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après avoir été modifiée, elle transforme, elle élabore, elle s'identifie tous les éléments étrangers qu'elle a reçus du dehors, et exerce enfin sa puissance, après avoir été à la merci de toutes les puissances extérieures. Car si le moi est un centre où viennent aboutir, en quelque sorte, les innombrables rayons qui partent de cette circonférence immense qu'on appelle l'univers, c'est aussi un foyer vivificateur, d'où rayonnent dans tous les sens les innombrables réflexions qu'elle renvoie à la circonférence. Cette réciprocité d'action existe même dans la matière inerte, qui reçoit et qui donne, et en qui l'action subie est toujours accompagnée de réaction. Car toute matière a ses qualités, et toute qualité est une force ou une cause. Toute matière est donc à la fois passive et active. Mais l'activité de l'âme est volontaire et s'exerce avec conscience de l'action qu'elle opère; l'homme sait ce qu'il veut, et veut ce qu'il fait; la nature physique ne se sait active ni ne veut l'être; ses réactions ne sont que des mouvements aveugles déterminés fatalement en elle par les impulsions qu'elle reçoit. Un corps d'ailleurs peut bien modifier d'autres corps, mais il ne peut se modifier lui-même; et voilà ce qui met un abîme entre l'esprit et la matière.

Il était nécessaire et conforme à la sagesse divine que l'âme fût passive par un côté de son être, qu'elle reçût de Dieu et de la nature ses sentiments et ses idées, que sa sensibilité et son intelligence fussent indépendantes dans leur développement primitif, de sa volonté. Car si elle était tout entière active, elle serait souveraine, elle serait maîtresse d'elle-même, elle échapperait à l'empire du Créateur et des lois de la nature, elle se ferait à elle-même, selon son gré, sa vie, son monde, sa vérité, sa science, ses rapports, ses devoirs, sa destinée; elle ne sentirait, elle ne connaîtrait que ce qu'elle voudrait connaître et sentir, ou plutôt pour elle, connaître et sentir, ce serait vouloir. En un mot, elle serait Dieu, moins l'éternité. Mais il n'en est pas ainsi : l'âme est libre, mais non indépendante. Dieu, en plaçant la création devant elle, lui impose, avec les impressions et les idées qui en sont la suite, les premiers ma tériaux de la connaissance; c'est à elle à les recueillir et à les mettre en œuvre. Il fallait que par le sentiment qui vient l'af

fecter et par lequel elle se sent exister, elle reconnût que sa vie est une vie d'emprunt dont la source est l'Etre des êtres. Il fallait que par l'évidence irrésistible qui la frappe, et par laquelle elle se connaît, elle, et tout ce qui l'entoure, elle reconnût que la vérité est une lumière communiquée, dont le foyer est l'intelligence suprême.

Or que l'homme soit à la fois passif et actif, subissant l'action des objets extérieurs, et réagissant sur eux à son tour, c'est ce dont la conscience témoigne avec une irrécusable autorité. Car, à chaque instant, à côté des faits qui s'accomplissent en moi, sans que je l'aie voulu, elle m'en montre d'autres que je produis moi-même en les voulant; à côté des phénomènes dont je me connais simplement sujet, elle m'en montre d'autres dans lesquels je me connais à la fois comme sujet et comme cause, et dans lesquels je m'apparais comme une force se déterminant elle-même à l'action. Ce double aspect de la nature humaine est exprimé, dans toutes les langues, par la division des verbes en actifs et passifs. Car toute existence a deux modes, l'action et la passion, l'action que tout être moral s'impute à lui-même, et la passion, qu'il souffre, mais qu'il ne s'impute pas.

Mais l'activité du moi se produit sous deux formes distinctes, l'attention et la volition, modes ou manifestations diverses, d'un principe unique, la première réagissant sur les faits de l'intelligence, pour les éclaircir, la seconde réagissant sur les faits de la sensibilité pour les réaliser. Car tout sentiment, quel qu'il soit, est peine ou plaisir ; toute peine excite la tristesse et la haine ; tout plaisir fait naître la joie et l'amour. Mais quel sentiment de haine ne détermine pas en nous un mouvement répulsif, et quel sentiment d'amour ne provoque pas un mouvement attractif? Ainsi tout fait de sensibilité vient se résoudre en définitive en un désir; et tout désir, soit qu'il tende à rapprocher l'objet qui nous plait, soit qu'il Itende à éloigner la chose qui nous déplaît, est toujours une sollicitation interne qui porte l'âme à mettre sa force en action. C'est cette invitation, c'est cette sollicitation à agir, que la volonté consent à écouter ou dont elle ne tient aucun compte, qu'elle réalise ou refuse à son gré de réaliser. Le désir est comme une supplique

que la sensibilité, impuissante par elle-même, adresse au libre arbitre, pour le supplier de lui accorder tout ce qui a quelque affinité avec elle ou de repousser tout ce qui lui est antipathique.

Mais ici encore il est nécessaire d'établir une distinction sans laquelle certains phénomènes de la vie psychique ne seraient pas compris. L'activité de l'âme humaine est inséparable de son existence. Dès qu'elle existe, elle est principe d'action, elle est puissance capable de réagir sur les forces qui l'impressionnent; l'exercice de son activité date donc du moment même où elle naît à la vie ; car pour elle, vivre ce n'est pas seulement pâtir, mais agir. L'inertie ou la passivité pure ne se peut concevoir d'un être qui a été créé à l'image de Dieu. Mais l'activité du moi humain ne se produit pas uniformément, elle a deux modes, la spontanéité et la liberté. Car l'âme agit évidemment de deux manières, instinctivement, c'est-à-dire sans réflexion, sans délibération, ou librement, c'est-à-dire, après avoir réfléchi et délibéré.

