, mentionnons seulement quelques incidents du "Pantagruel." D'abord la critique du langage macaronique de quelques écrivains de l'époque, indiquée par le langage de l'écolier limousin qui vient de "l'alme, inclyte et célébre académie, que l'on vocite Lutèce," où, dit-il, "nous transfretons la Sequane au dilucule et crépuscule; nous deambulons par les compites et quadrivies de l'urbe; nous despumons la verbocination latiale: et comme verisimiles amorabonds, captons la benevolence de l'omnijuge, omniforme, et omnigene sexe feminin." La création la plus originale de Rabelais est celle de Panurge, ce savant qui parle toutes les langues, qui "mange son blé en herbe," qui joue mille tours à tout le monde, qui désire se marier, consulte les savants, la sibylle, ses amis, et part pour obtenir l'avis de l'oracle de la Dive Bouteille. C'est pendant le voyage au pays Lanternois qu'a lieu l'incident des moutons de Panurge qui ajouta un proverbe à la langue française. Nous voyons aussi Raminagrobis, Herr Tripa,

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