Page images
PDF
EPUB

Le sérieux des passions ardentes est sauvage, l'usage des affaires, et selon les différentes ocsombre et allumé. currences, divers avantages: de la mémoire et Le sérieux d'une ame abattue donne un ex- de la sagacité dans la dispute, de la sécurité dans térieur languissant. les périls, et dans le monde, cette liberté de Le sérieux d'un homme stérile paroît froid, cœur qui nous rend attentifs à tout ce qui s'y lâche et oisif. passe, et nous tient en état de profiter de

Le sérieux de la gravité prend un air concerté tout, etc. '. comme elle.

Le sérieux de la distraction porte des dehors singuliers.

Le sérieux d'un homme timide n'a presque jamais de maintien.

Personne ne rejette en gros ces vérités; mais, faute de principes bien liés et bien conçus, la plupart des hommes sont, dans le détail et dans leurs applications particulières, opposés les uns aux autres et à eux-mêmes; ils font voir la nécessité indispensable de bien manier les principes les plus familiers, et de les mettre tous ensemble sous un point de vue qui en découvre la fécondité et la liaison.

XVIII.

Du sang-froid.

Nous prenons quelquefois pour le sang-froid une passion sérieuse et concentrée qui fixe toutes les pensées d'un esprit ardent, et le rend insensible aux autres choses.

Le véritable sang-froid vient d'un sang doux, tempéré, et peu fertile en esprits. S'il coule avec trop de lenteur, il peut rendre l'esprit pesant; mais lorsqu'il est reçu par des organes faciles et bien conformés, la justesse, la réflexion et une singularité aimable souvent l'accompagnent; nul esprit n'est plus desirable.

On parle encore d'un autre sang-froid que donne la force d'esprit, soutenue par l'expérience et de longues réflexions; sans doute c'est là le plus rare.

XIX.

De la présence d'esprit.

La présence d'esprit se pourroit définir une aptitude à profiter des occasions pour parler ou pour agir. C'est un avantage qui a manqué souvent aux hommes les plus éclairés, qui demande un esprit facile, un sang-froid modéré,

XX.

De la distraction.

Il y a une distraction assez semblable aux rêves du sommeil, qui est lorsque nos pensées flottent et se suivent d'elles-mêmes sans force et sans direction. Le mouvement des esprits se ralentit peu à peu; ils errent à l'aventure sur les traces du cerveau 2, et réveillent des idées sans suite et sans vérité; enfin les organes se ferment; nous ne formons plus que des songes, et c'est là proprement rêver les yeux ouverts.

Cette sorte de distraction est bien différente de celle où jette la méditation. L'ame obsédée, dans la méditation d'un objet qui fixe sa vue et la remplit tout entière, agit beaucoup dans ce repos. C'est un état tout opposé; cependant elle y tombe ensuite épuisée par ses réflexions. XXI.

De l'esprit du jeu.

C'est une manière de génie 3 que l'esprit du jeu, puisqu'il dépend également de l'ame et de l'intelligence. Un homme que la perte trouble ou intimide, que le gain rend trop hasardeux, un homme avare, ne sont pas plus faits pour jouer, que ceux qui ne peuvent atteindre à l'esprit de combinaison. Il faut donc un certain degré de lumière et de sentiment, l'art des combinaisons, le goût du jeu, et l'amour mesuré du gain.

On s'étonne à tort que des sots possèdent ce foible avantage. L'habitude et l'amour du jeu, qui tournent toute leur application et leur mémoire de ce seul côté, suppléent l'esprit qui leur manque.

Tout cet article est marqué d'une accolade dans l'édition de Voltaire, avec ces mots, bon, très bon. S.

a Sur les traces du cerveau, etc. Sur les traces imprimées

dans le cerveau. S.

3 C'est une manière de génie, etc. Manière, expression né

gligée et mal assortie. J'aimerois mieux sorte ou espèce. M.

LIVRE DEUXIÈME.

XXII.

Des passions.

