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RACINE.

dont vous étiez jaloux comme poëte. La seule Qu'appelez-vous, je vous prie, de grands chose qui m'ait étonné, c'est que votre Éminence ait favorisé des écrivains indignes de sa protection'.

hommes ?

BOSSUET.

Tous ceux qui surpassent les autres par le cœur et par l'esprit, qui ont la vue plus nette et plus fine, qui discernent mieux les choses humaines, qui jugent mieux, qui s'expriment mieux, qui ont l'imagination plus forte et le génie plus vaste.

RACINE.

Voilà en effet ce qui fait de très grands hommes. De tels esprits sont faits pour s'estimer et pour s'aimer, malgré la différence de leur travail et de leurs objets ; c'est aux petits esprits à dégrader ou les uns ou les autres, selon le parti qu'ils ont pris : comme ceux qui sont attachés à quelque faction décrient les chefs du parti contraire, tandis que ces mêmes chefs s'estiment et se craignent réciproquement.

DIALOGUE XII.

LE CARDINAL DE RICHELIEU ET LE GRAND CORNEILLE.

CORNEILLE.

RICHELIEU.

Je suis venu dans un mauvais temps, mon cher Corneille; il y avoit peu de gens de mérite pendant mon ministère, et je voulois encourager les hommes à travailler, en accordant une protection marquée à tous les arts; il est vrai que je ne vous ai pas assez distingué : en cela je suis très blâmable.

CORNEILLE.

Moins que veut bien avouer votre Éminence. Il est vrai que j'avois quelque génie ; mais je ne fus pas courtisan. J'avois naturellement cette inflexibilité d'esprit que j'ai donnée si souvent à mes héros. Comme eux, j'avois une vertu dure, un esprit sans délicatesse et trop resserré dans les bornes de mon art; il n'est pas étonnant qu'un grand ministre, accoutumé aux devoirs et à la flatterie des plus puissants de l'État, ait négligé un homme de mon carac

tère.

RICHELIEU.

Ajoutez que je n'ai point connu tout ce que

Est-il vrai que votre Éminence ait été jalouse vous valiez. Mon esprit étoit peut-être resserré, de mes écrits?

RICHELIEU.

Pourquoi ne l'aurois-je pas été? un ministre de peu d'esprit auroit pu être assez ébloui de sa puissance pour mépriser vos talents; mais, pour moi, je connoissois le prix du génie, et j'étois jaloux d'une gloire où la fortune n'avoit point de part. Avois-je donc tant de tort?

CORNEILLE.

comme le vôtre, dans les bornes de son talent. Vous n'aviez pas l'esprit de la cour, et moi, je n'avois pour les lettres qu'un goût défec

tueux 2.

riantes de ce poëme, t. X, p. 188, de l'édition de ses œuvres complètes en 66 vol., Paris, Renouard, 1819. B.

On peut citer parmi ces écrivains Des Marêts, Colletet, Faret et Chapelain. Il admit quelque temps le grand Corneille dans cette troupe; mais le mérite de Corneille se trouva incompatible avec ces poëtes, et il fut aussitôt exclus. Richelieu faisoit des vers, et ce fut même pour faire représenter la tragédie de Mirame, dont il avoit donné le sujet, et dans laquelle

lais-Royal. B.

Cette jalousie honoroit Corneille, et ne de- il avoit fait plus de cinq cents vers, qu'il fit bâtir la salle du Pavoit pas nuire à la réputation de son protecteur; car vous daigniez l'être, et vous récompensiez, dit un auteur', comme ministre, ce même génie

1 Voltaire a dit dans son commentaire sur Corneille, au sujet du mot bienfaits, employé par l'auteur d'Horace dans l'Épitre dédicatoire de cette pièce au cardinal de Richelieu : « Ce mot bienfaits fait voir que le cardinal de Richelieu savoit récompenser en premier ministre, ce méme talent qu'il avoit persécuté dans l'auteur du CID. » —Voltaire a encore dit quel que chose d'analogue dans le Temple du Goût. Voyez les Va

> On veut absolument que le cardinal de Richelieu ait été jaloux des succès de Corneille: cela me paroit aussi vraisemblable que si Racine eût été jaloux des victoires du grand Condé.

Boileau est le premier qui ait accrédité cette opinion en disant : En vain contre le Cid un ministre se ligue,

Tout Paris, pour Chimène, a les yeux de Rodrigue.

On en conclut, ce qui n'etoit peut-être pas dans la pensée du poëte, que Richelieu n'avoit pu voir sans jalousie le triomphe de Corneille. Fontenelle a été plus loin que Boileau: il dit expressément que le cardinal fut aussi alarmé du succès prodigionx

DIALOGUE XIII.

RICHELIEU ET MAZARIN.

MAZARIN .

Est-il possible, mon illustre ami, que vous n'ayez jamais usé de tromperie dans votre ministère?

