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et Gennaro, et une petite fille nommée Rafaëlla, âgée alors de sept ans. Lorsque Gaëtano eut commis le meurtre qui l'obligea à fuir ses pénates, Gennaro, son cadet, lui succéda dans la gestion de leur patrimoine.

Deux ans après eut lieu la première entrée des Français dans le royaume de Naples, sous le commandement du général Championnet. La république fut proclamée dans la capitale et dans quelques villes, puis vivement combattue dans les provinces, et la guerre civile éclata avec le cortège d'horreurs qu'elle traîne à sa suite. Les colonnes mobiles sorties de Naples, et commandées par des chefs ardents et habiles, dans tout l'enthousiasme d'une conviction nouvelle, remportèrent d'abord de grands succès, qu'elles souillèrent par de cruels ravages dans les contrées qu'elles traversèrent. Bientôt la division se mit dans le nouveau gouvernement, et ses effets ne tardèrent pas à se faire sentir chez ce peuple mobile et facile à démoraliser. Les colonnes mobiles furent refoulées une à une, le gouvernement, privé de l'appui des Français, se vit réduit à la seule capitale, dont l'armée du cardinal Ruffo ne tarda pas à s'emparer, et la première restauration fut accomplie.

Ce fut alors que Gaëtano revint dans son lieu natal où il trouva ses champs dévastés, ses oliviers rasés, et sa maison incendiée par les libéraux. Sa vieille mère avait péri dans les flammes. Gennaro avait réussi à s'échapper, emportant dans ses bras sa petite sœur, et avait ensuite facilement trouvé à se cacher dans les campagnes. Quand le roi Ferdinand fut rétabli sur le trône, les malheurs de cette famille, son dévouement bien connu à la cause des Bourbons, valurent à don Gaëtano une amnistie pleine et entière, par ordonnance royale, et à Gennaro une place

lucrative dans l'administration des domaines royaux. Il se maria et recueillit chez lui son frère et sa sœur pendant tout le temps que dura cette restauration.

Lorsque les Bourbons eurent été pour la seconde fois rejetés en Sicile, Gennaro fut privé de la place qui le faisait vivre lui et les siens, et les deux frères se trouvèrent encore une fois sans ressource. Laissant leur sœur avec la femme de Gennaro, ils prirent chacun le fusil et le poignard, et se jetèrent hardiment dans la campagne, où nous les avons retrouvés à la tête d'une bande nombreuse ét aguerrie.

Bientôt Gennaro reçut la nouvelle que sa femme venait de mourir en couches d'un enfant qui ne lui avait pas survécu, et que leur jeune sœur n'avait plus pour toute famille que les deux frères qui combattaient dans l'armée royale. Il restait la ressource de la mettre dans quelque couvent, mais dans ces temps de troubles, où les uns s'attaquaient à tout ce qui était ancien. où les autres résistaient à tout ce qui était nouveau, les monastères, tantôt sécularisés par le gouvernement, tantôt pillés par l'un des partis, ou rançonnés par l'autre, n'offraient qu'un asile précaire. Ce fut alors que don Gaëtano se décida à prendre sa sœur auprès de lui et à lui servir de père. Un beau matin il quitta brusquement sa troupe, et huit jours après il revint, apportant sur le pommeau de sa selle un joli petit garçon, qu'il appelait son frère, et qui fut reçu pour tel par tous ses gens, jusqu'au jour où le mystère fut enfin dévoilé.

Gaëtano était Italien, c'est-à-dire qu'il y avait en lui place pour beaucoup de mal et pour beaucoup de bien, et qu'il était extrême en tout. Ces caractères sont fréquents sur cette terre inculte et cependant féconde, où la civili

