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DIALOGUE XIII.

RICHELIEU ET MAZARIN.

MAZARIN.

Est-il possible, mon illustre ami, que vous n'ayez jamais usé de tromperie dans votre ministère?

RICHELIEU.

Hé! croyez-vous vous-même, mon cher cardinal, qu'on puisse gouverner les hommes sans les tromper?

MAZARIN.

Je n'ai que trop montré, par ma conduite, que je ne le croyois pas; mais on m'en a fait un grand crime.

du cid que s'il eût vu les Espagnols aux portes de Paris. Cette exagération de la part du petit-neveu de Corneille s'est généralement répandue, et elle prête tant à la déclamation, elle est si favorable à la vanité des auteurs, qu'il est difficile d'en douter sans soulever une foule d'esprits qui la regardent comme une vérité historique. Cela ne m'empêchera pas d'en dire mon sentiment d'après l'opinion que j'ai conçue du cardinal de Richelieu et de l'esprit de son ministère, l'une des époques les plus intéressantes de notre histoire.

Le souvenir des guerres civiles n'étoit pas encore effacé du cœur des François; la paix étoit rétablie dans l'État, mais il étoit

aisé de voir qu'il existoit dans les esprits une fermentation sourde qui auroit éclaté sous une administration moins énergique que celle du cardinal de Richelieu. Ce ministre avoit trop de lumières pour ne pas apercevoir cette agitation générale et les conséquences qui pouvoient en résulter. Il prit une résolution digne de son génie, se mit à la tête de l'opinion publique pour

la diriger, et fournit un aliment à l'activité des esprits. Ce fut alors qu'il fonda l'Académie Françoise, qu'il encouragea les lettres, les sciences et les arts, protégea ceux qui les cultivoient, les appela autour de lui, leur donna de la considération et fixa tous les regards sur la gloire littéraire et les travaux de la pensée. Cette impulsion donnée surpassa les espérances du cardinal. Les François, accoutumés aux querelles de religion, s'occupèrent alors de débats et de discussions littéraires. Un sonnet, un madrigal, attiroient l'attention de la cour et de la ville. A cette époque parut le premier chef-d'œuvre de Corneille; il excita un enthousiasme et une admiration générale. On ne s'en

tretenoit que du cid, on ne se lassoit point de le voir. Tout fut oublié pour le cid. Le ministre saisit cette occasion pour suivre son plan. Il fit faire la critique de cette tragédie, comme Alcibiade fit couper la queue de son chien afin que les Athéniens, occupés de cette bizarrerie, ne cherchassent point à contrarier ses vues politiques. Je ne vois dans la conduite du cardinal de Richelieu que beaucoup d'adresse et point du tout un sentiment d'envie, indigne d'un grand ministre. Observez de plus qu'à cette époque même Corneille jouissoit d'une pension que lui faisoit le cardinal. L'envie n'est pas si généreuse. Au reste, le mouvement imprimé aux esprits par la politique de Richelieu ne s'est plus arrêté : il a élevé la France à un haut degré de gloire

littéraire, et c'est peut-être à cette conception politique que nous devons les chefs-d'œuvre qui ont illustré le règne de

Louis XIV et celui de son successeur. S.

Mazarin (Jules), né à Piscina dans l'Abruzze, le 44 juillet

4602, de la famille des Martinozzi, mourut le 9 mars 1661. B.

RICHELIEU.

C'est que vous poussiez un peu trop loin la tromperie; c'est que vous trompiez par choix et par foiblesse, plus que par nécessité et par raison.

MAZARIN.

Je suivois en cela mon caractère timide et défiant. Je n'avois pas assez de fermeté pour résister en face aux courtisans ; mais je reprenois ensuite par ruse ce que j'avois cédé par foiblesse.

RICHELIEU.

Vous étiez né avec un esprit souple, délié, profond, pénétrant; vous connoissiez tout ce qu'on peut tirer de la foiblesse des hommes, et vous avez été bien loin dans cette science.

MAZARIN.

Oui, mais on m'a reproché de n'avoir pas connu leur force.

RICHELIEU.

Très injustement, mon ami. Vous la connoissiez et vous la craigniez; mais vous ne l'estimiez point. Vous étiez vous-même trop foible pour vous en servir ou pour la vaincre ; et ne pouvant la combattre de front, vous l'attaquiez par la finesse, et vous lui résistiez souvent avec succès.

MAZARIN.

Cela est assez singulier, que je la méprisasse, et que cependant je la craignisse.

RICHELIEU.

Rien n'est plus naturel, mon cher ami. Les hommes n'estiment guère que les qualités qu'ils possèdent.

MAZARIN.

Après tout cela, que pensez-vous de mon ministère et de mon génie?

RICHELIEU.

Votre ministère a souffert de justes reproches, parceque vous aviez de grands défauts. Mais vous aviez en même temps un esprit supevivacité de vos lumières une ambition vaste et rieur à ces défauts mêmes; vous joigniez à la

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Hé! qui vous a dit que ceux que vous me

Je n'ai qu'une seule chose à vous reprocher, nommeriez n'avoient pas dans le cœur une amvotre ambition sans bornes et sans délicatesse.bition secrète qu'ils cachoient aux peuples? Les

RICHELIEU.

C'est cette ambition des grands hommes, aimable philosophe, qui fait la grandeur des Etats.

FÉNELON.

grandes affaires, l'autorité, élèvent les ames les plus foibles, et fécondent ce germe d'ambition que tous les hommes apportent au monde avec la vie. Vous, qui vous êtes montré si ami de la modération dans vos écrits, ne vouliezvous pas vous insinuer dans les esprits, faire

C'est elle aussi qui les détruit et qui les abyme prévaloir vos maximes? N'étiez-vous pas fâché qu'on les négligeât?

sans ressource.

