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De la comparaison entre ces deux tableaux ressort toute la différence des deux agricultures.

Il semble au premier abord que la France ait l'avantage sur le Royaume-Uni pour la proportion des terres incultes aux terres cultivées; mais les terres délaissées par nos voisins sont pour la plupart incultivables, elles se trouvent presque toutes dans la haute Écosse, le nord de l'Irlande et le pays de Galles; tout ce qui était susceptible d'être défriché l'a été, tandis que, chez nous, la plupart des terres en friche seraient susceptibles de culture. Nous avons en outre beaucoup plus de bois que nos voisins; et en ajoutant nos terrains forestiers aux terres incultes, nous trouvons 19 millions d'hectares sur 53 soustraits en France à la culture proprement dite, ou à peu près la même proportion. Grâce à leurs mines de charbon, qui leur fournissent en abondance un combustible excellent et à bon marché, les Anglais ont pu se défaire des grands bois, qui couvraient autrefois leur île, et racheter ainsi leur infériorité sous d'autres rapports; il ne reste plus aujourd'hui des anciennes forêts que quelques vestiges, tous les jours menacés de destruction.

Le véritable domaine agricole se compose donc, d'une part, de 19 millions d'hectares, et, de l'autre, de 34. Nous trouvons à première vue que, sur les 19 millions d'hectares anglais, 15 sont consacrés à la nourriture des animaux, et 4 tout au plus à la nourriture de l'homme; en France, le nombre des hectares con

sacrés aux cultures améliorantes est de 9 millions, tandis que les cultures épuisantes couvrent le double; le domaine des jachères est encore énorme, et dans leur état actuel elles ne peuvent être que d'une faible ressource pour renouveler la fertilité de la terre. L'examen des détails ne fera que confirmer ce que fait ressentir ce premier aperçu.

D'abord s'offrent les Prairies naturelles, représentées chez nous par 4 millions d'hectares et dans les IlesBritanniques, par 8. Ici moins du huitième, là presque la moitié du sol cultivé; il est vrai que, dans les prés anglais, figurent surtout des pâturages; mais ces pâturages valent pour le produit nos prairies fauchées.

C'est à coup sûr une des plus frappantes originalités de la culture britannique, du moins jusqu'ici, que cette extension du pâturage. On fait peu de foin en Angleterre, la nourriture d'hiver des animaux est surtout demandée aux prairies artificielles, aux racines, et même aux céréales. Depuis quelque temps, des systèmes nouveaux, dont je parlerai ailleurs, tendent à substituer la stabulation, même en été, à l'antique tradition nationale; ces tentatives ne sont encore et n'étaient surtout avant 1848 que des exceptions. L'usage à peu près universel est de n'enfermer le bétail que le moins possible. Les trois quarts des prés anglais sont pâturés, et comme la moitié des prairies artificielles le sont aussi, surtout dans la seconde année, comme les turneps eux-mêmes sont en grande partie consommés sur place par les moutons, comme enfin les terres incultes ne peuvent être utilisées que par le parcours, les deux tiers du sol total sont livrés au bétail. De là le charme particulier des campagnes britanniques. Hors de la Normandie et de quelques autres provinces où le même usage s'est conservé, notre territoire présente ra

rement le spectacle riant qu'offre partout l'Angleterre avec ses vertes pelouses peuplées d'animaux en liberté.

L'attrait de ce paysage s'accroît par l'effet pittoresque des haies vives, souvent plantées d'arbres, qui entourent chaque champ. L'existence de ces haies est aujourd'hui fort attaquée. Jusqu'ici elles ont été considérées comme un accessoire obligé du système général de culture. Chaque pièce de terre étant pâturée à son tour, il est commode de pouvoir y parquer en quelque sorte les animaux et les y laisser sans gardien. Avec nos habitudes nationales, il nous paraît étrange de voir des bestiaux, surtout des moutons, complètement livrés à euxmêmes dans les pâturages et quelquefois assez loin des habitations. Il faut se rappeler que les Anglais ont détruit les loups dans leur île, qu'ils ont, par des lois terribles sur la police rurale, défendu la propriété contre les déprédations humaines, et qu'enfin ils ont eu soin de clore exactement tous leurs champs, pour comprendre cette sécurité générale. Ces belles haies apparaissent alors comme un défense utile aussi bien que comme une riche parure : on s'étonne qu'il puisse être question de les supprimer.

