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Que la diligence avec laquelle vous donnerez la dernière forme à vos arrêts, égale celle avec laquelle vous avez résolu de rédiger les arrêtés qui les précèdent. Ne permettez pas que la longueur du temps obscurcisse la clarté de vos décisions, et que confondant peu à peu la vivacité et la distinction des premières images, elle donne des armes à la malice des plaideurs, et commette l'autorité des jugemens les plus équitables.

Que la justice, au lieu d'exercer tranquillement la fonction de juger et de condamner les hommes, ne soit jamais réduite à la triste nécessité de se défendre elle-même. Un juge souvent soupçonné peut n'être pas coupable, mais il est rare qu'il soit entièrement innocent. Et que lui sert devant les hommes la pureté de son innocence, s'il est assez malheureux pour ne pas conserver l'intégrité de sa réputation?

Ce n'est point à ceux qui sont élevés à la dignité des juges souverains, qu'il est permis de se contenter du témoignage de leur conscience. Jaloux de leur honneur autant que de leur vertu même, qu'ils sachent que leur réputation n'est plus à eux, que la justice la regarde comme un bien qui lui est propre, et qu'elle consacre à sa gloire; qu'ils trahiroient ses intérêts s'ils négligeoient les jugemens du public, puisque telle est la délicatesse de ce censeur inflexible, qu'il impute au corps les fautes des membres, et qu'un juge suspect répand souvent sur ceux qui l'environnent, la contagion funeste de sa mauvaise réputation.

Heureux au contraire le magistrat dont la vertu reconnue honore le tribunal qui a le bonheur de le posséder! Les méchans le craignent, les bons le désirent; mais ceux qui le fuient et ceux qui le cherchent, rendent tous également hommage à sa sévère probité.

Il se souvient toujours que le premier soin du juge doit être de rendre la justice, et le second de conserver sa dignité, de se respecter soi-même, et de révérer la sainteté de son ministère.

Que ce talent est rare en nos jours! Où trouvet-on des magistrats attentifs à montrer aux autres hommes l'exemple du respect que l'on doit à la magistrature? Vous le savez, messieurs, et nous le savons tous on accuse souvent des causes étrangères et peut-être innocentes, de la décadence extérieure de notre profession. Pour nous, si nous voulons travailler sérieusement à renouveler son premier lustre, n'en accusons jamais que nousmêmes. C'est nous qui abolissons ces anciens honneurs que la vénération des peuples rendoit à la justice dans la personne de ses ministres. Nous effaçons de nos propres mains, ces marques de respect qu'un culte volontaire déféroit autrefois à la sagesse des magistrats; et commençant les premiers à nous mépriser nous-mêmes, nous nous plaignons vainement du mépris des autres hommes. Méritons leur estime, et nous serons alors en droit de l'exiger, ou plutôt nous serons toujours assurés de l'obtenir.

Malgré toutes les révolutions qui changent souvent la face extérieure des dignités, il est une grandeur solide et durable que les hommes ne mépriseront jamais, parce que, quelques corrompus qu'ils soient, ils ne mépriseront jamais la vertu. C'est cette véritable dignité que la fortune ne sauroit ôter, parce que la fortune ne la donne point; dignité inviolable, qui a sa source et son prin cipe au-dedans de nous, mais qui se répand audehors, et qui imprime sur toute la personne du magistrat un caractère de majesté, qui attire infailliblement le juste tribut de l'admiration des hommes.

Mais comment trouveroit-on ce caractère respectable dans une jeunesse imprudente, qui se hâte d'avancer sa ruine, et qui insulte elle-même à la chute d'une dignité qu'elle déshonore? Confondant son ministère avec sa personne, elle lui rend une espèce de justice lorsqu'elle le méprise, et jusqu'où ce mépris n'a-t-il pas été porté ?

D'Aguesseau. Tome I.