Toutes les passions roulent sur le plaisir et la douleur, comme dit M. Locke1: c'en est l'essence et le fonds.

Nous éprouvons, en naissant, ces deux états: le plaisir, parcequ'il est naturellement attaché à être; la douleur, parcequ'elle tient à être imparfaitement ".

Si notre existence étoit parfaite, nous ne connoîtrions que le plaisir. Étant imparfaite, nous devons connoître le plaisir et la douleur : or c'est de l'expérience de ces deux contraires que nous tirons l'idée du bien et du mal.

Mais comme le plaisir et la douleur ne viennent pas à tous les hommes par les mêmes choses, ils attachent à divers objets l'idée du bien et du mal, chacun selon son expérience, ses passions, ses opinions, etc.

Il n'y a cependant que deux organes de nos biens et de nos maux : les sens et la réflexion. Les impressions qui viennent par les sens sont immédiates et ne peuvent se définir; on n'en connoit pas les ressorts; elles sont l'effet du rapport qui est entre les choses et nous; mais ce rapport secret ne nous est pas connu.

Les passions qui viennent par l'organe de la réflexion sont moins ignorées. Elles ont leur principe dans l'amour de l'être ou de la perfection de l'être, ou dans le sentiment de son imperfection et de son dépérissement.

Nous tirons de l'expérience de notre être une idée de grandeur, de plaisir, de puissance, que nous voudrions toujours augmenter : nous prenons dans l'imperfection de notre être une idée de petitesse, de sujétion, de misère, que nous tâchons d'étouffer : voilà toutes nos passions. Il y a des hommes en qui le sentiment de

1 Locke (Jean), mort en 1704, auteur de l'Essai sur l'entendement humain, ouvrage excellent, traduit en françois par

Coste, en 4729. F.

2 Nous éprouvons, etc. Je ne sais si on peut dire éprouver

l'être est plus fort que celui de leur imperfection; de là l'enjouement, la douceur, la modération des desirs.

Il y en a d'autres en qui le sentiment de leur imperfection est plus vif que celui de l'être ; de là l'inquiétude, la mélancolie, etc.

De ces deux sentiments unis, c'est-à-dire celui de nos forces et celui de notre misère, naissent les plus grandes passions; parceque le sentiment de nos misères nous pousse à sortir de nous-mêmes, et que le sentiment de nos ressources nous y encourage et nous porte par l'espérance 1. Mais ceux qui ne sentent que leur misère sans leur force, ne se passionnent jamais autant, car ils n'osent rien espérer; ni ceux qui ne sentent que leur force sans leur impuissance, car ils ont trop peu à desirer : ainsi il faut un mélange de courage et de foiblesse, de tristesse et de présomption. Or, cela dépend de la chaleur du sang et des esprits; et la réflexion qui modère les velléités des gens froids encourage l'ardeur des autres, en leur fournissant des ressources qui nourrissent leurs illusions vient que les passions des hommes d'un esprit profond sont plus opiniàtres et plus invincibles, car ils ne sont pas obligés de s'en distraire comme le reste des hommes, par épuisement de pensées; mais leurs réflexions, au contraire, sont un entretien éternel à leurs desirs, qui les échauffe; et cela explique encore pourquoi ceux qui pensent peu, ou qui ne sauroient penser long-temps de suite sur la même chose, n'ont que l'inconstance en partage.

XXIII.

d'où

De la gaieté, de la joie, de la mélancolie.

Le premier degré du sentiment agréable de notre existence est la gaieté : la joie est un sentiment plus pénétrant. Les hommes enjoués n'étant pas d'ordinaire si ardents que le reste des hommes, ils ne sont peut-être pas capables des plus vives joies; mais les grandes joies durent peu, et laissent notre ame épuisée.

Lagaieté, plus proportionnée à notre foiblesse

un état. On éprouve une impression qui passe. Etre imparfai- que la joie, nous rend confiants et hardis,

tement n'explique pas ce que c'est qu'être douloureusement. M.

