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XXI.

L'esprit naturel et le simple.

L'esprit naturel et le simple peuvent en mille manières se confondre, et ne sont pas néanmoins toujours semblables. On appelle esprit naturel un instinct qui prévient la réflexion, et se caractérise par la promptitude et par la vérité du sentiment. Cette aimable disposition prouve moins ordinairement une grande sagacité qu'une ame naturellement vive et sincère, qui ne peut retenir ni farder sa pensée, et la produit toujours avec la grace d'un secret échappé à la franchise. La simplicité est aussi un don de l'ame, qu'on reçoit immédiatement de la nature et qui en porte le caractère : elle ne suppose pas nécessairement l'esprit supérieur, mais il est ordinaire qu'elle l'accompagne; elle exclut toute sorte de vanités et d'affectations, témoigne un esprit juste, un cœur noble, un sens droit, un naturel riche et modeste, qui peut tout puiser dans son fonds et ne veut se parer de rien. Ces deux caractères comparés ensemble, je crois sentir caractères comparés ensemble, je crois sentir que la simplicité est la perfection de l'esprit naturel; et je ne suis plus étonné de la rencontrer si souvent dans les grands hommes : les autres ont trop peu de fonds et trop de vanité pour s'arrêter dans leur propre sphère, qu'ils

sentent si petite et si bornée.

XXII.

Du bonheur.

Quand on pense que le bonheur dépend beaucoup du caractère, on a raison; si on ajoute que la fortune y est indifférente, c'est aller trop loin: il est faux encore que la raison n'y puisse rien, ou qu'elle y puisse tout.

On sait que le bonheur dépend aussi des rapports de notre condition avec nos passions : on n'est pas nécessairement heureux par l'accord de ces deux parties; mais on est toujours malheureux par leur opposition et par leur contraste de même la prospérité ne nous satisfait pas infailliblement; mais l'adversité nous apporte un mécontentement inévitable.

Parceque notre condition naturelle est misérable, il ne s'ensuit pas qu'elle le soit également

pour tous; qu'il n'y ait pas dans la même vie des temps plus ou moins agréables, des degrés de bonheur et d'affliction: donc les circonstan

ces différentes décident beaucoup; et on a tort de condamner les malheureux, comme incapables, par leur caractère, de bonheur.

CONSEILS

A UN JEUNE HOMME.

I.

Sur les conséquences de la conduite.

adoptez des maximes qui puissent vous nuire! Que je serai fâché, mon cher ami, si vous Je vois avec regret que vous abandonnez par complaisance tout ce que la nature a mis en vous. Vous avez honte de votre raison, qui devroit faire honte à ceux qui en manquent. Vous vous défiez de la force et de la hauteur de votre ame, et vous ne vous défiez pas des mauvais exemples. Vous êtes-vous donc persuadé qu'avec un esprit très ardent et un caractère élevé,

vous puissiez vivre honteusement dans la mol

lesse comme un homme fou et frivole? Et qui vous assure que vous ne serez pas même méprisé dans cette carrière, étant né pour une autre? Vous vous inquiétez trop des injustices que l'on peut vous faire, et de ce qu'on pense de vous. Qui auroit cultivé la vertu, qui auroit tenté ou sa réputation 1 ou sa fortune par des voies hardies, s'il avoit attendu que les louanges l'y encourageassent? Les hommes ne se rendent d'ordinaire sur le mérite d'autrui qu'à la dernière extrémité. Ceux que nous croyons nos amis sont assez souvent les derniers à nous accorder leur aveu. On a toujours dit que personne n'a créance parmi les siens; pourquoi? parceque les plus grands hommes ont eu leurs progrès comme nous. Ceux qui les ont connus dans les imperfections de leurs commencements, se les

On ne diroit pas tenter sa répulation, pour tenter de se faire une réputation; mais l'accouplement de deux choses excuse cette tournure. Sa n'est pas bon ; il faut la. M.

représentent toujours dans cette première foi- | ne pense; ils auront les emplois, vous aurez les blesse, et ne peuvent souffrir qu'ils sortent de talents; ils auront les honneurs, vous la vertu. l'égalité imaginaire où ils se croyoient avec eux: Voudriez-vous obtenir leurs places au prix de mais les étrangers sont plus justes, et enfin le leurs déréglements, et par leurs frivoles intrimérite et le courage triomphent de tout. gues? Vous le tenteriez en vain : il est aussi difficile de contrefaire la fatuité que la véritable

II.