sation, l'instruction populaire, l'opinion publique n'ont pas encore promené leur utile, mais écrasant niveau, sur cette terre de contrastes et d'oppositions, où l'on rencontre chaque jour, et quelquefois chez le même sujet, la ruse et la naïveté, la charité et l'avarice, le courage chevaleresque de l'antique Espagne auprès de la lâcheté du spadassin, et les vices effrénés du bas empire à côté des naïves et platoniques amours de la Germanie. Il en était ainsi de Don Gaëtano. La véhémence des passions, la grossièreté même des instincts, n'excluait point chez lui l'élévation des sentiments. Il avait inoculé à la pauvre enfant ses haines politiques, et l'avait plongée avec lui dans une atmosphère de violences et de meurtres; mais cette atmosphère, quoique sanglante, était pure. Il s'était attaché à cet être si faible et si bon avec l'énergique tendresse d'un caractère qui ne faisait rien à demi, et cette sainte affection avait sauvé l'enfant de la misère, et préservé la jeune fille du contact du vice. Le partisan avait donné à sa jeune sœur un asile contre l'isolement et le besoin, et quelque rude que fût son propre caractère, quelque farouches que fussent ses habitudes, il avait en même temps voulu la mettre à l'abri des plaisanteries équivoques, des suppositions injurieuses, que la présence d'une jeune fille ne pouvait manquer de faire naître au milieu d'une troupe comme la sienne. C'est pourquoi il avait déguisé avec tant de soin le sexe de sa sœur, qu'à l'exception de Gennaro, son autre frère, nul de ses compagnons n'avait soupçonné la vérité. Son intention était de la garder auprès de lui jusqu'à la paix, ou si la paix se faisait trop attendre, de saisir quelque occasion de l'établir avantageusement. Cela lui était facile, car Rafaëlla, sœur du hardi capitaine de l'armée de la Foi, et qui plus est,

son héritière, devait être un jour l'un des premiers partis de la province.

Depuis longtemps Don Gaëtano avait cru s'apercevoir de l'intérêt que me portait cette charmante enfant. Lors du complot de Salvator pour me faire mettre à mort, complot dont Rafaëlla m'avait si adroitement prévenu, le chef avait deviné à qui je devais ces avertissements, et ses vagues données sur les sentiments naissants de la jeune fille s'étaient changés en certitude. Ce fut à cette considération que je dus la vie ce jour-là, bien plus qu'à mon apostrophe hardie et à mes poses de mélodrame. A dater de ce jour, Don Gaëtano avait, malgré lui, abordé la possibilité d'une union entre sa sœur et moi, et soit qu'il fut poussé par cette arrière-pensée encore confuse, soit parce que l'homme s'affectionne quelquefois par ses propres bienfaits, il s'était pris pour moi d'une sorte d'amitié rude et brusque, telle qu'il pouvait l'éprouver. Ce fut cette amitié qui me valut plus tard la proposition bi-zarre de m'enrôler dans sa troupe comme successeur de son frère.

Don Gaëtano avait pour sa jeune sœur une sollicitude paternelle; il la prouvait en sacrifiant ses haines implacables au sentiment qu'il voyait poindre dans le cœur de la jeune fille, et en ne repoussant point pour elle un avenir si peu en accord avec un passé comme le sien. Mais l'affection d'un père, quelque entière, quelque dévouée qu'elle puisse être, dépasse souvent le but, et manque de ces délicatesses de cœur qui distinguent la tendresse d'une mère. Chez un père elle prend souvent la forme injurieuse du soupçon, et là où l'une aurait pressenti le danger, l'autre avait déjà deviné le mal. En voyant notre amitié devenir tous les jours plus intime, le Calabrais n'avait plus douté

que je n'eusse pénétré le secret du déguisement de sa sœur. Nos longues causeries, nos promenades solitaires, tout avait fortifié cette certitude. Il voyait des amants trop inexpérimentés encore pour chercher à se cacher, là où il n'y avait que deux adolescents qui s'aimaient avec le puéril entraînement de leur âge. Le jour enfin où il nous avait trouvés si fraternellement blottis sous le même manteau, sa colère n'avait pu se contenir davantage, et son explosion avait amené le coup de théâtre que je vous ai raconté.

Ces explications m'étaient données par Don Gaëtano lui-même, le soir du grand jour qui avait apporté un changement si soudain dans mon existence. Tous trois nous étions assis sur ce même gazon, où, peu d'heures auparavant, nous allions nous égorger; Rafaëlla s'était placée entre son frère et moi, et l'une de ses mains était restée dans les miennes, qui la serraient comme si la jeune fille eût cherché à la retirer. Don Gaëtano parlait dans ce style brusque et laconique qui lui était familier, et bien que sa sœur fût déjà au courant des détails qui se rapportaient à ses premières années, je n'étais pas celui des deux qui semblait les écouter avec le plus d'attention. Rafaëlla tenait ses yeux attachés sur son frère avec une sorte d'embarras pudique, comme pour les dérober aux miens qui allaient s'y perdre tout entiers, et quand elle les reportait sur moi, au lieu de l'éclat dont ils brillaient la veille, c'était avec une douce langueur qui abaissait leurs longs cils et me voilait son regard.

Elle aussi elle m'aimait, et son amour avait devancé le mien. Il avait commencé le jour où les brigands me traînèrent évanoui et tout sanglant, jusqu'au lieu funeste où s'achevait l'oeuvre du massacre si bien commencée. A

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