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CATILINA.

Quoi! il n'y avoit de gens d'esprit que dans ce petit cercle d'hommes qui composoient la cour de l'empereur?

SENECION.

Je connoissois aussi quelques pédants, des poëtes, des philosophes, des gens à talent en tout genre; mais je tenois ces espèces dans la subordination. Je m'en amusois quelquefois, et les congédiois ensuite sans me familiariser

avec eux.

CATILINA.

On m'avoit dit que vous-même faisiez des vers; que vous déclamiez ; que vous vous piquiez d'être philosophe.

SENECION.

Je m'amusois de tous ces talents qui étoient en moi; mais je m'appliquois à des choses plus utiles et plus raisonnables.

CATILINA.

SENECION.

Moi! j'avois la faveur de mon maître, je n'avois besoin de personne. Je n'aurois pas manqué de créatures si j'avois voulu; les hommes se jetoient en foule au-devant de moi; mais je me contentois de ménager les grands et ceux qui approchoient l'empereur. J'étois inexorable pour les autres qui me recherchoient, parceque je pouvois leur être utile, et qu'euxmêmes n'étoient bons à rien.

CATILINA.

Et que seriez-vous devenu si Néron eût cessé de vous aimer? Ces grands qui étoient tous jaloux de votre fortune vous auroient-ils soutenu dans vos disgraces? Qui vous auroit regretté? qui vous eût plaint? qui auroit pris votre parti contre le peuple, animé contre vous par votre orgueil et votre mollesse ?

SENECION.

Mon ami, quand on perd la faveur du prince,

Et quelles étoient donc ces choses plus rai- on perd toujours tout avec elle.

sonnables?

SENECION.

CATILINA.

On ne perd point le génie et le courage lorsHo! vous en voulez trop savoir. Voudriez-qu'on en a véritablement ; on ne perd point l'avous que j'eusse passé ma vie sur des livres et mour des misérables, qui sont toujours en très dans mon cabinet, comme ces misérables qui grand nombre; on conserve l'estime des gens n'avoient d'autre ressource que leur talent? Je de mérite. Le malheur même augmente quelvous avoue que ces gens-là avoient bien peu quefois la réputation des grands hommes; leur d'esprit. Je les recevois chez moi pour leur ap- chute entraîne nécessairement celle d'une infiprendre que j'avois plus d'esprit qu'eux ; je leur nité de gens de mérite qui leur étoient attachés. faisois sentir à tout moment qu'ils n'étoient que Ceux-ci ont intérêt de les relever, de les défendes imbéciles; je les accablois quelquefois d'a-dre dans le public, et se sacrifient quelquefois mitiés et d'honnêtetés; je croyois qu'ils comp- de très bon cœur pour les servir. toient sur moi. Mais le lendemain je ne leur parlois plus; je ne faisois pas semblant de les voir; ils s'en alloient désespérés contre moi. Mais je me moquois de leur colère, et je savois qu'ils seroient trop heureux que je leur accordasse encore ma protection.

CATILINA.

Ainsi vous vous réserviez de vous attacher d'autres hommes plus propres à servir vos desseins. Car, apparemment, vous ne comptiez pas sur le cœur de ceux que vous traitiez si mal.

SENECION.

Ce que vous dites est peut-être vrai dans une république; mais, sous un roi, je vous dis qu'on dépend uniquement de sa volonté.

CATILINA.

Vous avez servi sous un mauvais prince qui n'étoit environné que de flatteurs et d'esprits bas et mercenaires. Si vous aviez vécu sous un meilleur règne, vous auriez vu qu'on dépendoit, à la vérité, de la volonté du prince, mais

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Ce n'est pas à moi à vous dire qu'elle a été glorieuse; mais je puis au moins vous répondre qu'elle a été plus agréable que la vôtre; j'ai joui des mêmes plaisirs que vous, mais je ne m'y suis pas borné; je les ai fait servir à des desseins sérieux et à une fin plus flatteuse. J'ai aimé et estimé les hommes de bonne foi, parceque j'étois capable de discerner le mérite, et que j'avois un cœur sensible. Je me suis attaché tous les misérables, sans cesser de vivre avec les grands. Je tenois à tous les états par mon génie vaste et conciliant; le peuple m'aimoit; je savois me familiariser avec les hommes sans m'avilir; je me relâchois sur les avantages de ma naissance, content de primer par mon génie et par mon courage. Les grands ne négligent souvent les hommes de mérite que parcequ'ils sentent bien qu'ils ne peuvent les dominer par leur esprit. Pour moi, je me livrois tout entier aux plus courageux et aux habiles, parceque je n'en craignois aucun

je

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J'ai connu, comme toi, des hommes que le