La pratique du pâturage a, aux yeux du très grand nombre des cultivateurs anglais, plusieurs avantages: elle épargne la main-d'œuvre, ce qui n'est pas pour eux une petite considération; elle est favorable, ils le croient du moins, à la santé des herbivores; elle permet de tirer parti de terrains qui ne seraient autrement que d'un faible produit et qui s'améliorent à la longue par le séjour du bétail; elle fournit une nourriture toujours renaissante et dont la somme finit par être égale, sinon supérieure, à celle qui aurait été obtenue par la faux. En conséquence, ils attachent un grand prix à avoir dans chaque ferme une étendue suffisante de bonnes

pâtures; même dans les prés qu'ils fauchent, ils intercalent souvent une année de pâturage entre deux années de fenaison. Quand nos pâturages sont en général négligés, les leurs sont, au contraire, soignés admirablement, et quiconque a un peu étudié ce genre de culture, le plus attrayant de tous, sait quelle immense distance peut exister entre un pâturage sauvage et un pâturage cultivé.

On peut affirmer hardiment que les 8 millions d'hectares de prés anglais donnent trois fois autant de nourriture pour les animaux que nos 4 millions d'hectares de prés et nos 6 millions d'hectares de jachères. La preuve en est dans le prix vénal de ces différentes espèces de terrains. Les prés anglais se vendent en moyenne, qu'ils soient fauchés ou non, environ 4,000 francs l'hectare; on en trouve qui valent 10,000, 20,000, et jusqu'à 50,000 francs. Les bons herbages de la Normandie sont parmi les seuls qui puissent rivaliser avec quelques-uns de ces prix; nos prés valent environ les trois quarts de ce que valent les prés anglais, et quant à nos jachères, elles en sont à une grande distance. Nulle part l'art d'améliorer les prés et pacages, de les assainir par des conduits d'écoulement, de les fertiliser par des irrigations, par des engrais habilement appropriés, par des défoncements, des épierrements, des terrassements, des amendements de toute sorte, d'y multiplier les plantes nutritives et d'en exclure les mauvaises, qui s'y propagent si facilement, n'a été poussé plus loin ; nulle part on ne regarde moins à la dépense de création et d'entretien, quand on la considère comme utile. Ces soins intelligents, favorisés par le climat, ont produit de véritables merveilles.

Ensuite viennent les racines et les prairies artifi

cielles. Les racines universellement cultivées en Angleterre sont les pommes de terre et les turneps. Les betteraves, si usitées en France, le sont encore très peu de l'autre côté du détroit, et commencent à peine à s'y répandre. Les pommes de terre y étaient fort en honneur avant la maladie : on sait que, dans les habitudes nationales, elles servent plus qu'en France à la nourriture des hommes; on en consacre en même temps d'immenses quantités à la nourriture du bétail. Mais ce qui est encore plus que la pomme de terre un des éléments caratéristiques de l'économie rurale anglaise, ce qui en forme en quelque sorte le pivot, c'est la culture de la rave, navet ou turneps. Cette culture, qui couvre à peine chez nous quelques milliers d'hectares, et qui est peu connue hors de nos provinces montagneuses, passe chez les Anglais pour le signe le plus sûr, l'agent le plus actif du progrès agricole; partout où elle s'introduit et se développe, la richesse la suit. C'est par elle que les anciennes landes ont été transformées en terres fertiles; le plus souvent la valeur d'une ferme se mesure à l'étendue du terrain qu'on y consacre. Il n'est pas rare de rencontrer, en traversant le pays, des centaines d'hectares en raves, d'un seul morceau; partout, dans la saison, on voit briller leur belle verdure.

Les turneps, cultivés anciennement dans les PaysBas, ont passé en Angleterre vers la fin du dix-septième siècle, en même temps que les institutions financières et politiques qui franchirent alors le détroit à la suite de Guillaume III; lord Townsend s'est acquis une grande renommée, pour avoir, sous Georges II, puissamment travaillé à leur propagation, car ces titres-là ne s'oublient pas en Angleterre.

La sole de raves est le point de départ de l'assole

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