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d'usage dans les mœurs un peu symétriques de notre langue, enfin par un défaut de fond plutôt que par un vice de forme. Mais cet arrière-goût de terroir ne nuit pas, ce semble; il accentue plus d'une réflexion et donne du relief à plus d'un tableau. Voici un échantillon de cette manière. C'est le récit piquant, quoique fidèle, d'un événement trop peu connu dans ses détails : la fuite du Pape en novembre 1848 :

« Le comte de Spaur, le duc d'Harcourt et Martinez de la Rosa s'occupaient des préparatifs du voyage. Ces trois personnages paraissaient d'accord, mais chacun d'eux visait à tromper les autres. Au milieu d'eux, Pie IX soutenait magnifiquement son rôle. Il ne rebutait personne, et laissait chacun de ses conseillers se flatter de l'avoir décidé. Avec le duc d'Harcourt il faisait semblant d'accepter un asile en France, mais il y avait un malheur, et c'était l'élection prochaine du nouveau président de la République française; cet événement lui inspirait de l'incertitude. En tout cas, il aurait pu momentanément s'arrêter sur une terre neutre avant d'entrer en France. Avec Martinez de la Rosa, le Pape trouvait les offres de l'Espagne très-catholique préférables sans conteste à toutes les autres, mais il y avait un malheur, et c'était que l'Espagne n'avait pas un navire tout prêt pour le transporter aux iles Baléares; en tout cas, il pouvait momentanément s'arrêter dans un port voisin jusqu'à ce que le navire espagnol vint le prendre. Et le duc d'Harcourt se hâtait de faire venir à Civita-Vecchia un navire français à l'insu des autres diplomates, et Martinez de la Rosa, également à l'insu de ses collègues, se hâtait de demander à l'Espagne des navires. Et pour compléter le bon accord, le Pape, s'adressant à ces deux diplomates réunis, leur faisait comprendre la nécessité qu'il y avait pour lui à faire les préparatifs de départ sur deux routes différentes, car si le voyage rencontrait des obstacles sur l'une des routes, on pourrait suivre l'autre; par conséquent, il fallait que le duc d'Harcourt veillåt sur la route de Civita-Vecchia, et Martinez de la Rosa sur celle de Fiumicino. Les deux diplomates approuvaient, et chacun se réjouissant en lui-même de remporter un triomphe sur l'autre,

se disputaient poliment l'honneur de s'emparer de la personne du Pontife, le premier en s'évertuant à soutenir que la route de CivitaVecchia traversant des campagnes dépeuplées, était préférable à l'autre, dangereuse à cause des villes et des châteaux qu'elle longeait; le second, en laissant finement échapper quelques demiparoles de crainte sur les troubles qui agitaient la France. Le seul qui se tût était le comte de Spaur; il était sûr de son affaire. Le 24, vers le soir, une voiture attendait le Pape hors de la porte de Rome. Pie IX, déguisé en simple abbé, sortit du Quirinal par une petite porte qui donne dans une ruelle obscure, et, traversant la ville, se dirigea vers le lieu convenu à l'avance. En attendant, le duc d'Harcourt restait au Quirinal comme s'il eût été en conversation avec le Pape; et pour tromper les gardes, il élevait la voix et faisait semblant de soutenir avec d'autres personnes une vive discussion. Il était seul; le palais était illuminé comme à l'ordinaire. Après quelques moments écoulés, le duc d'Harcourt sortit et partit rapidement pour Civita-Vecchia, où il comptait rejoindre le Pape avant le jour. Mais Pie IX, accompagné de madame de Spaur, avait suivi la route qui conduit par Terracina à Gaëte. Le cardinal Antonelli, monseigneur Stella et monseigneur Borromeo, le suivirent dans la même nuit. A la frontière, le Pape faillit être reconnu et arrêté; un gendarme trouva que ce petit abbé ressemblait fort aux portraits qu'il avait vus du Pape; mais ce ne fut qu'une alerte; on laissa passer la voiture, et Pie IX arriva, à l'aube, à Mola di Gaëte, où il descendit dans une humble auberge. Plusieurs de ceux qui étaient à Rome, prévenus du départ du Pape, et qui s'étaient tenus prêts à le suivre, n'apprirent que le jour suivant qu'il était parti, sans savoir où il allait. Rosmini, Montanari, partirent ne sachant de quel côté se diriger. Monseigneur della Porta et monseigneur Piccolomini allèrent jusqu'à Marseille à la recherche de Pie IX (1).

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Le livre est plein de ces pages curieuses qui ont l'attrait du roman et qui ne sont que l'histoire de cette époque naturellement

(1) Tom. II, p. 286 et suiv.

pittoresque. Mais il est plein aussi de vues élevées et de pensées généreuses. Citons à preuve la conclusion :