Sur ce que les femmes appellent un homme aimable.

Êtes-vous bien aise de savoir, mon cher ami, ce que bien des femmes appellent quelquefois un homme aimable? C'est un homme que personne n'aime, qui lui-même n'aime que soi et son plaisir, et en fait profession avec impudence; un homme par conséquent inutile aux autres hommes, qui pèse à la petite société qu'il tyrannise, qui est vain, avantageux, méchant même par principe; un esprit léger et frivole, qui n'a point de goût décidé; qui n'estime les choses et ne les recherche jamais pour elles-mêmes, mais uniquement selon la considération qu'il y croit attachée, et fait tout par ostentation; un homme souverainement confiant et dédaigneux, qui méprise les affaires et ceux qui les traitent, le gouvernement et les ministres, les ouvrages et les auteurs; qui se persuade que toutes ces choses ne méritent pas qu'il s'y applique, et n'estime rien de solide que d'avoir des bonnes fortunes, ou le don de dire des riens; qui prétend néanmoins à tout, et parle de tout sans pudeur; en un mot un fat sans vertus, sans talents, sans

et met

goût de la gloire, qui ne prend jamais dans les choses que ce qu'elles ont de plaisant, son principal mérite à tourner continuellement en ridicule tout ce qu'il connoît sur la terre de sérieux et de respectable.

Gardez-vous donc bien de prendre pour le monde ce petit cercle de gens insolents, qui ne comptent eux-mêmes pour rien le reste des hommes et n'en sont pas moins méprisés. Des hommes si présomptueux passeront aussi vite que leurs modes, et n'ont pas plus de part au gouvernement du monde que les comédiens et les danseurs de corde : si le hasard leur donne sur quelque théâtre du crédit, c'est la honte de cette nation et la marque de la décadence des esprits. Il faut renoncer à la faveur lorsqu'elle sera leur partage : vous y perdrez moins qu'on

vertu.

III.

Ne pas se laisser décourager par le sentiment de ses foiblesses.

Que le sentiment de vos foiblesses, mon aimable ami, ne vous tienne pas abattu. Lisez ce qui nous reste des plus grands hommes : les erreurs de leur premier âge, effacées par la gloire de leur nom, n'ont pas toujours été jusqu'à leurs historiens; mais eux-mêmes les ont avouées en quelque sorte. Ce sont eux qui nous ont appris que tout est vanité sous le soleil ; ils avoient donc éprouvé, comme tous les autres, de s'enorgueillir, de s'abattre, de se préoccuper de petites choses. Ils s'étoient trompés mille fois dans leurs raisonnements et leurs conjectures; ils avoient eu la profonde humiliation d'avoir tort avec leurs inférieurs. Les défauts qu'ils cachoient avec le plus de soin leur étoient souvent échappés ; ainsi ils avoient été accablés en même temps par leur conscience et par la conviction publique; en un mot, c'étoient de grands hommes, mais c'étoient des hommes, et ils supportoient leurs défauts. On peut se consoler d'éprouver leurs foiblesses, lorsque l'on se sent le courage de cultiver leurs vertus.

IV.

Sur le bien de la familiarité.

Aimez la familiarité, mon cher ami; elle rend l'esprit souple, délié, modeste, maniable, déconcerte la vanité, et donne, sous un air de liberté et de franchise, une prudence qui n'est pas fondée sur les illusions de l'esprit, mais sur les principes indubitables de l'expérience. Ceux qui ne sortent pas d'eux-mêmes sont tout d'une pièce; ils craignent les hommes qu'ils ne connoissent pas, ils les évitent, ils se cachent au monde et à eux-mêmes, et leur cœur est toujours serré. Donnez plus d'essor à votre ame,

et n'appréhendez rien des suites; les hommes | peut appliquer à tous ceux qui ont des prétentions. S'ils dérogent, s'ils se démentent, le monde jouit avec ironie de leur chagrin ; et confondus dans les choses auxquelles ils se sont attachés, ils demeurent sans ressource en proie à la raillerie la plus amère. Qu'un autre homme échoue dans les mêmes choses; on peut croire que c'est par paresse, ou pour les avoir négligées. Enfin, on n'a pas son aveu sur le mérite des avantages qui lui manquent ; mais s'il réussit, quels éloges! Comme il n'a pas mis ce succès au prix de celui qui s'en pique, on croit lui accorder moins et l'obliger cependant davantage; car ne paroissant pas prétendre à la gloire qui vient à lui, on espère qu'il la recevra en pur don, et l'autre nous la demandoit comme une dette.

