Page images
PDF
EPUB

attention, cette théorie, cette doctrine, en ce point, seront d'accord avec le catholicisme. Affirmation ou évanouissement, mensonge ou vérité: Qui non colligit mecum, dispergit.

Mais cette vaste synthèse, qui peut l'embrasser dans toute son étendue? C'est ici que se fait sentir le besoin de l'étude analytique. La mine est féconde; est-elle suffisamment explorée? Le nombre des ouvriers est-il proportionné à l'abondance de la moisson?

L'on pourrait me reprocher la témérité de mes études si je me présentais autrement qu'en pauvre glaneur, venant ramasser dans le champ si fertile de la religion quelques épis pour les battre et en présenter le grain à mes frères ; car, de même qu'au temps des Juges, je sens qu'il s'est fait une grande famine autour de moi (1). Je m'attache à l'Eglise comme Ruth à Noémi (2), sans la vouloir quitter. Comme Ruth, je prie Dieu de me traiter dans toute sa rigueur si jamais je me sépare d'elle (3). Encore une fois, ce n'est qu'en en demandant pardon que je viens recueillir quelques épis derrière les moissonneurs (4). Je resterai dans le champ depuis le matin jusqu'au soir de ma vie (5). Je n'irai point dans un autre champ! Je ne bougerai point de ce lieu. Puissé-je, comme Ruth, y trouver le père de la grande famille! Puisse-t-il m'y témoigner quelque bonté!

(1) In diebus unius judicis quando judices præerant, facta est fames in terra. (RUTH, C. I, v. 1.)

(2) Elevata igitur voce, rursum flere cœperunt: Orpha osculata est socrum, ac reversa est: Ruth adhæsit socrui suæ. (RUTH, C. I, v. 1.) (3) Hæc mihi faciat Dominus, et hæc addat, si non sola mors me et te separaverit. (RUTH, c. 1, v. 17.)

(4) Abiit itaque et colligebat spicas post terga metentium. (RUTH, C. II, v. 3.)

(5) Et de mane usque nunc stat in agro, et ne ad momentum quidem domum reversa est. (RUTH, C. II, v. 7.)

CHAPITRE PREMIER.

DE L'ORIGINE DE NOS ERREURS ET DE NOS MAUX.

Tenebræ et palpatio in æternum, donec effundatur spiritus de excelso.

Isa., XXXIV, 14.

L'homme, dont la nature est double, ne vit pas seulement de pain, mais de la parole de Dieu. Pourquoi de la parole de Dieu et non de sa propre intelligence? Parce que la vérité ne procède pas de l'intelligence humaine, mais de Dieu seul. L'homme, en arrivant au monde, trouve tout, s'assimile tout, mais ne crée rien. Il s'assimile la vérité, comme avec du blé il fait du pain; mais il ne crée pas plus la vérité qu'il n'a créé le blé. Dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique, tout a préexisté à l'homme. Ce principe admis, que l'homme intellectuel vit de la parole de Dieu, comme l'homme matériel vit de pain, le catholicisme, qui est l'universalité des vérités morales, triomphe; ce principe nié, le paganisme, ou l'erreur sous ses diverses formes, usurpe l'empire du monde. Dans la parole de Dieu ou la vérité, l'humanité trouve la vie, le bonheur; dans la parole de l'homme ou l'erreur, elle ne trouve que la négation, l'antagonisme, la mort.

Le pain entretient la vie corporelle; la parole de Dieu est l'élément de la vie morale. Le pain et la parole sont deux choses externes pour nous. Nous demandons nos moyens d'existence à des êtres externes, d'où il suit que l'homme est objectif; j'appelle objectif l'être qui dépend d'un objet externe. L'homme serait subjectif s'il trouvait en lui-même son appui et ses moyens d'existence. Dieu

seul est subjectif, car Dieu seul possède en lui tous ses moyens d'existence; Dieu seul est le sujet de tous les êtres et de tout ce qui est intelligible. Il est l'affirmation universelle et substantielle, il est l'être infini. Dieu est l'affirmation universelle, car il est évident qu'il n'est pas une seule vérité émanant d'une autre source que de lui. Il est l'affirmation substantielle, il n'y a pas de phénomène sans substance. Mais si la vérité existe par elle-même, si elle est éternelle, substantielle comme Dieu, alors Dieu et vérité sont deux idées qui se confondent; Dieu est la vérité, la vie, c'est-à-dire l'affirmation universelle et substantielle. La vérité éternelle ne peut pas procéder d'un être qui a eu un commencement, car la vérité est une affirmation, et il n'y a pas d'affirmation qui ne soit la vérité. Or, se peut-il qu'il n'y ait pas une affirmation qui ne soit la vérité, sans que la vérité soit infinie, et si la vérité est infinie, peut-elle procéder d'un être fini? Donc la vérité procède d'un être unique, éternel, infini; il est impossible qu'il en soit autrement; donc, la vérité donnée, il est impossible de contester l'existence de Dieu.