Le plaisir n'est pas naturellement attaché à être, car on existe souvent sans plaisir ni douleur. Étre imparfaitement donneroit plutôt l'idée du desir que de la douleur. S.

Nous porte par l'espérance, etc. Il semble qu'il faudroit nous y porte (à sortir de nous-mêmes). Autrement porte seroit employé là d'une manière qui n'est pas commune. M.

donne un être et un intérêt aux choses les moins | être réel est une préférence bien incontestable importantes, fait que nous nous plaisons par instinct en nous-mêmes, dans nos possessions, nos entours, notre esprit, notre suffisance, malgré d'assez grandes misères.

Cette intime satisfaction nous conduit quelquefois à nous estimer nous-mêmes, par de très frivoles endroits; il me semble que les personnes enjouées sont ordinairement un peu plus vaines que les autres.

D'autre part, les mélancoliques sont ardents, timides, inquiets, et ne se sauvent, la plupart, de la vanité, que par l'ambition et l'orgueil.

XXIV.

de la gloire, et qui justifie la distinction que quelques écrivains ont mise avec sagesse entre l'amour-propre et l'amour de nous-mêmes. Ceux-ci conviennent bien que l'amour de nousmêmes entre dans toutes nos passions; mais ils distinguent cet amour de l'autre. Avec l'amour de nous-mêmes, disent-ils, on peut chercher hors de soi son bonheur; on peut s'aimer hors de soi davantage que son existence propre ; on n'est point à soi-même son unique objet. L'amour-propre, au contraire, subordonne tout à ses commodités et à son bien-être 2; il est à luimême son seul objet et sa seule fin de sorte qu'au lieu que les passions, qui viennent de l'amour de nous-mêmes, nous donnent aux

De l'amour-propre et de l'amour de nous-mêmes. choses, l'amour-propre veut que les choses se

L'amour est une complaisance dans l'objet aimé. Aimer une chose, c'est se complaire dans sa possession, sa grâce, son accroissement; craindre sa privation, ses déchéances, etc.

donnent à nous, et se fait le centre de tout.

Rien ne caractérise donc l'amour-propre, comme la complaisance qu'on a dans soi-même et les choses qu'on s'approprie.

L'orgueil est un effet de cette complaisance. Comme on n'estime généralement les choses qu'autant qu'elles plaisent, et que nous nous plaisons si souvent à nous-mêmes devant toutes choses; de là ces comparaisons toujours injustes qu'on fait de soi-même à autrui, et qui fondent tout notre orgueil.

Mais les prétendus avantages pour lesquels nous nous estimons étant grandement variés, nous les désignons par les noms que nous leur avons rendus propres. L'orgueil qui vient d'une confiance aveugle dans nos forces, nous l'avons nommé présomption; celui qui s'attache à de petites choses, vanité; celui qui est courageux, fierté.

Plusieurs philosophes rapportent généralement à l'amour-propre toute sorte d'attachements. Ils prétendent qu'on s'approprie tout ce que l'on aime, qu'on n'y cherche que son plaisir et sa propre satisfaction, qu'on se met soimême avant tout; jusque-là qu'ils nient que celui qui donne sa vie pour un autre, le préfère à soi. Ils passent le but en ce point: car si l'objet de notre amour nous est plus cher sans l'être, que l'être sans l'objet de notre amour, il paroît que c'est notre amour qui est notre passion dominante, et non notre individu propre ; puisque tout nous échappe avec la vie, le bien que nous nous étions approprié par notre amour, comme notre être véritable. Ils répondent que la passion nous fait confondre dans ce sacrifice notre vie et celle de l'objet aimé; que nous croyons n'abandonner qu'une partie de nous-mêmes pour conserver l'autre : au moins ils ne peuvent nier que celle que nous conservons nous paroît plus considérable que celle que nous abandonnons. Or, dès que nous nous regardons comme la moindre partie dans le tout, c'est une préférence manifeste de l'objet aimé. On peut dire la même chose d'un homme qui, volontairement et de sang-froid, meurt pour la gloi-propre, c'est l'amour des choses qui nous sont propres, la com

re; la vie imaginaire qu'il achète au prix de son

1 On peut s'aimer hors de soi davantage que son existence propre. Cela n'est pas correct. Davantage est un adverbe de comparaison, mais qui s'emploie absolument, sans être suivi de la conjonction que. Lorsque cette conjonction est nécessaire, il faut substituer plus à davantage. Il y a dans l'ouvrage de Vauvenargues plusieurs autres incorrections que nous n'avons pas cru devoir relever; nous remarquons celle-ci, parce que d'assez

bons écrivains ont commis la même faute. S.