Tacite parle de ce Senecion, dont le prénom étoit Tullius. c'étoit un chevalier romain dont Néron avoit fait le confident

des secrets qu'il vouloit cacher à sa mère Agrippine. Tullius Senecion devint un des favoris du tyran, le complice de ses crimes et le compagnon de ses débauches. Il fut enveloppé dans la fameuse conspiration où périrent Épicharis, Sénèque et Lucain : on dit qu'il mourut avec plus de courage qu'on n'avoit lieu de l'attendre d'un homme livré aux plaisirs.

Je trouve que l'auteur de ces dialogues excuse avec trop de complaisance les crimes de l'ambition. Le portrait que Salluste fait de Catilina ne s'accorde point avec l'idée qu'on en donne dans ce dialogue. Il avoit, dit l'historien romain, l'ame forte,

le corps robuste, mais l'esprit méchant et l'ame dépravée. Jeune

encore, il aimoit les troubles, les séditions et les guerres civiles. Il se plaisoit au meurtre et au pillage, et ses premières années

furent un apprentissage de scélératesse. Il supportoit avec une fermeté incroyable la faim, le froid et les veilles. Audacieux, habile dans l'art de séduire et de feindre, avide du bien d'au

trui, prodigue du sien, violent dans ses passions, assez éloquent,

mais dénué de raison, il n'eut que de vastes desseins et ne se porta qu'à des choses extrêmes, presque impossibles, au-dessus

de l'ambition et de la fortune d'un simple citoyen. SALLUSTE, Bell. Cutil., cap. V. S.

hasard ou une servile industrie ont avancés; mais je n'étois pas né pour m'élever par ces moyens; je n'ai jamais porté envie à ces misérables.

JAFIER.

de cette entreprise, qui étoit conduite par des hommes plus puissants que toi.

RENAUD.

C'est le sort des hommes de génie qui n'ont que du génie et du courage. Ils ne sont que les

Et pourquoi avois-tu de l'ambition, si tu instruments des grands qui les emploient; ils méprisois l'injustice de la fortune?

RENAUD.

Parceque j'avois l'ame haute, et que j'aimois à lutter contre mon mauvais destin: le combat me plaisoit sans la victoire.

JAFIER.

ne recueillent jamais ni la gloire ni le fruit principal des entreprises qu'ils ont conduites, et que l'on doit à leur prudence; mais le témoignage de leur conscience leur est bien doux. Ils sont considérés, du moins, des grands qu'ils servent; ils les maîtrisent quelquefois dans leur conduite; et enfin quelques uus parviennent, s'élèvent au-dessus de leurs protecteurs, et

Il est vrai que la fortune t'avoit fait naître emportent au tombeau l'estime des peuples. hors de ta place.

RENAUD.

JAFIER.

Ce sont ces sentiments qui t'ont conduit sur

Et la nature, mon cher Jafier, m'y appeloit l'échafaud. et se révoltoit.

JAFIER.

RENAUD.

Crois-tu que j'aie regretté la vie? Un homme

Ne pouvois-tu vivre tranquillement sans au- qui craint la mort n'est pas même digne de torité et sans gloire?

RENAUD.

J'aimois mieux la mort qu'une vie oisive; je savois bien vivre sans gloire, mais non sans activité et sans intrigue.

JAFIER.

Avoue cependant que tu te conduisois avec imprudence. Tu portois trop haut tes projets. Ignorois-tu qu'un gentilhomme françois comme toi, qui avoit peu de bien, qui n'étoit recommandable ni par son nom, ni par ses alliances, ni par sa fortune, devoit renoncer à ces grands desseins?

RENAUD.

Ami, ce fut cette pensée qui me fit quitter ma patrie après avoir tenté tout ce qui dépendoit de moi pour m'y élever. J'errois en divers pays; je vins à Venise, et tu sais le reste.

