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QUESTIONS ACTUELLES

EXAMEN DE CONSCIENCE

Il y a des malchanceux parmi les races comme parmi les individus. La nature était probablement mal disposée le jour de leur création, et les a manquées. Tant pis pour elles, car « les droits de la civilisation passent avant tout, et il ne faut pas laisser encombrer notre globe, déjà trop petit, par de la vermine humaine. D'où nous viennent ces « droits », on ne s'en inquiète guère; ils existent, puisque nous y croyons et que nous sommes les plus forts.

La race noire est celle que nous avons le plus constamment traitée en vermine encombrante. On a toujours mené les nègres à coups de trique, et les changemens de maîtres n'ont guère été pour eux que des changemens de fléau; musulmans ou chrétiens, Arabes ou Allemands, c'est tout un pour ces pauvres diables. Il n'y a de différence que dans les principes au nom desquels ils sont exploités, fouettés, pendus, fusillés, massacrés en gros et en détail, et ils ne sont pas sensibles à ces nuances. Fouetté pour fouetté, le nègre se soucie fort peu que ce soit dans l'intérêt égoïste et méprisable d'un vil marchand d'ébène, ou pour servir une noble science appelée l'économie politique, et ouvrir de nouveaux débouchés à la quincaillerie d'un grand peuple; son échine ne lui en cuit ni plus ni moins.

Sa mauvaise étoile a cependant été vaincue une fois, en Amérique, il y a bientôt un demi-siècle. Chacun sait qu'il l'a dû, en très grande partie, à un livre écrit par une femme. Ce que Mrs. Beecher Stowe et la Case de l'oncle Tom ont fait pour lui aux

États-Unis, une autre femme, Olive Schreiner, tente aujourd'hui de le faire en Afrique avec un autre livre, Peter Halket (1). L'entreprise est ambitieuse; il s'agit de persuader l'Europe, ses hommes d'État et ses financiers, ses industriels et ses aventuriers, et non plus d'exciter l'indignation des Yankees du Nord contre des planteurs qu'ils jalousaient déjà. Mais Olive Schreiner n'en est pas à son coup d'essai. Elle a déjà remué l'Europe, et le souvenir du succès passé lui donne en elle-même une confiance qui ferait sourire chez toute autre. C'est elle, on s'en souvient peutêtre (2), qui a donné le branle définitif, du' fond de son Afrique, au mouvement féministe de l'Angleterre. De là, l'incendie a gagné la France, rejoint à travers l'Allemagne les foyers des pays slaves, des terres scandinaves, et embrasé finalement le vieux continent presque entier. On conçoit qu'un triomphe de cette envergure grise un écrivain. Si un roman d'Olive Schreiner (3) a remis en question tant d'idées qui paraissaient définitives, indispensables et comme inhérentes aux sociétés chrétiennes, pourquoi un autre roman n'amènerait-il pas l'Europe à un nouvel examen de conscience, et à un progrès que beaucoup trouveront moins discutable que le premier? Olive Schreiner peut être sûre qu'en Angleterre sa voix sera entendue, sinon obéie; elle y est une personne célèbre, et, si Peter Halket n'est pas une œuvre littéraire parfaite, tant s'en faut, si l'auteur y abuse par endroits de la déclamation et y transforme trop souvent les problèmes d'ordre général en querelles personnelles, son livre, malgré tout, est de ceux qui donnent à penser. Sachons au moins, en France, ce qu'Olive Schreiner avait à dire, car les points d'interrogation qu'elle pose à ses lecteurs ne sont pas spéciaux à son pays; ils s'adressent à nous tous, gens de la race supérieure et civilisée, et qui se croit chrétienne.

Olive Schreiner a le don, précieux pour un apôtre ou un révolutionnaire, c'est souvent tout un, de présenter les questions sous une forme vivante et saisissante. Au début de son nouveau livre, Peter Halket, jeune paysan anglais, est assis mélancoliquement auprès d'un feu solitaire, sur une colline déserte du Mashonaland. Peter est venu dans l'Afrique du Sud pour faire fortune, et son premier soin a été de s'attacher à la grande dis

(1) Trooper Peter Halket of Mashonaland (Londres, 1897).

(2) Voyez la Gauche féministe et le Mariage (Revue du 1er juillet 1896). (3) The story of an African farm.

pensatrice des biens de la terre dans ces régions barbares; il s'est fait soldat au service de la Compagnie à charte de M. Cecil Rhodes. Il vient de s'égarer en escortant un convoi de vivres, la nuit l'a surpris, et le voilà tout seul, médiocrement rassuré. Non qu'il ait peur des indigènes; Peter sait de reste que leurs kraals ont été brûlés à trente milles à la ronde, leurs provisions détruites, et qu'eux-mêmes ont fui éperdument. Mais il a peur des fauves, et aussi de l'obscurité. Il en devient presque sentimental et se met à songer à son village, à sa bonne femme de mère, qui ne pouvait prendre sur elle de tuer ses canards. L'attendrissement le mène à chercher les moyens les plus prompts de gagner beaucoup d'argent, pour retourner là-bas et apporter du bien-être à sa vieille maman. Si les terres que lui donnera la Compagnie allaient ne rien valoir? Peter en sera quitte pour y découvrir une mine d'or et fonder un syndicat. Il ne voit pas pourquoi il ne gagnerait pas des millions aussi bien que tel et tel (1).

