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Je m'étais souvent demandé, continua-t-elle comme si elle se parlait à elle-même, si j'aimais votre bonté de cœur ou seulement.:. A présent je sais à quel point vous êtes généreux et quel ami vous seriez pour moi... Ne me croyez ni exigeante ni jalouse... Je serais encore, malgré tout, parfaitement heureuse auprès de vous... N'importe, il ne faut plus y penser... Elle vous aime...

Vous le dites, mais je l'ignore.

- Je le dis parce que je le sais. Et Georgy raconta elle-même à James tout ce qui mettait hors de doute la préférence que lui accordait mistress Everett. Vous ne doutez plus maintenant, n'est-il pas vrai? lui demanda-t-elle ensuite.

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Troublé, confus au-delà de toute expression, Erskine changea tout à coup de ton et de manières. Son attitude, jusque-là un peu contrainte, fit place à l'abandon d'une véritable reconnaissance. C'est vous, Georgy, s'écria-t-il, c'est vous qui êtes bonne, vous qui êtes généreuse, vous qui prenez intérêt à moi bien plus tendrement que je ne saurais le mériter... Ah! merci, merci!... Et il lui baisait les mains.

Merci! avait-il dit. C'était l'arrêt prononcé.

Me pardonnerez-vous toujours comme vous me pardonnez aujourd'hui? reprit-il.

Et pourquoi non?... Est-ce votre faute si vous avez retrouvé Constance Everett sur votre chemin?... Je pars, James. Je vais à Londres, chez ma bonne grand'tante. Je me fie à vous du soin de justifier mon départ auprès de mistress Erskine, dont je devais attendre le retour.

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Vous partez?
Oui, James.

Et ce fut ainsi qu'elle le quitta. En ce moment même, il souffrait certainement plus qu'elle pas un cœur bien placé qui ne comprenne pourquoi.

Georgy ne voulait pas prendre congé de Constance. En la regardant s'endormir la veille au soir, elle s'était dit qu'elle ne la reverrait plus jamais, et que cette image resterait ainsi gravée dans son souvenir; mais le ciel en avait décidé autrement. Instruite que miss Sandon se préparait à quitter Millthorpe, la jeune veuve accourut chez elle pour s'informer des motifs de ce brusque départ. Elle ne pouvait deviner la vérité; aussi redoutait-elle pour «< sa chère Georgy » quelque contrariété, quelque grave difficulté peutètre. Et pourquoi, lui disait-elle, pourquoi n'être pas venue tout de suite à moi? Si votre oncle ne veut pas vous pardonner, si vous avez un asile à chercher, ma maison vous est ouverte. Je serais si heureuse de vous avoir près de moi!... Ou bien encore voulez-vous

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que j'aille à Grainthorpe négocier votre réconciliation?... - Georgy la contemplait, pensive et muette, tandis qu'elle parlait ainsi avec toute l'effusion gracieuse de la bienveillance qui lui était naturelle, et après l'avoir remerciée, après lui avoir cordialement dit adieu, comme elle descendait l'escalier pour monter en voiture, elle leva machinalement les yeux. Constance, vêtue d'un long peignoir blanc, penchée sur la rampe, la suivait d'un regard étonné. Elle est vraiment très bien ainsi! pensait vaguement Georgy, qui s'abandonnait désormais, lasse de réflexions, à ses impressions du moment, sans les rattacher en rien à ce qui venait de se passer.

IX.

L'excellente miss Sparrow accueillit fort bien sa petite-nièce et ne se permit aucune question gênante. Georgy put croire acceptées sans réserve et sans commentaires intérieurs les explications fort incomplètes par lesquelles elle essayait de motiver son retour soudain. Elle se trompait. Sa vieille parente savait à propos être muette, mais elle n'avait pas l'esprit assez obtus pour ne pas soupçonner vaguement que les Erskine, ces amis intimes de la veille dont sa nièce ne prononçait plus le nom, devaient être pour beaucoup dans son brusque changement de résidence et de projets.

-

Elles menèrent désormais à elles deux une existence retirée, monotone, employée par la charitable miss Sparrow en bonnes œuvres mystérieuses, par Georgy en travaux réglés, accomplis avec une rigueur mécanique et un constant besoin de lutter contre la mélancolie qui l'assiégeait. Demeurait-elle oisive un moment, laissait-elle sa pensée revenir sur le passé, sa blessure mal fermée se rouvrait et lui arrachait quelques-unes de ces larmes qui ne soulagent pas. Il y avait aussi des journées entières où la même obsession pesait sur elle du matin au soir sans qu'elle pût, malgré tous ses efforts, en écarter le calice amer. Il lui arrivait parfois alors de sortir précipitamment et de marcher devant elle comme au hasard; mais si elle approchait des quartiers, des rues qu'elle avait parcourus avec eux, elle rebroussait chemin, poussée par une sorte d'effroi. Ces jours-là aussi, elle parlait plus et plus vite que de coutume, jusqu'à ce que le soir vînt, et alors, épuisée, silencieuse, assise en face de sa tante qu'elle aidait à terminer je ne sais quelle œuvre immense de tapisserie au crochet, son jeune visage macéré, pâli, rigide, accusait plus d'années que celui de la douce vieille fille qui la couvait d'un regard miséricordieux.