PREMIÈRE SECTION.

DE L'ATTENTION.

L'attention est l'acte de l'esprit dirigeant son regard vers un objet déjà perçu, et faisant effort pour le pénétrer, pour l'embrasser dans ses parties et dans son ensemble, et pour en acquérir la connaissance complète. Dans les premiers moments de l'existence intellectuelle, les actes d'attention sont tous spontanés. L'âme alors agit sous l'influence des instincts qui sont inhérents à sa nature. Dans les premières années de l'enfance, tout est nouveau pour l'âme; tout la frappe, tout l'émeut, tout la provoque à développer au dehors l'activité qui lui est propre. Les impressions sont si v ves les sensations sont si neuves, les besoins si poignants et si impérieux, le monde avec tous ses phénomènes se présente à elle sous des couleurs si saisissantes, que sa curiosité, continuellement excitée par la variété et l'attrait du spectacle, la tient sans cesse tendue vers toutes les causes extérieures qui agissent sur elle. Mais ce déploiement d'activité a lieu, pour ainsi dire, sans

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conscience. L'âme veut connaître, mais sans savoir précisément ce qu'elle veut. Elle regarde, mais sans se rendre compte de ce qu'elle fait. Elle agit par une sorte de nécessité intérieure qui la pousse au développement par l'instinct de son bienêtre, qui la porte à chercher sa satisfaction dans la connaissance de tout ce qui l'entoure. Comme elle n'est pas maitresse d'elle-même, sa volonté est, pour ainsi dire, au premier occupant, son attention au premier objet qui affecte ses sens. Voyez les enfants dans le premier âge : entraînés par les mille convoitises qui se succédent avec une prodigieuse rapidité dans leur âme, ils s'abandonnent, ils se laissent aller à tous les caprices d'une réaction que le hasard seul détermine et à laquelle la réflexion n'a aucune part. C'est une activité sans discernement, sans choix, sans raison, sans règle, et qu'on dirait absolument aveugle et fatale, tant elle paraît fortuite et indépendante du principe où elle a cependant sa cause. Quoi qu'il en soit, c'est l'âme qui en est la source; c'est bien elle qui regarde, qui veut connaître, qui se dirige sur, tel objet, qui s'attache à lui, qui l'abandonne pour s'attacher à un autre, qu'elle abandonnera immédiatement pour revenir au premier, que son attention, aussi mobile que la nature elle-même, ne fera encore qu'effleurer, pour se fixer sur une autre avec la même instabilité. Et c'est cette inconstance même qui prouve qu'il y a là une force qui agit par sa propre énergie, de son propre mouvement, et qui, tout en étant le jouet des impressions qui l'attirent, témoigne toutefois par la promptitude avec laquelle elle se soustrait à leur empire, qu'elle n'est pas faite pour être dominée par la matière, que sa vocation l'appelle à la liberté, que sa destinée est d'être souveraine. Et qu'on ne croie pas que cette attention, disséminée, éparpillée sur mille objets au gré des impressions et des circonstances qui la provoquent, soit sans résultat pour son développement intellectuel. L'âme fait ici l'essai de son pouvoir; elle éprouve, pour ainsi dire, ses forces, et il faut que cette épreuve se soit souvent répétée instinctivement, pour qu'elle se connaisse comme puissance, pour qu'elle ait conscience du principe causateur qui est en elle.

Mais essayons de pénétrer plus profondément dans le secret de ces premiers développements de l'activité humaine.

Toute substance douée d'une force capable de se modifier ellemême et de modifier les objets extérieurs, est un être actif, et toute opération produite par un principe intérieur et propre au sujet dans lequel l'opération s'accomplit, est ce que nous entendons par action. Or, à moins de soutenir que jusqu'au moment où a lieu le premier acte de réflexion, le premier retour de l'âme sur elle-même, l'esprit de l'homme ne peut ni se modifier lui-même, ni modifier les objets extérieurs, ce qui est absurde; il faut reconnaître qu'avant tout exercice de la réflexion, l'activité se produit déjà sous ses deux formes principales, attention et volition. Mais tant que l'âme n'a pas pris pleine et entière connaissance d'elle-même, tant qu'elle n'est pas en possession de la plénitude de son être, par la conscience claire et distincte de sa personnalité, et des puissances dont elle dispose, quels peuvent être ses actes d'attention, sinon des actes spontanés déterminés par quelque chose d'interne qui la stimule au-dedans d'elle-même, et à laquelle elle s'abandonne toujours proprio motu, sponte suá, il est vrai, mais nécessairement, parce que, ne se possédant pas encore, elle n'a pas encore la force de résister à l'aiguillon de la nature qui la presse, qui la sollicite et qui la domine? Or, ce quelque chose qui l'entraîne à donner son attention, ce besoin interne au service duquel sa volonté est encore tout entière, parce que la liberté ne commence qu'avec la réflexion, c'est l'instinct, év σtíč∞, que nous ne chercherons pas à définir, mais que tout le monde comprend, parce que tout le monde sait faire la distinction des faits dans lesquels nous agissons librement, de ceux dans lesquels nous suivons docilement la pente de la nature. Sans doute, dans la formation de la connaissance, l'homme est d'abord plus passif qu'actif, puisque les matériaux que son esprit doit mettre en œuvre lui viennent du dehors, et qu'il doit commencer par les recueillir et les amasser. Mais peut-il recevoir les impressions des objets sensibles, et les impulsions des forces extérieures, sans être porté à réagir sur elles; et pourra-t il conserver dans son entendement et dans sa mémoire la forme et l'image des choses qui l'auront affecté, s'il ne leur a prêté aucune attention? L'action du monde sensible sur l'âme hu

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