2

L'amour-propre, au contraire, subordonne tout à ses commodités et à son bien-être. Cette manière de distinguer l'amour de nous-mêmes de l'umour-propre, paroît plus subtile que juste; et ce que Vauvenargues applique ici à l'amour-pro

pre, seroit plutôt le caractère de ce qu'on entend par le mot

égoïsme. Ce qu'on exprime communément par le mot d'amour

plaisance pour nos qualités ou nos avantages personnels, plutôt que l'attention au bien-être de notre personne. S.

Tout ce qu'on ressent de plaisir en s'appro- | ignoreroit que tous les hommes ne sont pas

priant quelque chose, richesse, agrément, héritage, etc., et ce qu'on éprouve de peine par la perte des mêmes biens, ou la crainte de quelque mal, la peur, le dépit, la colère, tout cela vient de l'amour-propre.

L'amour-propre se mêle à presque tous nos sentiments, ou du moins l'amour de nous-mêmes; mais pour prévenir l'embarras que feroient naître les disputes qu'on a sur ces termes, j'use d'expressions synonymes, qui me semblent moins équivoques. Ainsi je rapporte tous nos sentiments à celui de nos perfections et de notre imperfection: ces deux grands principes nous portent de concert à aimer, estimer, conserver, agrandir et défendre du mal notre frêle existence. C'est la source de tous nos plaisirs et déplaisirs, et la cause féconde des passions qui viennent par l'organe de la réflexion. Tachons d'approfondir les principales; nous suivrons plus aisément la trace des petites, qui ne sont que des dépendances et des branches de

celles-ci.

XXV.

De l'ambition.

L'instinct qui nous porte à nous agrandir n'est aucune part si sensible que dans l'ambition 1; mais il ne faut pas confondre tous les ambitieux. Les uns attachent la grandeur solide à l'autorité des emplois; les autres aux grandes richesses; les autres au faste des titres, etc.; plusieurs vont à leur but sans nul choix des moyens ; quelques uns par de grandes choses, et d'autres par les plus petites: ainsi telle ambition est vice; telle, vertu; telle, vigueur d'esprit; telle, égarement et bassesse, etc.

égaux par le coeur, il suffit de savoir qu'ils envisagent les choses selon leurs lumières, peutêtre encore plus inégales, pour comprendre la différence qui distingue les passions même qu'on désigne du même nom. Si différemment partagés par l'esprit et les sentiments, ils s'attachent au même objet sans aller au même intérêt 1; et cela n'est pas seulement vrai des ambitieux, mais aussi de toute passion.

XXVI.

De l'amour du monde.

Que de choses sont comprises dans l'amour du monde! le libertinage, le desir de plaire, l'envie de primer, etc. : l'amour du sensible et du grand ne sont nulle part si mêlés 2.

Le génie et l'activité portent les hommes à la vertu et à la gloire : les petits talents, la paresse, le goût des plaisirs, la gaieté et la vanité les fixent aux petites choses : mais en tout c'est le même instinct ; et l'amour du monde renferme de vives semences de presque toutes les passions.

XXVII.

Sur l'amour de la gloire.

La gloire nous donne sur les cœurs une autorité naturelle qui nous touche sans doute autant que nulle de nos sensations, et nous étourdit plus sur nos misères qu'une vaine dissipation : elle est donc réelle en tous sens.