Peu à peu cette première pointe du désespoir s'émoussa, et, comme si cet état violent l'eût soutenue jusqu'alors, elle tomba ma

lade. Puis, le mal physique ayant cédé, une sorte de calme relatif s'établit en elle. La saine influence de la vie paisible et bienfaisante que miss Sparrow s'était arrangée au sein du tumulte de Londres se fit sentir alors, non que le chagrin qui minait Georgy devînt beaucoup moins dominant, non qu'elle s'intéressât beaucoup plus à ce qui n'était pas sa pensée presque unique; mais elle s'engourdissait, elle s'endormait dans le repos et le bien-être routinier de cette solitude à deux, dont toute passion, tout vif intérêt, tout mouvement intellectuel étaient exclus, et où sa vie se consumait lentement, pour ainsi dire en vase clos. Miss Sparrow tomba malade à son tour, et Georgy lui rendit tous les soins qu'elle avait reçus d'elle. Il lui fut pénible de constater, tandis qu'elle remplissait scrupuleusement cette mission, qu'elle n'y portait aucun zèle vrai, aucune préoccupation profonde. Elle apprit ainsi, non sans en éprouver de vifs remords, qu'indifférente à elle-même, elle n'existait en quelque sorte qu'en vertu d'une idée unique dont les plus légitimes sujets d'émotion ne pouvaient la distraire.

Miss Sparrow se rétablit : elles reprirent la même façon de vivre. Seulement, par une suite de transitions délicatement et savamment ménagées, la bonne grand'tante, dans sa reconnaissance, acquit peu à peu le droit d'amener de temps en temps la conversation sur James Erskine. Alors Georgy, ne se doutant pas de ce piége charitable, se laissait aller à parler avec une feinte insouciance de l'être qui remplissait encore sa pensée. Elle ne s'apercevait pas, s'animant par degrés, que ses éloges, ses critiques contradictoires, ses appréciations incohérentes et jusqu'au décousu de ses paroles trahissaient son secret, si bien gardé, croyait-elle.

Après bien des entretiens de ce genre, Georgy en vint à comprendre que sa tante l'avait devinée. Et pourtant elle continua de lui parler de James Erskine comme du premier venu: petit manége bien innocent, puisque personne n'en était dupe; mais il sauvegardait certaines pudeurs effarouchées qui eussent fait obstacle à ces épanchemens salutaires, à ces ressouvenances discrètes et voilées,. les meilleures consolations de Georgy. On se tromperait sans doute si on croyait qu'ils eussent le même charme pour miss Sparrow, et que parfois, en les écoutant avec une patience exemplaire, il ne lui tardât point d'aller à ses prières et à son lit; mais elle avait été jeune, elle avait peut-être, elle aussi, aimé en vain : elle retrouvait dans ces plaintes à mots couverts quelque arrière-saveur de ses anciennes souffrances. Pouvait-elle se refuser à les entendre?

Vous arriverez peut-être à l'âge que j'ai, disait-elle un jour à sa nièce. Peut-être vous souviendrez-vous de quelque passion

de jeunesse,

vous verrez avec quel émerveillement, quelle sur

prise railleuse. Et comprenez-moi bien, je n'entends pas dénigrer le mariage: il vaut mieux, je crois, que le célibat. Je n'entends pas dire non plus que je déplore ma destinée : j'ai réellement vécu très heureuse; mais je n'en souhaite pas moins voir mariés ceux que j'aime, et j'espère que vous vous marierez quelque jour, ne fût-ce que pour avoir des enfans. Ils vous font bien souffrir, c'est vrai; mais on n'a jamais aimé sans avoir soif d'être mère.

Bientôt après, le mal qu'on avait cru combattre avec succès ressaisit sa proie. Miss Sparrow, qui se sentait frappée à mort, voulut qu'on appelât son neveu, M. Sandon. Je veux avant de m'en

aller vous réconcilier avec lui, disait-elle à sa petite-nièce. Georgy écrivit au nom de sa tante.