Un bruit de pas interrompt ses méditations. Un homme singulièrement vêtu, pieds nus, tête nue, sans armes, entrait dans le cercle lumineux formé par la flamme. La conversation de Peter Halket, sujet de la reine Victoria, avec cet étranger, constitue le morceau capital du volume; celui où se pose nettement, sans être jamais formulée, la question qu'il faudrait enfin couler à fond, ne fût-ce que pour épargner aux nations civilisées des hypocrisies qui ne leur font pas honneur. Avons-nous des devoirs, des devoirs quelconques, petits ou grands, à l'égard des races inférieures? Ou avons-nous sur elles tous les droits, y compris celui de la destruction, comme cela est admis pour les animaux, et aucun devoir d'aucune sorte? Cette dernière opinion a des partisans déterminés, en Allemagne particulièrement; nous reviendrons plus tard sur les raisons alléguées en sa faveur. Olive Schreiner lui est résolument contraire; mais, plus encore que le principe, plus que les cruautés qu'il entraîne, les simagrées de l'Europe l'indignent et la révoltent. Ces gens qui arrivent au Cameroun ou au Mashonaland, la Bible dans une main, une corde dans l'autre, lui soulèvent le cœur, et il lui est impossible de comprendre les puissans de la terre dont la piété s'accommode de pareilles abominations. Elle aimerait mieux le cynisme que l'hypocrisie. Son dialogue entre Peter et l'étranger est un

(1) Les noms sont en toutes lettres dans le roman.

appel à la franchise presque autant qu'à la justice et la pitié. L'homme se chauffait en silence. Peter le considérait avec curiosité. C'était un blanc, mais d'un type qui ne lui était pas familier. Peter hasarda une question :

« Un des Soudanais que Rhodes a amenés avec lui, je suppose?

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Non, dit l'étranger; Cecil Rhodes n'a rien à faire avec ma présence ici.

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Ah! c'est donc pour ça que je ne pouvais pas découvrir de quel pays vous étiez. Vous avez un costume... Il s'interrompit et reprit :

Vous trafiquez, je suppose? D'où venez-vous? Êtes-vous d'Espagne?

- Je suis de la Palestine.

Ah! je n'en ai pas encore vu beaucoup de ce pays-là. Il y avait des juifs sur mon bateau, et j'ai vu ici Barnato et Beit, mais vous ne leur ressemblez guère... »

Au bout d'un instant, Peter demanda encore:

« Au service de la Compagnie à charte, je suppose? - Non; je n'ai rien à faire avec la Compagnie à charte. Oh! fit Peter, ça ne m'étonne plus que vous ayez l'air si minable. >>

L'étranger n'était pas communicatif. Assis à terre et les bras autour des genoux, il regardait le feu d'un air pensif et répondait à peine aux bavardages de son compagnon. Alors celui-ci, pour passer le temps, entama un récit qu'il avait déjà fait vingt fois au bivouac et toujours avec succès. Il raconta qu'avant de s'engager, il avait acheté deux négresses, oh! pas cher, que l'affaire s'était trouvée excellente. Son petit harem le nourrissait de son travail. Il riait de bon cœur en dépeignant son ménage; mais l'étranger gardait sa physionomie sérieuse et ne se dérida même pas quand Peter lui demanda :

et

(< Vous en avez, vous? Ça vous dit quelque chose, les négresses? >>

Peter conta comment l'une de ses négresses s'était enfuie pour aller retrouver son mari et ses enfans, comment l'autre l'avait

suivie, et il appuya sur l'ingratitude de ces malheureuses, qui abandonnent le meilleur maître pour rejoindre un sale nègre : << Elle allait avoir un petit. Ils l'auront tué avant sa naissance; ça n'a pas de cœur, ces nègres; ça ne leur fait rien, l'enfant d'un blanc... Si vous prenez des négrillonnes, toutes jeunes, ça peut encore aller; mais quand elles ont eu un mari nègre et des enfans, autant essayer de retenir une diablesse! Elles retournent toujours... Si jamais je l'attrape, son sale nègre, je lui ferai son affaire. Ça ne traînera pas. >>

Il y eut une pause. L'endroit où le sale nègre avait «< son affaire >> provoquait toujours un murmure d'approbation dans l'auditoire, et Peter comptait sur quelque marque de sympathie de la part de l'étranger. Il attendit inutilement. Son hôte resta sans voix et sans mouvement, fixant toujours le feu de ses grands yeux tristes.

Peter laissa les histoires de femmes pour les histoires de guerre. Il avait remarqué aux pieds du voyageur taciturne deux cicatrices qui semblaient indiquer un connaisseur en aventures sanglantes, et, selon toute apparence, un amateur de plaies et bosses: « Vous avez aussi fait la guerre, je vois ça. Les deux pieds! Et ça a traversé! Vous avez dû passer de rudes momens?

Il y a si longtemps, » dit l'étranger.

Peter lui décrivit une scène dont une photographie instantanée, hideuse de réalisme, est placée en tête du volume d'Olive Schreiner. Trois nègres sont pendus aux branches d'un arbre. Une douzaine d'Européens, rangés en demi-cercle, contemplent leur œuvre d'un visage satisfait. L'un d'eux fume un cigare. Deux jeunes gens sourient :

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Vous avez su, commença Peter, cette bonne farce, sur la route de Buluwayo, quand ils ont pendu trois nègres comme espions? Je n'y étais pas, mais un camarade qui y était m'a dit qu'ils ont forcé les nègres à sauter de l'arbre et à se pendre euxmêmes. Il y en avait un qui ne voulait pas sauter; il a fallu lui tirer dans le dos, et, après ça, il a empoigné une branche, et il a fallu lui tirer sur les mains pour le faire lâcher. Il n'aimait pas à être pendu. Je ne sais pas si c'est vrai, je n'y étais pas, c'est un camarade qui me l'a raconté. Un autre, qui n'y était pas, dit qu'on a tiré dessus, pour les tuer, après qu'ils eurent sauté. Moi...

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