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jours plus d'inconvénient à prendre un mauvais parti, qu'à n'en prendre aucun. (ÉD. 6.)

Un homme inégal n'est pas un seul homme, ce sont plusieurs il se multiplie autant de fois qu'il a de nouveaux goûts et de manières différentes; il est à chaque moment ce qu'il n'étoit point, et il va être bientôt ce qu'il n'a jamais été il se succède à lui-même. Ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont ses complexions; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'humeurs. Ne vous trompez-vous point? est-ce Euthycrate que vous abordez? aujourd'hui quelle glace pour vous! hier il vous recherchoit, il vous caressoit, vous donniez de la jalousie à ses amis : vous reconnoît-il bien? dites-lui votre nom. (ÉD. 6.)

Ménalque1 descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme : il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit; et venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac

1. Ceci est moins un caractère particulier qu'un recueil de faits de distractions. Ils ne sauroient être en trop grand nombre s'ils sont agréables; car les goûts étant différents, on a à choisir. (Note de la Bruyère, ajoutée à la 8o édition.) — En même temps qu'il plaçait la note précédente à côté du caractère de Ménalque, la Bruyère y insérait plusieurs traits nouveaux, dont l'un, recueilli dans la maison même des Condé, était emprunté au prince de la Roche-sur-Yon (voyez l'Appendice). Le comte de Brancas avait fourni les traits principaux du caractère; l'une des anecdotes était attribuée à l'abbé de Mauroy : l'annotation de la Bruyère, écrite au moment même où il ajoutait le récit de l'une des aventures d'un troisième Ménalque à celles des deux premiers, était donc d'une parfaite exactitude.

ou au visage; il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve ou devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui chacun de son côté à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnoître à peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille', il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre : on lui perd tout, on lui égare tout; il demande ses gants, qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme qui prenoit le temps de demander son masque lorsqu'elle l'avoit sur son visage. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue : tous les courtisans regardent et rient; Ménalque regarde aussi et rit plus haut que les autres, il cherche des yeux dans toute l'assemblée où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque. S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré, il s'émeut, et il demande où il est à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue; il entre ensuite dans sa maison, d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du Palais, et trouvant au bas du grand degré un carrosse qu'il prend pour le sien, il se

1. VAR. (édit. 6): Il cherche, il fourrage.

2. On désignait particulièrement de ce nom les salles du château de Versailles où la cour s'assemblait le soir lorsqu'il n'y avait pas comédie, et par suite le cercle même qui se tenait dans ces salles. (Voyez l'État de la France, tome I, p. 294, édition de 1712; Saint-Simon, tome I, p. 22 et 23; et ci-dessus, tome I, p. 310).

3. Il s'agit du Palais de justice.

met dedans le cocher touche et croit remener son maître dans sa maison; Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet; tout lui est familier, rien ne lui est nouveau; il s'assit', il se repose, il est chez soi. Le maître arrive : celui-ci se lève pour le recevoir; il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre; il parle, il rêve, il reprend la parole: le maître de la maison s'ennuie, et demeure étonné; Ménalque ne l'est pas moins, et ne dit pas ce qu'il en pense : il a affaire à un fàcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère, et il prend patience : la nuit arrive qu'il est à peine détrompé. Une autre fois il rend visite à une femme, et se persuadant bientôt que c'est lui qui la reçoit, il s'établit dans son fauteuil, et ne songe nullement à l'abandonner : il trouve ensuite que cette dame fait ses visites longues, il attend à tous moments qu'elle se lève et le laisse en liberté; mais comme cela tire en longueur, qu'il a faim, et que la nuit est déjà avancée, il la prie à souper : elle rit, et si haut, qu'elle le réveille. Lui-même se marie le matin, l'oublie le soir, et découche la nuit de ses noces; et quelques années après il perd sa femme, elle meurt entre ses bras, il assiste à ses obsèques, et le lendemain, quand on lui vient dire qu'on a servi, il demande si sa femme est prête et si elle est avertie. C'est lui encore qui entre dans une église, et prenant l'aveugle qui est collé à la porte pour un pilier, et sa tasse pour le bénitier, y plonge la main, la porte à son front, lorsqu'il entend tout d'un coup le pilier qui parle, et qui lui offre des oraisons'. Il s'avance dans la