:

sont faits de manière qu'ils n'aperçoivent pas une partie des choses qu'on leur découvre1, et qu'ils oublient aisément l'autre. Vous verrez d'ailleurs que le cercle où l'on a passé sa jeunesse se dissipe insensiblement : ceux qui le composoient s'éloignent, et la société se renouvelle. Ainsi l'on entre dans un autre cercle tout instruit alors si la fortune vous met dans des places où il soit dangereux de vous communiquer, vous aurez assez d'expérience pour agir par vous-même et vous passer d'appui. Vous saurez vous servir des hommes et vous en défendre; vous les connoîtrez; enfin vous aurez la sagesse dont les gens timides ont voulu se revêtir avant le temps, et qui est avortée dans leur sein.

V.

Sur les moyens de vivre en paix avec les

hommes.

VI.

Sur une maxime du cardinal de Retz.

avantage; et cette maxime est très bonne.

Voulez-vous avoir la paix avec les hommes, faut tâcher de former ses projets de façon que C'est une maxime du cardinal de Retz, qu'il ne leur contestez pas les qualités dont ils se pi-leur irréussite mème soit suivie de quelque quent ce sont celles qu'ils mettent ordinairement à plus haut prix; c'est un point capital pour eux. Souffrez donc qu'ils se fassent un mérite d'être plus délicats que vous, de se connoître en bonne chère, d'avoir des insomnies ou des vapeurs : laissez-leur croire aussi qu'ils sont aimables, amusants, plaisants, singuliers; et s'ils avoient des prétentions plus hautes, passez-leur encore. La plus grande de toutes les imprudences est de se piquer de quelque chose: le malheur de la plupart des hommes ne vient que de là: je veux dire de s'être engagés pu

Dans les situations désespérées, on peut prensoient désespérées. Les grands hommes s'y dre des partis violents; mais il faut qu'elles soient désespérées. Les grands hommes s'y abandonnent quelquefois par une secrète condans les extrémités, ou pour en sortir à leur fiance des ressources ' qu'ils ont pour subsister gloire. Ces exemples sont sans conséquence pour

les autres hommes.

C'est une faute commune, lorsqu'on fait un plan, de songer aux choses sans songer à soi.

On prévoit les difficultés attachées aux affaires; celles qui naîtront de notre fonds, rarement.

solutions extremes, il faut les embrasser avec Si pourtant on est obligé à prendre des résolutions extrêmes, il faut les embrasser avec courage, et sans prendre conseil des gens médiocres; car ceux-ci ne comprennent pas qu'on

bliquement à soutenir un certain caractère, ou à faire fortune, ou à paroître riches, ou à faire métier d'esprit. Voyez ceux qui se piquent d'étre riches: le dérangement de leurs affaires les fait croire souvent plus pauvres qu'ils ne sont; fait croire souvent plus pauvres qu'ils ne sont; et enfin ils le deviennent effectivement, et pas-puisse assez souffrir dans la médiocrité qui est sent leur vie dans une tension d'esprit continuelle, qui découvre la médiocrité de leur fortune et l'excès de leur vanité. Cet exemple se

Cette tournure paroît amphibologique et pourroit signifier qu'ils n'aperçoivent pas même une partie des choses; au lieu qu'elle signifie simplement qu'il y a une partie des choses qu'ils n'aperçoivent pus, etc. S.

2 Il faut passez-les leur encore, ou au moins passez-le leur Encore. Mi

si grands hasards, ni qu'on puisse durer dans leur état naturel, pour vouloir en sortir par de ces extrémités qui sont hors de la sphère de leurs sentiments. Cachez-vous des esprits timides. Quand vous leur auriez arraché leur approbation par surprise, ou par la force de vos

Il faut confiance aux ressources.

raisons, rendus à eux-mêmes, le tempérament | ser. Abandonnez surtout aux hommes vains cet empire extérieur et ridicule qu'ils affectent : il n'y a de supériorité réelle que celle de la vertu et du génie.

les ramèneroit bientôt à leurs principes, et vous les rendroit plus contraires.