« L'erreur commune est de saisir dans l'histoire d'un peuple une heure, un jour de détresse, et de leur faire rendre un écho immortel; c'est de surprendre ce peuple au moment de sa chute, et de s'écrier Tout est fini! On ne songe pas que la vie des nations parcourt la durée des siècles et que chaque chute marque un moment d'arrêt, mais qu'elle aboutit en définitive à un progrès. Si je voyais le peuple italien résigné à son sort, uniquement occupé à soigner ses plaies, dans une incapacité absolue de souffrir, sans amour, sans haine, sans jamais pousser un cri de douleur, sans jamais s'abandonner à des actes de désespoir qui peuvent être coupables, mais qui sont un signe de la continuité et de la vigueur de la vie, je m'alarmerais; je dirais que le froid de la mort a gagné son cœur. Et il y a encore un terme plus bas de la mort sociale si je voyais ce peuple s'accommoder facilement du joug, prendre docilement l'attitude et les pensées de l'esclave, s'honorer de ses chaînes, flatter ceux qui le foulent aux pieds, se révolter à la vue de la liberté comme un hydrophobe à la vue de l'eau, et repousser avec fureur tout ce qui pourrait l'arracher à sa honte qu'il ne comprend pas et dans laquelle il se complaît, je pleurerais sur le cadavre de ce peuple. Mais, au contraire, jamais des personnalités plus ardentes ne se conservèrent au milieu d'un complet anéantissement social. Jamais dans les Italiens les blessures de leur corps n'ont envahi leur âme. Toute la fureur des supplices n'a servi qu'à retremper leurs forces. Le doute n'a jamais pénétré dans leur esprit leur foi, c'est leur salut. On ne leur ravit que le présent; mais ils se souviennent du passé et ils possèdent l'avenir (1).

"

L'avenir ne s'est pas fait longtemps attendre à qui le méritait ainsi. Quand M. Soria écrivait ces considérations aussi vraies qu'éloquentes, on pouvait, sans être prophète, recueillir déjà dans l'air les signes certains de la grande entreprise à laquelle la France allait imprimer l'élan. Mais il y avait plus de courage, (1) Tom. II, p. 704, 705.

et il fallait un coup d'œil plus sûr pour affirmer, au milieu des légèretés de la foule, du dédain des hommes d'État et des bravades de l'ennemi, que, du sein de ces fragments épars de l'Italie morcelée, opprimée et calomniée, allait se dégager, une, forte et maîtresse d'elle-même, la personnalité d'un peuple capable de conquérir l'indépendance et de connaître la liberté.

ADALBERT PHILIS.

ŒUVRES COMPLÈTES DE MADAME DE GIRARDIN. (1)

Depuis quelques années, il est de mode de médire du temps. présent. La littérature est perdue! le niveau de l'esprit humain baisse! s'écrient certains Jérémies de salon; et cependant jamais, nous semble-t-il, le goût des lettres n'a été plus vif que dans ce siècle.

Il suffirait, pour le prouver, d'un simple catalogue des ouvrages modernes, et de la liste des écrivains et des poëtes que le dix-neuvième siècle est, à juste titre, fier de posséder.

Nous trouvons, au contraire, qu'il est consolant pour ceux qu'affligent les tendances matérielles d'une portion de la nation française, de voir le culte sincère que rend aux lettres la partie intelligente du pays.

Jamais, à d'autres époques, l'apparition d'un livre n'a causé autant d'émotion qu'aujourd'hui; quelque sujet qu'il traite, histoire, roman, étude de mœurs, philosophie, il passionne. Loin donc d'accuser notre temps d'indifférence en matière de littérature, il faudrait plutôt lui reprocher d'accepter et d'accueillir trop vite certains écrivains, et de se trop håter de les proclamer grands hommes.

Mais laissons ce sujet, trop vaste pour le modeste cadre dans (1) Henri Plon, éditeur.

lequel nous devons nous renfermer. Nous n'avons aujourd'hui à nous occuper que d'une femme, célèbre, il est vrai, et à juste titre, dont le monde des lettres pleure encore la fin prématurée.

elle

C'est au moment même où tombent les dernières colonnettes du petit hôtel qu'habita de son vivant madame de Girardin, qu'un éditeur, que nous dirions intelligent si nous avions le droit d'en parler, a rassemblé et réuni ses œuvres diverses, et les publie en six beaux volumes qui formeront la collection complète. Madame de Girardin n'est plus à juger femme d'esprit, a été sacrée par la mort, et sa gloire a subi l'épreuve du temps. Toutefois, comme il y a toujours un grand plaisir à se livrer à l'examen consciencieux d'un travail intellectuel, nous profiterons de la réimpression des œuvres de ce charmant esprit pour en pénétrer plus intimement toutes les délicatesses.

:

Il est en ce monde des êtres privilégiés; la nature semble les avoir créés avec tant d'amour, qu'en un temps de naïve croyance on aurait attribué à l'influence de quelque bon génie les qualités extraordinaires dont ils sont doués. Madame de Girardin, ou plutôt Delphine Gay, fut une de ces créatures d'élite.

Sa naissance est déjà un trait d'esprit : fille de madame Sophie Gay, le nom de sa mère devait lui servir d'égide.

Élevée par cette femme supérieure au milieu d'une société intelligente et choisie, Delphine Gay reçut une éducation toute littéraire, et fit dès son enfance concevoir des espérances que, jeune fille, elle ne tarda pas à justifier.

Belle, spirituelle, soutenue et portée par l'affection et l'admiration de son entourage, son talent se développa en liberté dans cette atmosphère de bonheur.

A dix-sept ans elle débuta par des poésies patriotiques dans la carrière des lettres, où ses premiers pas furent des succès. Pour Delphine Gay la renommée se faisait bonne fille; le nom de Muse de la patrie, que par une gracieuse métaphore elle avait pris dans ses vers, lui fut conservé. En 1822, elle obtint au concours de l'Académie un prix extraordinaire, après lequel son jeune talent prit un nouvel essor. Elle chanta successivement les

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