RICHELIEU.

Hé! croyez-vous vous-même, mon cher cardinal, qu'on puisse gouverner les hommes sans les tromper?

MAZARIN.

Je n'ai que trop montré, par ma conduite, que je ne le croyois pas; mais on m'en a fait un grand crime.

du cid que s'il eût vu les Espagnols aux portes de Paris. Cette exagération de la part du petit-neveu de Corneille s'est généralement répandue, et elle prète tant à la déclamation, elle est si favorable à la vanité des auteurs, qu'il est difficile d'en douter sans soulever une foule d'esprits qui la regardent comme une vérité historique. Cela ne m'empêchera pas d'en dire mon sentiment d'après l'opinion que j'ai conçue du cardinal de Richelieu et de l'esprit de son ministère, l'une des époques les plus intéressantes de notre histoire.

Le souvenir des guerres civiles n'étoit pas encore effacé du cœur des François; la paix étoit rétablie dans l'État, mais il étoit aisé de voir qu'il existoit dans les esprits une fermentation sourde qui auroit éclaté sous une administration moins énergique que celle du cardinal de Richelieu. Ce ministre avoit trop de lumières pour ne pas apercevoir cette agitation générale et les conséquences qui pouvoient en résulter. Il prit une résolution digne de son génie, se mit à la tête de l'opinion publique pour la diriger, et fournit un aliment à l'activité des esprits. Ce fut alors qu'il fonda l'Académie Françoise, qu'il encouragea les lettres, les sciences et les arts, protégea ceux qui les cultivoient, les appela autour de lui, leur donna de la considération et fixa tous les regards sur la gloire littéraire et les travaux de la pensée. Cette impulsion donnée surpassa les espérances du cardinal. Les François, accoutumés aux querelles de religion, s'occupèrent alors de débats et de discussions littéraires. Un sonnet, un madrigal, attiroient l'attention de la cour et de la ville. A cette époque parut le premier chef-d'œuvre de Corneille; il excita un enthousiasme et une admiration générale. On ne s'entretenoit que du cid, on ne se lassoit point de le voir. Tout fut oublé pour le cid. Le ministre saisit cette occasion pour suivre son plan. Il fit faire la critique de cette tragédie, comme Alcibiade fit couper la queue de son chien afin que les Athéniens, occupés de cette bizarrerie, ne cherchassent point à contrarier ses vues politiques. Je ne vois dans la conduite du cardinal de Richelieu que beaucoup d'adresse et point du tout un sentiment d'envie, indigne d'un grand ministre. Observez de plus qu'à cette époque même Corneille jouissoit d'une pension que lui faisoit le cardinal. L'envie n'est pas si généreuse. Au reste, le mouvement imprimé aux esprits par la politique de Richelieu ne

RICHELIEU.

C'est que vous poussiez un peu trop loin la tromperie; c'est que vous trompiez par choix et par foiblesse, plus que par nécessité et par raison.

MAZARIN.

Je suivois en cela mon caractère timide et défiant. Je n'avois pas assez de fermeté pour résister en face aux courtisans ; mais je reprenois ensuite par ruse ce que j'avois cédé par foiblesse.

RICHELIEU.

Vous étiez né avec un esprit souple, délié, profond, pénétrant; vous connoissiez tout ce qu'on peut tirer de la foiblesse des hommes, et vous avez été bien loin dans cette science.

MAZARIN.

Oui, mais on m'a reproché de n'avoir pas connu leur force.

RICHELIEU.

Très injustement, mon ami. Vous la connoissiez et vous la craigniez; mais vous ne l'estimiez point. Vous étiez vous-même trop foible pour vous en servir ou pour la vaincre ; et ne pouvant la combattre de front, vous l'attaquiez par la finesse, et vous lui résistiez souvent avec

succès.

MAZARIN.

Cela est assez singulier, que je la méprisasse, et que cependant je la craignisse.

RICHELIEU.

Rien n'est plus naturel, mon cher ami. Les hommes n'estiment guère que les qualités qu'ils possèdent.

MAZARIN.

Après tout cela, que pensez-vous de mon ministère et de mon génie?

RICHELIEU.

Votre ministère a souffert de justes repro

s'est plus arrêté : il a élevé la France à un haut degré de gloire ches, parceque vous aviez de grands défauts.

littéraire, et c'est peut-être à cette conception politique que nous devons les chefs-d'œuvre qui ont illustré le règne de Louis XIV et celui de son successeur. S.

■ Mazarin (Jules), né à Piscina dans l'Abruzze, le 14 juillet 1602, de la famille des Martinozzi, mourut le 9 mars 1664. B.

Mais vous aviez en même temps un esprit supérieur à ces défauts mêmes; vous joigniez à la vivacité de vos lumières une ambition vaste et

invincible. Par-là vous avez surmonté tous les obstacles de votre carrière, et vous avez exécuté de grandes choses.