Croyez qu'il y a toujours, dans le cours de la vie, beaucoup de choses qu'il faut hasarder, et beaucoup d'autres qu'il faut mépriser: et consultez en cela votre raison et vos forces.

Ne comptez sur aucun ami dans le malheur. Mettez toute votre confiance dans votre courage et dans les ressources de votre esprit. Faitesvous, s'il se peut, une destinée qui ne dépende pas de la bonté trop inconstante et trop peu commune des hommes. Si vous méritez des honneurs, si vous forcez le monde à vous estimer, si la gloire suit votre vie, vous ne manquerez ni d'amis fidèles, ni de protecteurs, ni d'admirateurs.

Soyez donc d'abord par vous-même, si vous voulez vous acquérir les étrangers. Ce n'est point à une ame courageuse à attendre son sort de la seule faveur et du seul caprice d'autrui. C'est à son travail à lui faire une destinée digne d'elle.

VII.

Sur l'empressement des hommes à se rechercher et leur facilité à se dégoûter.

Voyez des mêmes yeux, s'il est possible, l'injustice de vos amis; soit qu'ils se familiarisent par une longue habitude avec vos avantages, soit que par une secrète jalousie ils cessent de les reconnoître, ils ne peuvent vous les faire perdre. Soyez donc froid là-dessus : un favori admis à la familiarité de son maître, un domestique, aiment mieux dans la suite se faire chasser que de vivre dans la modestie de leur condition. C'est ainsi que sont faits les hommes; vos amis croiront s'être acquis par la connoissance de vos défauts une sorte de supériorité sur vous; les hommes se croient supérieurs aux défauts qu'ils peuvent sentir: c'est ce qui fait qu'on juge dans le monde si sévèrement des actions, des discours, et des écrits d'autrui. Mais pardonnez-leur jusqu'à cette connoissance de vos défauts, et les avantages frivoles qu'ils essaieront d'en tirer ne leur demandez pas la même perfection qu'ils semblent exiger de vous. Il y a des hommes qui ont de l'esprit et un bon cœur, mais remplis de délicatesses fatigantes; ils sont pointilleux, difficiles, attentifs, défiants, jaloux; ils se fâchent de peu de chose, et auroient honte de revenir les premiers: tout ce qu'ils mettent dans la société,

Il faut que je vous avertisse d'une chose, mon très cher ami: les hommes se recherchent quelquefois avec empressement, mais ils se dé-ils craignent qu'on ne pense qu'ils le doivent. goûtent aisément les uns des autres ; cependant la paresse les retient long-temps ensemble après que leur goût est usé. Le plaisir, l'amitié, l'estime (liens fragiles), ne les attachent plus; l'habitude les asservit. Fuyez ces commerces stériles, d'où l'instruction et la confiance sont Au reste, s'ils sont dans le secret de vos afbannies: le cœur s'y dessèche et s'y gate; l'i-faires ou de vos foiblesses, n'en ayez jamais de magination y périt, etc.

Conservez toujours néanmoins avec tout le monde la douceur de vos sentiments. Faitesvous une étude de la patience, et sachez céder par raison, comme on cède aux enfants qui n'en sont pas capables, et ne peuvent vous offen

■ Vanvenargues ne veut point dire ici qu'il n'est point d'ami qu'on puisse espérer de conserver dans le malheur, mais simplement que ce n'est point sur ses amis qu'il faut se reposer dans le malheur, et qu'on doit tirer ses ressources de soi-même. S.

› Cette tournure est négligée. S.

N'ayez pas la foiblesse de renoncer à leur amitié par vanité ou par impatience, lorsqu'elle peut encore vous être utile ou agréable; et enfin, quand vous voudrez rompre, faites qu'ils croient eux-mêmes vous avoir quitté.

regret. Ce que l'on ne confie que par vanité et sans dessein, donne un cruel repentir; mais lorsqu'on ne s'est mis entre les mains de son ami que pour s'enhardir dans ses idées, pour les corriger, pour tirer du fond de son cœur la vérité, et pour épuiser par la confiance les ressources de son esprit, alors on est payé d'avance de tout ce qu'on peut en souffrir.