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Autrefois on ménageoit encore, on respectoit au moins les dehors et les apparences d'une dignité que l'on n'osoit profaner ouvertement; et le vice rendoit hommage à la vertu par le soin qu'il prenoit de se cacher en sa présence. Mais aujourd'hui tout le zèle de la justice ne va pas même jusqu'à faire des hypocrites. On a vu de jeunes magistrats, indignes de ce nom, se faire un faux honneur d'en prodiguer publiquement la gloire et la dignité, se signaler par l'excès de leurs déréglemens, et trouver dans l'éclatant scandale de leur conduite une distinction qu'ils n'ont pas voulu chercher dans la voie honorable de la vertu.

Qu'il nous soit permis de gémir au moins une fois pendant tout le cours de l'année, sur des désordres qui font rougir le front de la justice. Ceux que leur conscience condamne en secret, nous accuseront peut-être d'en avoir trop dit; mais nous craignons bien plus, que ceux qui sont véritablement sensibles à l'honneur de la compagnie, ne nous reprochent de n'en avoir pas dit assez, et c'est à ces derniers que nous voulons plaire uniquement; leur exemple est une censure infiniment plus forte que la nôtre, à laquelle nous renvoyons les premiers.

C'est là qu'ils apprendront qu'au milieu de la dépravation des mœurs et de la licence de notre siècle, la vertu se conserve toujours un petit nombre d'adorateurs, dont la sagesse instruit ceux qui osent l'imiter, et condamne ceux qui ne l'imitent pas.

Dociles aux avis et aux instructions des anciens sénateurs, ils ont mérité d'instruire à leur tour les jeunes magistrats qui ont le courage de marcher sur leurs traces.

Soumis inviolablement à la loi nécessaire de la pluralité des suffrages, ils se sont accoutumés de bonne heure à respecter le jugement du plus grand nombre des juges, comme celui de Dieu même.

Jaloux de leur réputation, attentifs à conserver leur dignité, ils ont rendu encore plus d'honneur à la magistrature qu'ils n'en avoient reçu d'elle.

Enfin la pureté de leurs mœurs, l'uniformité de leur vie, la gravité de leur conduite est la terreur du vice, le modèle de la vertu, la condamnation de leur siècle, et la consolation de la justice.

Heureux nous-mêmes, si nous pouvions suivre de si grands exemples avant que de vous les proposer; et si une fonction prématurée ne nous imposoit la nécessité de censurer les autres, dans un âge où nous ne devrions nous occuper que de la crainte de mériter la censure!

TROISIÈME MERCURIALE,

PRONONCÉE A LA, SAINT-MARTIN, 1699:

LA GRANDEUR D'AME.

Il n'y a point de vertu plus rare et plus inconnue dans notre siècle, que la véritable grandeur d'ame : à peine en conservons-nous encore une idée imparfaite, et une image confuse. Nous la regardons souvent comme une de ces vertus qui ne vivent que dans notre imagination, qui n'existent que dans les écrits des philosophes; que nous concevons, mais que nous ne voyons presque jamais; et qui s'élevant au-dessus de l'humanité, sont plutôt l'objet d'une admiration stérile, que celui d'une utile imitation.

Cette supériorité d'une ame qui ne connoît rien au-dessus d'elle que la raison et la loi; cette fermeté de courage qui demeure immobile au milieu du monde ébranlé; cette fierté généreuse d'un cœur sincèrement vertueux, qui ne se propose jamais d'autre récompense que la vertu même, qui ne désire que le bien public, qui le désire toujours, et qui par une sainte ambition veut rendre à sa patrie encore plus. qu'il n'a reçu d'elle, sont les premiers traits et les plus simples couleurs dont notre esprit se sert pour tracer le tableau de la grandeur d'ame.

Mais étonnés par la seule idée d'une si noble vertu, et désespérant d'atteindre jamais à la hauteur de ce modèle, nous la regardons comme le partage des héros de l'antiquité nous croyons que, bannie de notre siècle, et proscrite du commerce des vivans elle n'habite plus que parmi ces illustres morts, dont la grandeur vit encore dans les monumens de l'histoire.

Triste et funeste jugement que nous prononçons

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