JAFIER.

Oui, je sais que tu fus sur le point d'élever ta fortune sur les débris de cette puissante république; mais quand tu aurois réussi, tu n'aurois jamais eu la principale gloire ni le fruit

vivre 1.

Ce dialogue est une simple esquisse. Rien n'y est approfondi ; et cependant l'auteur auroit pu y faire entrer de beaux tableaux et de beaux développements. L'histoire de la conjuration de Venise, par l'abbé de Saint-Réal, lui auroit fourni les matériaux nécessaires. Il y avoit quelque chose de sombre et de mystérieux dans le gouvernement de Venise qui attache l'imagination et qui a répandu du charme et de l'intérêt sur les ouvrages où il en a été question. Au reste, il est à-peu-près évident que tous les dé tails de cette fameuse conspiration sont sortis de l'imagination de l'abbé de Saint-Réal, qui écrivoit l'histoire à peu près comme Varillas son modèle, sans se mettre en peine de la vérité des faits et de l'exactitude des détails.

J'ai cru m'apercevoir, en lisant avec attention ces dialogues de Vauvenargues, qu'il y avoit dans son ame des semences d'ambition. On sait qu'il fit quelques démarches infructueuses pour entrer dans la carrière diplomatique ; mais il falloit, pour réussir de son temps, un esprit d'intrigue et de servilité incompatible avec son caractère naturellement noble et porté aux grandes choses et aux grandes pensées. Il est malheureux pour des ames de cette trempe de naître dans un siècle d'é

goisme et de petitesse; elles s'y trouvent contraintes, resserlancolie et quelquefois même dans l'abattement. Je ne lis point le dialogue entre Brutus et un jeune Romain sans soupçonner que l'auteur, en faisant parler ce dernier personnage, a voulu peindre les dispositions de son esprit et quelques uns des évène. ments de sa vie. Je ne suis pas de ceux qui condamnent l'ambition d'une manière absolue; j'en juge par les effets qu'elle produit. Si elle est utile aux hommes, si elle est accompagnée de la vertu, je la considère comme un des plus nobles mouvements de l'ame; si elle ne recherche le crédit et l'autorité que pour satisfaire d'autres passions viles, telles que l'avarice, la haine, la

rées, et leur essor, sans cesse comprimé, les jette dans la mé

cruauté, je la déteste et la méprise au sein même de son opulence et de son pouvoir. S.

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Sur l'histoire des hommes illustres.

Les histoires des hommes illustres trompent la jeunesse. On y présente toujours le mérite

Vous niez donc que les hommes soient obligés comme respectable, on y plaint les disgraces à être justes?

DENIS.

qui l'accompagnent, et on y parle avec mépris de l'injustice du monde à l'égard de la vertu et

Pourquoi y seroient-ils obligés, puisque la des talents. Ainsi, quoiqu'on y fasse voir les nature ne les a pas faits tels?

PLATON.

hommes de génie presque toujours malheureux, on peint cependant leur génie et leur condition avec de si riches couleurs, qu'ils paroissent dignes d'envie dans leurs malheurs mêmes. Cela vient de ce que les historiens confondent leurs intérêts avec ceux des hommes illustres dont ils parlent. Marchant dans les mêmes sentiers, et aspirant à-peu-près à la même gloire, ils relèvent autant qu'ils peuvent l'éclat des talents; on ne s'aperçoit pas qu'ils plaident leur propre cause, et comme on n'entend que leur voix, on se laisse aisément séduire à la justice de leur cause, et on se persuade aisément que le parti le meilleur est aussi le plus appuyé des honnêtes gens. L'expérience détrompe là-dessus. Pour peu qu'on ait vu le C'est-à-dire que vous, qui étiez plus fort et monde, on découvre bientôt son injustice na

Parceque la nature les a faits raisonnables, et que, si elle ne leur a pas accordé l'équité, elle leur a donné la raison pour la leur faire connoître et pratiquer; car vous ne niez pas, du moins, que la raison ne montre la nécessité de la justice?

DENIS.

La raison veut que les habiles et les forts gouvernent, et qu'ils fassent observer aux autres hommes l'équité : voilà ce que je vous accorde.