MAZARIN.

Je ne laisse pas de reconnoître que vous aviez un génie supérieur au mien. Je vous surpassois peut-être en subtilité et en finesse ; mais vous m'avez primé par la hauteur et par la vigoureuse hardiesse de votre ame.

RICHELIEU.

Nous avons bien fait l'un et l'autre; mais la fortune nous a bien servis.

MAZARIN.

Cela est vrai, mais de moindres esprits n'auroient pas profité de leur fortune. La prospérité n'est qu'un écueil pour les ames foibles.

DIALOGUE XIV.

FÉNELON ET RICHELIEU.

FÉNELON.

Je n'ai qu'une seule chose à vous reprocher, votre ambition sans bornes et sans délicatesse.

RICHELIEU.

C'est cette ambition des grands hommes, aimable philosophe, qui fait la grandeur des États.

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Hé! qui vous a dit que ceux que vous me nommeriez n'avoient pas dans le cœur une ambition secrète qu'ils cachoient aux peuples? Les grandes affaires, l'autorité, élèvent les ames les plus foibles, et fécondent ce germe d'ambition que tous les hommes apportent au monde avec la vie. Vous, qui vous êtes montré si ami de la modération dans vos écrits, ne vouliezvous pas vous insinuer dans les esprits, faire

C'est elle aussi qui les détruit et qui les abyme prévaloir vos maximes? N'étiez-vous pas fâché qu'on les négligeât?

sans ressource.

RICHELIEU.

C'est-à-dire qu'elle fait toutes choses sur la terre. C'est elle qui domine par-tout et qui gouverne l'univers.

FÉNELON.

Dites plutôt que c'est l'activité et le courage.

RICHELIEU.

Oui, l'activité et le courage. Mais l'un et l'autre ne se trouvent guère qu'avec une grande ambition et avec l'amour de la gloire.

FÉNELON.

FÉNELON.

Il est vrai que j'étois zélé pour mes maximes; mais parceque je les croyois justes, et non parcequ'elles étoient miennes.

RICHELIEU.

Il est aisé, mon cher ami, de se faire illusion là-dessus. Si vous aviez eu un esprit foible, vous auriez laissé le soin à tout autre de redresser le genre humain : mais, parceque vous étiez né avec de la vertu et de l'activité, vous vouliez assujettir les hommes à votre génie particulier.

Eh quoi! votre Éminence croiroit-elle que la Croyez-moi, c'est là de l'ambition.

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Oui, lorsqu'on est avancé dans la carrière et connu des grands. Mais qu'aviez-vous fait pour vous mettre en passe et vous faire connoître? Vous distinguiez-vous à la guerre?

LE JEUNE HOMME.

Je me présentois froidement à tous les dan

Ombre illustre, daignez m'aimer. Vous avez été mon modèle tant que j'ai vécu : j'étois ambitieux comme vous, je m'efforçois de suivre vos autres vertus. La fortune m'a été contraire; j'ai trompé sa haine; je me suis dérobé à sa ri-gers, et je remplissois mes devoirs ; mais j'avois peu de goût pour les détails de mon métier. Je croyois que j'aurois bien fait dans les grands emplois; mais je négligeois de me faire une réputation dans les petits.

gueur en me tuant.

BRUTUS.

Vous avez pris ce parti-là bien jeune, mon ami. Ne vous restoit-il plus de ressources dans le monde?

LE JEUNE HOMME.

J'ai cru qu'il ne m'en restoit d'autre que le hasard, et je n'ai pas daigné l'attendre.

BRUTUS.

A quel titre demandiez-vous de la fortune? Étiez-vous né d'un sang illustre?

LE JEUNE HOMME.

J'étois né dans l'obscurité; je voulois m'ennoblir par la vertu et par la gloire.

BRUTUS.

Quels moyens aviez-vous choisis pour vous élever? car, sans doute, vous n'aviez pas un desir vague de faire fortune sans vous attacher à un objet particulier?

LE JEUNE HOMME.

BRUTUS.

Et vous flattiez-vous qu'on devineroit ce talent que vous aviez pour les grandes choses, si vous ne l'annonciez dans les petites?

LE JEUNE HOMME.

Je ne m'en flattois que trop, ombre illustre; car je n'avois nulle expérience de la vie, et on ne m'avoit point instruit du monde. Je n'avois pas été élevé pour la fortune.

BRUTUS.

Aviez-vous du moins cultivé votre esprit pour l'éloquence?

LE JEUNE HOMME.

Je la cultivois autant que les occupations de la guerre le pouvoient permettre; j'aimois les lettres et la poésie; mais tout cela étoit inutile sous l'empire de Tibère, qui n'aimoit que la po

Je croyois pouvoir espérer de m'avancer par litique, et qui méprisoit les arts dans sa vieillesse.

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