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tout différent, ensuite parce qu'il s'était enrichi en faisant la guerre. Or, à part de rares exceptions, les journaux et les généraux trop riches, Napoléon s'en aperçut dans ses dernières campagnes, ne valent rien pour la bataille. Quand on possède beaucoup, on est peu disposé à tout risquer, et l'on peut dire que la prudence est sœur de la propriété. Or, le Constitutionnel n'était pas seulement un journal de parti, c'était une propriété : il valait un million, et les millions ne montent pas à l'assaut. Le navire alourdi par la marchandise nous voulons parler du Constitutionnel — demeura en panne, et il s'en détacha une canonnière pour livrer dans la presse la suprême bataille: le National parut.

Malgré ces symptômes, beaucoup d'esprits espéraient encore qu'on éviterait les catastrophes. Dans une des dernières solennités littéraires de la restauration, dans la séance de réception de M. de Lamartine à l'Académie française, qui eut lieu en avril 1830, ce grand poëte qui était resté jusque-là fidèle à ses convictions religieuses et politiques, comme aux promesses de son talent littéraire, exprimait des espérances, au lieu de manifester des alarmes. Il voyait l'avenir en beau, et il s'écriait : « Heureux ceux qui viennent après nous!» Il annonçait un grand siècle, << une des époques caractéristiques de l'humanité. » Le fleuve avait franchi, selon lui, la cataracte, le flot s'apaisait, l'esprit humain n'avait plus à craindre que sa propre fougue. La presse lui paraissait un nouveau

sens, qui jetait dans une civilisation toute faite le même désordre qu'un sens de plus jetterait d'abord dans l'organisation humaine; mais le temps, ses propres excès, l'épreuve infaillible des législations, devaient, dans sa pensée, en régler l'usage, sans en retrancher les fruits. Tout le rassurait la jeunesse studieuse et grave, les lettres imprégnées de moralité, la philosophie retrouvant ses titres dans le spiritualisme, et le spiritualisme s'inclinant devant la vérité révélée, l'histoire agrandissant son horizon; « la poésie dont une sorte de profanation intellectuelle avait fait si longtemps parmi nous une habile torture de la langue, se souvenant de son origine et de sa fin, et devenant l'expression idéale et mystérieuse de ce que l'âme a de plus éthéré et de plus inexprimable, sens harmonieux des douleurs et des voluptés de l'esprit; »> la religion intime et sincère, ne s'appuyant que sur la conscience et la foi, et ne demandant au pouvoir ni des alliances qui l'altèrent, ni des faveurs qui la corrompent; les semences de vertu, de moralité et d'égalité que le christianisme a jetées dans la politique, arrivant à leur maturité; la morale, la raison et la liberté prenant un corps et une vie dans des institutions où l'ordre et la liberté se garantissent: voilà quelles étaient les impressions et les appréciations de M. de Lamartine, à la fin de la restauration.

Il est vrai qu'il mettait à la réalisation de ces espérances, qui étaient encore celles d'un grand nombre de jeunes esprits à cette époque, une condition que tous

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n'y mettaient pas. « Si ce siècle, disait-il en terminant, n'oublie point les sanglantes leçons du passé, s'il se souvient de l'anarchie et de la servitude, ces deux fléaux vengeurs qui attendent, pour les punir, les fautes des rois et les excès des peuples; s'il ne demande point aux institutions humaines plus que l'imperfection de notre nature ne comporte, il remplira sa glorieuse destinée. Ce siècle datera de notre double restauration restauration de la liberté par le trône, et du trône par la liberté. Il portera ou le nom de ce roi législateur qui consacra les progrès du temps dans la charte, ou de ce roi honnête homme dont la parole est une charte, et qui maintiendra à sa postérité ce don perpétuel de sa famille. N'oublions pas que notre avenir est indissolublement lié à celui de nos rois, qu'on ne peut séparer l'arbre de la racine sans dessécher les rameaux, et que la monarchie a tout porté parmi nous, jusqu'aux fruits parfaits de liberté. L'histoire nous dit que les peuples se perpétuent pour ainsi dire dans certaines races royales, dans les dynasties qui les représentent; qu'ils déclinent quand ces races déclinent ; qu'ils se relèvent quand elles se régénèrent; qu'ils périssent quand elles succombent; et que certaines familles de nos rois sont comme des dieux domestiques, qu'on ne pourrait enlever du seuil de nos ancêtres, sans que le foyer lui-même fût ravagé et détruit. »

Les conditions mises par le poëte à ce magnifique horoscope ne devaient point être cette fois remplies. Il y eut des fautes commises de tous les côtés; comment

en aurait-il été autrement? L'inexpérience du gouvernement représentatif, hors du pouvoir comme dans le pouvoir, était trop grande, les illusions et les prétentions des partis trop entières, les défiances trop vives, les malentendus trop nombreux, les circonstances trop difficiles, et les institutions, improvisées pour ainsi dire, n'avaient point été assez méditées. La liberté de la presse, comme ces breuvages puissants qui fortifient quand ils n'enivrent pas, donnait le vertige à cette société qui avait encore de dures épreuves à traverser, avant d'apprendre ce qu'il faut à un peuple de mesure dans l'usage de ses droits, de respect envers les lois, de fidélité aux traditions, de soumission à l'autorité, de patience dans ses griefs et de tempérance dans le redressement même des abus, pour être impunément libre. Troublée par le bruit des passions qui s'agitaient contre elle et autour d'elle, et voulant arriver jusqu'à la révolution dont elle voyait les batteries se dresser derrière cette partie de l'opposition demeu. rée constitutionnelle dans ses intentions, quoique excessive dans ses prétentions et violente dans ses attaques, la royauté eut la mauvaise fortune d'être la première à désespérer publiquement de la légalité. Les événements répondirent à ce signal provoqué par un grand nombre, déploré par quelques-uns, attendu par plusieurs. Montesquieu a parlé des sauvages qui coupent l'arbre pour cueillir le fruit; il y a, dans les pays civilisés, d'autres sauvages qui coupent l'arbre pour écraser, sur le fruit, le ver qui en altère le du

vet. Cette société avait fini par croire que les supports qui maintenaient l'édifice de ses libertés les gênaient. On raconte qu'un jour le chêne, cet arbre royal qui élève librement dans les airs ses branches majestueuses, asile des oiseaux du ciel, abri des troupeaux qui paissent dans les prairies d'alentour, se lassa et se plaignit, comme d'une sujétion, de la profondeur de ses racines enfoncées dans les entrailles de la terre, et traita de servitude cette condition de sa stabilité : survint une révolution intérieure du sol qui exauça et déracina le chêne, et les oiseaux du ciel et les troupeaux d'alentour demeurèrent ensevelis sous ses débris.

FIN DU SECOND VOLUME.

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