PLATON.

turelle envers le mérite, l'envie des hommes | de l'esprit humain, de s'étendre au-delà de

médiocres, qui traverse jusqu'à la mort les hommes excellents, et enfin l'orgueil des hommes élevés par la fortune, qui ne se relâche jamais en faveur de ceux qui n'ont que du mérite. Si on savoit cela de meilleure heure, on travailleroit avec moins d'ardeur à la vertu; et quoique la présomption de la jeunesse surmonte tout, je doute qu'il entrât autant de jeunes gens dans la carrière.

II.

Sur la morale et la physique.

C'est un reproche ordinaire de la part des physiciens à ceux qui écrivent des mœurs, que la morale n'a aucune certitude comme les mathématiques et les expériences physiques. Mais je crois qu'on pourroit dire, au contraire, que l'avantage de la morale est d'être fondée sur peu de principes très solides, et qui sont à la portée de l'esprit des hommes; que c'est de toutes les sciences la plus connue, et celle qui a été portée plus près de sa perfection: car il y a peu de vérités morales un peu importantes qui n'aient été écrites; et ce qui manque à cette science, c'est de réunir toutes ces vérités et de les séparer de quelques erreurs qu'on y a mêlées; mais c'est un défaut de l'esprit humain plus que de cette science, car les hommes ne sont guère capables de concevoir aucun sujet tout entier et d'en voir les divers rapports et les différentes faces. L'avantage de la morale est donc d'être plus connue que les autres sciences; de-là on peut conclure qu'elle est plus bornée, ou qu'elle est plus naturelle aux hommes, ou l'un et l'autre 'à-la-fois : car on ne peut nier, je crois, qu'elle est plus naturelle aux hommes, et on est assez obligé de convenir, en même temps, que, se renfermant tout entière dans un sujet si borné que le genre humain, elle a moins d'étendue que la physique, qui embrasse toute la nature. Ainsi l'avantage de la morale sur la physique est de pouvoir être mieux connue et mieux possédée, et l'avantage de la physique sur la morale est d'être plus vaste et plus étendue. La morale se glorifie d'être plus sûre et plus praticable; et la physique, au contraire, de passer les bornes

toutes ses conceptions, d'étonner et de confondre l'imagination par ce qu'elle lui fait apercevoir de la nature... Voilà du moins ce qui me paroît de ces deux sciences. Je trouve la morale plus utile, parceque nos connoissances ne sont guère profitables qu'autant qu'elles approchent de la perfection; mais elle me paroît aussi un peu bornée; au lieu que le seul aspect des éléments de la physique accable mon imagination..... Je me sens frapper d'une vive curiosité à la vue de toutes les merveilles de l'univers, mais je suis dégoûté aussitôt du peu que l'on en peut connoître, et il me semble qu'une science si élevée au-dessus de notre raison n'est pas trop faite pour nous.

Cependant ce qu'on a pu en découvrir n'a pas laissé que de répandre de grandes lumières sur toutes les choses humaines: d'où je conclus qu'il est bon que beaucoup d'hommes s'appliquent à cette science et la portent jusqu'au degré où elle peut être portée, sans se décourager par la lenteur de leurs progrès et par l'imperfection de leurs connoissances... Il faut avouer que c'est un grand spectacle que celui de l'univers : de quelque côté qu'on porte sa vue, on ne trouve jamais de terme. L'esprit n'arrive jamais ni à la dernière petitesse des objets, ni à l'immensité du tout; les plus petites choses tiennent à l'infini ou à l'indéfini. L'extrême petitesse et l'extrême grandeur échappent également à notre imagination; elle n'a plus de prise sur aucun objet dès qu'elle veut les approfondir. Nous apercevons, dit Pascal, quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel d'en connoître ni le principe ni la fin, etc. '.

La physique est incertaine à l'égard des principes du mouvement, à l'égard du vide ou du plein, de l'essence des corps, etc. Elle n'est certaine que dans les dimensions, les distances, les proportions et les calculs qu'elle emprunte de la géométrie.

M. Newton, au moyen d'une seule cause occulte, explique tous les phénomènes de la nature; et les Anciens, en admettant plusieurs causes occultes, n'expliquoient pas la moindre

■ Voyez les Pensées de Pascal, Ire part., art. IV, pensée I.

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