Quelques semaines auparavant, Stephen Anstruther était arrivé fort inopinément à Grainthorpe. Il débarquait ainsi dans la plus complète ignorance de tous les incidens survenus depuis cinq mois. M. Sandon ne laissa pas d'être assez embarrassé quand il lui fallut répondre aux questions du capitaine relativement à sa promise: Nous vous avons écrit, elle et moi; n'avez-vous reçu aucune de nos lettres? lui demanda-t-il.

- Aucune, répondit Stephen... Mais puisque vous dites qu'elle est à Londres, je vais aller la chercher pour la conduire chez ma

sœur...

Elle n'ira pas avec vous, dit tout à coup une petite voix claire et nette, celle de miss Poppy, cachée derrière un rideau, et qu'aucun des deux interlocuteurs ne supposait si près d'eux. Elle ne veut plus se marier avec vous... Papa dit que c'est qu'elle aime quelqu'un d'autre,... et il est bien fâché contre elle.

La vérité ne pouvait s'offrir plus complète et plus irrécusable au brave capitaine. Quand elle lui fut confirmée par son hóte : — Eh bien! dit-il, c'est étonnant... Je sais que les femmes sont changeantes, pourtant je ne l'aurais pas cru de Georgy... Après cela, j'ai eu tort de la quitter ainsi pour trois ans... C'est ce que je me suis dit au Cap bien des fois.

Il ne blâmait que lui-même, le digne homme. - Trois ans! trois ans! murmurait-il à part lui. Ce naufrage subit de toutes ses espérances le laissait un peu isolé dans le monde. L'idée de se présenter chez sa sœur en prétendant éconduit ne lui souriait pas autrement. M. Sandon, qui se sentait plus ou moins responsable des méfaits de sa nièce, offrait au capitaine une hospitalité propitiatoire. Il l'accepta pour quelques jours, et peu à peu, adoré des enfans, bien vu dans le pays, traité avec égards par ses hôtes, il prolongea, sans presque en avoir conscience, son séjour à Grainthorpe. C'était là qu'il avait aimé Georgy; c'était là seulement qu'il pouvait encore

entendre parler d'elle. Il espérait d'ailleurs qu'elle lui accorderait là une dernière entrevue qu'il avait sollicitée d'elle, tout en acquiesçant à la décision qu'elle avait prise, et qu'elle lui avait notifiée par une seconde lettre dès qu'elle l'avait su de retour.

Quand M. Sandon, appelé au lit de mort de sa tante, partit pour Londres, Stephen voulut l'accompagner. Georgy ne l'attendait certes pas. Elle vit entrer avec quelque surprise ce soupirant émérite, que le climat africain n'avait nullement amaigri, bien au contraire, et dont le teint, jadis blanc et rose, était devenu rubicond. L'embarras qu'elle pouvait éprouver ne dura guère : Stephen lui tendait la main avec la cordialité la plus franche, et l'intérêt amical qu'il lui témoignait la trouva tout naturellement reconnaissante. En moins de cinq minutes, ils étaient parfaitement à l'aise l'un vis-à-vis de l'autre, et Georgy s'étonnait de ne pas éprouver une plus vive répugnance pour cette rencontre, qui en perspective l'avait fort effarouchée. Au surplus, la situation même où il la retrouvait n'admettait pas de longues explications, et près d'un lit d'agonie s'effacent la plupart des menues contrariétés dont se complique l'existence quotidienne. M. Sandon arrivait justement assez tôt pour assister aux derniers instans de sa tante, tombée depuis quelques heures dans un sommeil léthargique. Ils la veillèrent tous les trois. Avant l'aurore, ce sommeil était devenu la mort.

L'éloignement de mistress Sandon et les premières effusions d'une douleur qu'ils ressentaient en commun ne permirent pas à l'oncle Robert de se montrer implacable envers sa nièce. Celle-ci d'ailleurs se sentait terriblement isolée. Personne au monde qui désormais l'appelât: Mon enfant! Elle ne put donc, dans ces premiers momens d'émotion, repousser l'offre de son oncle, qui lui proposait de revenir habiter Grainthorpe. Ceci convenu, il hasarda une autre tentative, quelque peu prématurée:

- Vous ne voulez donc pas, bien décidément, épouser Stephen? lui dit-il tristement.

-Non,... ceci ne se peut.

- Eh bien! sachez du moins ce que lui coûte son attachement pour vous, reprit-il avec l'air découragé que prend un homme lorsqu'il entame une explication qu'il sait d'avance inutile: Stephen, qui a voulu partager nos chances de fortune, a souffert des mêmes désastres que nous. Je voulais le détourner de ceci, mais il se regardait comme uni à vous, et n'admettait pas que vous pussiez avoir des intérêts distincts. Il a mis ses capitaux dans les mêmes affaires où se trouvait déjà le peu que votre mère vous avait laissé. Vous, lui, moi, nous avons donc été atteints par les mêmes revers. - Dans une forte proportion?

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