VIII.

Sur le mépris des petites finesses.

Que je vous estime, mon très cher ami, de mépriser les petites finesses dont on s'aide pour en imposer! Laissez-les constamment à ceux qui craignent d'être approfondis, qui cherchent à se maintenir par des amitiés ménagées, ou par des froideurs concertées, et attendent toujours qu'on les prévienne. Il est bon de vous faire une nécessité de plaire par un vrai mérite, au hasard même de déplaire à bien des hommes: ce n'est pas un grand mal de ne pas réussir avec toute sorte de gens, ou de les dre après les avoir attachés. Il faut supporter, mon ami, que l'on se dégoûte de vous, comme on se dégoûte des autres biens. Les hommes ne sont pas touches long-temps des mêmes choses; mais les choses dont ils se lassent n'en sont pas, de leur aveu, pires. Que cela vous empêche seulement de vous reposer sur vousmême; on ne peut conserver aucun avantage que par les efforts qui l'acquièrent.

IX.

Aimer les passions nobles.

per

Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments, qui vous rende plus généreux, plus compatissant, plus humain, qu'elle vous soit chère.

Par une raison fort semblable, lorsque vous aurez attaché à votre service des hommes qui sauront vous plaire, passez-leur beaucoup de défauts. Vous serez peut-être plus mal servi, mais vous serez meilleur maître : il faut laisser aux hommes de basse extraction la crainte de faire vivre d'autres hommes qui ne gagnent pas assez laborieusement leur salaire. Heureux qui leur peut adoucir les peines de leur condition! En toute occasion, quand vous vous sentirez porté vers quelque bien, lorsque votre beau naturel vous sollicitera pour les misérables, hatez-vous de vous satisfaire. Craignez que le temps, les conseils, n'emportent ces bons sentiments, et n'exposez pas votre cœur à perdre un si cher avantage. Mon bon ami, il ne tient pas à vous de devenir riche, d'obtenir des em

plois ou des honneurs; mais rien ne vous peut empêcher d'être bon, généreux et sage. Préférez la vertu à tout vous n'y aurez jamais de regret. Il peut arriver que les hommes qui sont envieux et légers vous fassent éprouver un jour leur injustice. Des gens méprisables usurpent la réputation due au mérite, et jouissent insolemment de son partage: c'est un mal; mais il n'est pas tel que le monde se le figure; la vertu vaut mieux que la gloire.

X.

Quand il faut sortir de sa sphère.

Mon très cher ami, sentez-vous votre esprit pressé et à l'étroit dans votre état? c'est une fortune; il faut donc sortir de vos voics, et preuve que vous êtes né pour une meilleure marcher dans un champ moins limité.

Ne vous amusez pas à vous plaindre, rien n'est moins utile; mais fixez d'abord vos regards autour de vous: on a quelquefois dans sa main des ressources que l'on ignore. Si vous n'en découvrez aucune, au lieu de vous morfondre tristement dans cette vue, osez prendre un plus grand essor: un tour d'imagination un peu hardi nous ouvre souvent des chemins pleins de lumière. Quiconque connoît la portée de l'esprit humain tente quelquefois des moyens qui paroissent impraticables aux autres hommes. C'est avoir l'esprit chimérique que de négliger les facilités ordinaires pour suivre des hasards et des apparences; mais lorsqu'on sait bien allier les grands et les petits moyens et les employer de concert, je crois qu'on auroit tort de craindre non-seulement l'opinion du monde, qui rejette toute sorte de hardiesse dans les malheureux, mais même les contradictions de la fortune.

Laissez croire à ceux qui le veulent croire, que l'on est misérable dans les embarras des grands desseins. C'est dans l'oisiveté et la petitesse que la vertu souffre, lorsqu'une prudence timide l'empêche de prendre l'essor et la fait ramper dans ses liens; mais le malheur même a ses charmes dans les grandes extrémités : car cette opposition de la fortune élève un esprit courageux, et lui fait ramasser toutes ses forces, qu'il n'employoit pas.

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