RICHELIEU.

C'est-à-dire qu'elle fait toutes choses sur la terre. C'est elle qui domine par-tout et qui gouverne l'univers.

FÉNELON.

Dites plutôt que c'est l'activité et le courage.

RICHELIEU.

Oui, l'activité et le courage. Mais l'un et l'autre ne se trouvent guère qu'avec une grande ambition et avec l'amour de la gloire.

FÉNELON.

FÉNELON.

Il est vrai que j'étois zélé pour mes maximes; mais parceque je les croyois justes, et non parcequ'elles étoient miennes.

RICHELIEU.

Il est aisé, mon cher ami, de se faire illusion là-dessus. Si vous aviez eu un esprit foible, vous auriez laissé le soin à tout autre de redresser le genre humain mais, parceque vous étiez né avec de la vertu et de l'activité, vous vouliez assujettir les hommes à votre génie particulier.

Eh quoi! votre Éminence croiroit-elle que la Croyez-moi, c'est là de l'ambition.

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Oui, lorsqu'on est avancé dans la carrière et connu des grands. Mais qu'aviez-vous fait pour vous mettre en passe et vous faire connoître? Vous distinguiez-vous à la guerre?

LE JEUNE HOMME.

Je me présentois froidement à tous les dan

Ombre illustre, daignez m'aimer. Vous avez été mon modèle tant que j'ai vécu : j'étois ambitieux comme vous, je m'efforçois de suivre vos autres vertus. La fortune m'a été contraire; j'ai trompé sa haine ; je me suis dérobé à sa ri-gers, et je remplissois mes devoirs ; mais j'avois peu de goût pour les détails de mon métier. Je croyois que j'aurois bien fait dans les grands emplois; mais je négligeois de me faire une réputation dans les petits.

gueur en me tuant.

BRUTUS.

Vous avez pris ce parti-là bien jeune, mon ami. Ne vous restoit-il plus de ressources dans le monde?

LE JEUNE HOMME.

J'ai cru qu'il ne m'en restoit d'autre que le hasard, et je n'ai pas daigné l'attendre.

BRUTUS.

A quel titre demandiez-vous de la fortune? Étiez-vous né d'un sang illustre?

LE JEUNE HOMME.

J'étois né dans l'obscurité; je voulois m'ennoblir par la vertu et par la gloire.

BRUTUS.

Quels moyens aviez-vous choisis pour vous élever? car, sans doute, vous n'aviez pas un desir de faire fortune sans vous attacher vague à un objet particulier?

BRUTUS.

Et vous flattiez-vous qu'on devineroit ce talent que vous aviez pour les grandes choses, si vous ne l'annonciez dans les petites?

LE JEUNE HOMME.

Je ne m'en flattois que trop, ombre illustre; car je n'avois nulle expérience de la vie, et on ne m'avoit point instruit du monde. Je n'avois pas été élevé pour la fortune.

BRUTUS.

Aviez-vous du moins cultivé votre esprit pour l'éloquence?

LE JEUNE HOMME.

Je la cultivois autant que les occupations de la guerre le pouvoient permettre; j'aimois les lettres et la poésie; mais tout cela étoit inutile sous l'empire de Tibère, qui n'aimoit que la poJe croyois pouvoir espérer de m'avancer par litique, et qui méprisoit les arts dans sa vieillesse.

LE JEUNE HOMME.

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CATILINA.

Quoi! il n'y avoit de gens d'esprit que dans ce petit cercle d'hommes qui composoient la cour de l'empereur?

SENECION.

Je connoissois aussi quelques pédants, des poëtes, des philosophes, des gens à talent en tout genre; mais je tenois ces espèces dans la subordination. Je m'en amusois quelquefois, et les congédiois ensuite sans me familiariser

avec eux.

CATILINA.

On m'avoit dit que vous-même faisiez des vers; que vous déclamiez ; que vous vous piquiez d'être philosophe.

SENECION.

Je m'amusois de tous ces talents qui étoient en moi; mais je m'appliquois à des choses plus utiles et plus raisonnables.

CATILINA.

SENECION.

Moi! j'avois la faveur de mon maître, je n'avois besoin de personne. Je n'aurois pas manqué de créatures si j'avois voulu; les hommes se jetoient en foule au-devant de moi; mais je me contentois de ménager les grands et ceux qui approchoient l'empereur. J'étois inexorable pour les autres qui me recherchoient, parceque je pouvois leur être utile, et qu'euxmêmes n'étoient bons à rien.

CATILINA.

Et que seriez-vous devenu si Néron eût cessé de vous aimer? Ces grands qui étoient tous jaloux de votre fortune vous auroient-ils soutenu dans vos disgraces? Qui vous auroit regretté? qui vous eût plaint? qui auroit pris votre parti contre le peuple, animé contre vous par votre orgueil et votre mollesse?

SENECION.

Mon ami, quand on perd la faveur du prince,

Et quelles étoient donc ces choses plus rai- on perd toujours tout avec elle. sonnables?

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Ainsi vous vous réserviez de vous attacher d'autres hommes plus propres à servir vos

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desseins. Car, apparemment, vous ne comptie Das et mercenaires. Si vous aviez vécu sous un

pas sur le cœur de ceux que vous traitiez si mal.

meilleur règne, vous auriez vu qu'on dépendoit, à la vérité, de la volonté du prince, mais

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