L'évidence des faits relatifs à l'homme et l'idée précise que le christianisme nous donne de Dieu impriment à cette considération quelque valeur ; je ne la propose pas néanmoins comme une démonstration définitive, je la présente comme une justification préparatoire de l'hypothèse dont j'ai besoin pour entrer en matière et pour être compris; toute ma théorie roule sur l'objectivité de l'homme. On a dû le pressentir dès le moment où j'ai nié la souveraineté humaine.

Mais peut-on aujourd'hui en France pressentir quelque chose, lorsque les ouvrages offerts à notre intelligence pour

l'éclairer et la diriger ne sont qu'un amas fait au hasard d'affirmations contradictoires? Je n'en citerai qu'un exemple entre mille je lis dans un philosophe, qui occupe un rang distingué parmi les écrivains de notre siècle (1), ces deux phrases séparées par une courte distance l'une de l'autre « L'homme ne vit pas seulement de pain; le maître l'a dit: il vit de la parole qui procède de Dieu (2). » — « La souveraineté nationale répond à la souveraineté de la raison en philosophie (3). » En voyant l'accouplement de ces deux affirmations, on se rappelle involontairement le mot de Cicéron: Deux aruspices peuvent-ils se regarder sans rire? Que font ici ces deux idées en présence l'une de l'autre? Comment la raison est-elle souveraine, si elle reçoit ses lois d'un être externe? Choisissez donc l'un ou l'autre; mais n'amalgamez pas des idées incompatibles; au lieu d'éclaircir l'affirmation de la souveraineté de la raison, vous portez le trouble et la confusion dans la raison elle-même. L'idée d'objectivité répugne à l'idée de souveraineté on n'est pas maître quand on dépend d'un objet externe.

La vérité n'émane pas primitivement de l'homme. Cette proposition est évidente: la vérité est éternelle, l'homme ne vient que dans le temps. Dans l'homme comme en Dieu, la parole procède, elle ne précède pas. Il est nécessaire que l'homme pense sa parole avant de parler sa pensée, a dit M. de Bonald (4). Réflexion profonde, car elle est vraie. Mais on ne peut pas la faire servir de base à une théorie

(1) Cousin, Discours politiques, introduction.

(2) Idem, p. 4.

(3) Id., p. 21.

(4) Principes de la société, p. 38.

dont elle est la contradiction. Si l'homme pense sa parole, il pense avant de parler! et M. de Bonald ne peut plus nous dire que la parole transmise par la société des êtres intelligents est nécessaire pour donner à notre esprit la faculté de lire sa pensée (1). Il n'est qu'une parole qui précède toute intelligence humaine, et ce n'est pas la parole articulée par des organes matériels; c'est la parole qui crée : Dixit et facta sunt; c'est le Logos, le Verbe divin qui éclaire tout homme venant au monde, et qui distingue notre nature en la rendant, par le don de la pensée, supérieure à celle de tous les autres êtres visibles. L'homme a un sentiment moral antérieur à tous les enseignements de la société. La fille sauvage de Sogny, dont on a si souvent invoqué l'exemple, fut troublée quand elle eut frappé sa compagne, comme Caïn et Lamech quand ils eurent tué leur frère. Cette lumière intérieure, origine de la pensée et du sentiment de notre dignité propre, ne s'affaiblit que trop dans le cœur des hommes! N'éteignez pas la lumière qui est en vous, dit saint Paul. Plus tard, elle se mêle aux splendeurs de la révélation extérieure; elle se perd aussi dans les brutales passions de l'égoïsme ou dans les erreurs d'un enseignement criminel. Telle la lumière des étoiles disparaît dans l'éclat du soleil ou dans l'épaisseur des ténèbres (2).

La raison humaine naquit le jour où naquit la lumière pour elle. Saint Paul affirme que la vérité est gravée dans le cœur des hommes, et Jean-Jacques Rousseau lui-même dit : « Ce que Dieu veut qu'un homme fasse, il ne le lui

(1) Recherches philosophiques, p. 406.

(2) Voir l'excellent ouvrage intitulé: De la valeur de la raison humaine, par le P. Chastel, p. 75 et passim.

« PreviousContinue »