1. Tel est le texte de toutes les éditions publiées du vivant de la Bruyère. Voyez le Lexique.

2. Les aveugles disent l'antienne et l'oraison d'un saint à l'inten

nef, il croit voir un prié-Dieu', il se jette lourdement dessus la machine plie, s'enfonce, et fait des efforts pour crier; Ménalque est surpris de se voir à genoux sur les jambes d'un fort petit homme, appuyé sur son dos, les deux bras passés sur ses épaules, et ses deux mains jointes et étendues qui lui prennent le nez et lui ferment la bouche; il se retire confus, et va s'agenouiller ailleurs. Il tire un livre pour faire sa prière, et c'est sa pantoufle qu'il a prise pour ses Heures, et qu'il a mise dans sa poche avant que de sortir. Il n'est pas hors de l'église qu'un homme de livrée court après lui, le joint, lui demande en riant s'il n'a point la pantoufle de Monseigneur; Ménalque lui montre la sienne, et lui dit :

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Voilà toutes les pantoufles que j'ai sur moi; » il se fouille néanmoins, et tire celle de l'évêque de **, qu'il vient de quitter, qu'il a trouvé malade auprès de son feu, et dont, avant de prendre congé de lui, il a ramassé la pantoufle, comme l'un de ses gants qui étoit à terre : ainsi Ménalque s'en retourne chez soi avec une pantoufle de moins. Il a une fois perdu au jeu tout l'argent qui est dans sa bourse, et voulant continuer de jouer, il entre dans son cabinet, ouvre une armoire, y prend sa cassette, en tire ce qu'il lui plaît, croit la remettre où il l'a prise : il entend aboyer dans son armoire qu'il vient de fermer; étonné de ce prodige, il l'ouvre une seconde

tion de ceux qui leur donnent l'aumône. » (Dictionnaire de Trévoux, au mot Oraison.)

1. La forme prié-Dieu est la seule que contiennent le Dictionnaire de Richelet (1680) et la première édition du Dictionnaire de l'Academie (1694). Furetière (1690) a les deux formes: prié-Dieu et prie

Dieu.

2. La 6o édition porte : qu'il a mis, sans accord.

3. Cette phrase: « Il a une fois perdu au jeu, etc., » jusqu'aux mots : qu'il a serré pour sa cassette,» a été ajoutée dans la 8 édition.

fois, et il éclate de rire d'y voir son chien, qu'il a serré pour sa cassette. Il joue au trictrac1, il demande à boire, on lui en apporte; c'est à lui à jouer, il tient le cornet d'une main et un verre de l'autre, et comme il a une grande soif, il avale les dés et presque le cornet, jette le verre d'eau dans le trictrac, et inonde celui contre qui il joue. Et dans une chambre où il est familier, il crache sur le lit et jette son chapeau à terre, en croyant faire tout le contraire. Il se promène sur l'eau, et il demande quelle heure il est : on lui présente une montre; à peine l'a-t-il reçue, que ne songeant plus ni à l'heure ni à la montre, il la jette dans la rivière, comme une chose qui l'embarrasse. Lui-même écrit une longue lettre, met de la poudre dessus à plusieurs reprises, et jette toujours la poudre dans l'encrier. Ce n'est pas tout il écrit une seconde lettre, et après les avoir cachetées toutes deux, il se trompe à l'adresse; un duc et pair reçoit l'une de ces deux lettres, et en l'ouvrant y lit ces mots : Maître Olivier, ne manquez, sitôt la présente reçue, de m'envoyer ma provision de foin.... Son fermier reçoit l'autre, il l'ouvre, et se la fait lire; on y trouve Monseigneur, j'ai reçu avec une soumission aveugle les ordres qu'il a plu à Votre Grandeur.... Lui-même encore écrit une lettre pendant la nuit, et après l'avoir cachetée, il éteint sa bougie : il ne laisse pas d'être surpris de ne voir goutte, et il sait à peine comment cela est arrivé. Ménalque descend l'escalier du Louvre; un autre le monte, à qui il dit : C'est vous que je cherche; il le prend par la main, le fait des

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I. VAR. (édit. 6 et 7) : Il joue une fois au trictrac.

2. La phrase : « Et dans une chambre, etc., jusqu'aux mots : « en croyant faire tout le contraire, » a été égalemeut ajoutée dans la 8e édition.

3. Il y a cacheté, sans accord, dans la 6o édition.

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