Ceux qui parlent de son néant inévitable soutiendroient peut-être avec peine le mépris ouvert d'un seul homme. Le vide des grandes passions est rempli par le grand nombre des petites : les contempteurs de la gloire se piquent de bien danser, ou de quelque misère encore

Toutes les passions prennent le tour de notre caractère. Nous avons vu ailleurs que l'ame influoit beaucoup sur l'esprit ; l'esprit influe aussi sur l'ame. C'est de l'ame que viennent tous les Ils s'attachent au même objet sans aller au même intésentiments; mais c'est par les organes de l'es-rét. C'est-à-dire sans voir de même l'objet où ils s'attachent,

prit que passent les objets qui les excitent. Selon les couleurs qu'il leur donne, selon qu'il les pénètre, qu'il les embellit, qu'il les déguise, l'ame les rebute ou s'y attache. Quand donc même on

L'instinct qui nous porte à nous agrandir n'est aucune part si sensible que dans l'ambition. Aucune part pour nulle part, expression négligée. S.

et sans y être portés par le même intérêt. Deux hommes veu

lent la même place, l'un pour l'argent et l'autre pour le crédit. Deux amants recherchent la même femme, l'un pour sa figure et l'autre pour son esprit, etc. S.

2 L'amour du sensible et du grand ne sont nulle part si mélés. C'est-à-dire, je crois, selon la manière de voir de Vauvenargues, les penchants physiques et les sentiments moraux. D'autant que dans la première édition, il ajoutoit : je parle d'un grand, mesuré à l'esprit et au cœur qu'il touche, Dans tous les cas cela n'est pas clair. S.

plus basse. Ils sont si aveugles qu'ils ne sentent | cis de leurs connoissances et le fruit de leurs pas que c'est la gloire qu'ils cherchent si curieu- longues veilles. L'étude d'une vie entière s'y sement, et si vains qu'ils osent la mettre dans peut recueillir dans quelques heures; c'est un les choses les plus frivoles. La gloire, disent- grand secours. ils, n'est ni vertu, ni mérite; ils raisonnent bien en cela : elle n'est que leur récompense; mais elle nous excite donc au travail et à la vertu, et nous rend souvent estimables afin de nous faire estimer.

Tout est très abject dans les hommes, la vertu, la gloire, la vie; mais les plus petits ont des proportions reconnues. Le chêne est un grand arbre près du cerisier; ainsi les hommes à l'égard les uns des autres. Quelles sont les vertus et les inclinations de ceux qui méprisent la gloire? L'ont-ils méritée?

XXVIII.

De l'amour des sciences et des lettres.

La passion de la gloire et la passion des sciences se ressemblent dans leur principe; car elles viennent l'une et l'autre du sentiment de notre vide et de notre imperfection. Mais l'une voudroit se former comme un nouvel être hors de nous, et l'autre s'attache à étendre et à cultiver notre fonds. Ainsi la passion de la gloire veut nous agrandir au-dehors, et celle des sciences au-dedans.

On ne peut avoir l'ame grande, ou l'esprit un peu pénétrant, sans quelque passion pour les lettres. Les arts sont consacrés à peindre les traits de la belle nature; les sciences à la vérité. Les arts et les sciences embrassent tout ce qu'il y a dans la pensée de noble ou d'utile ; de sorte qu'il ne reste à ceux qui les rejettent que ce qui est indigne d'être peint ou enseigné, etc.

La plupart des hommes honorent les lettres comme la religion et la vertu1; c'est-à-dire comme une chose qu'ils ne peuvent ni connoître, ni pratiquer, ni aimer.

Personne néanmoins n'ignore que les bons livres sont l'essence des meilleurs esprits, le pré

La plupart des hommes honorent les lettres comme la religion et la vertu. Il faut comme ils honorent. On avoit copié cette pensée dans l'Encyclopédie, sans en citer l'auteur. Les journalistes de Trévoux, qui avoient fort loué l'ouvrage de Vauvenargues lorsqu'il parut, firent un crime de cette maxime aux encyclopédistes. M.

Deux inconvénients sont à craindre dans cette passion : le mauvais choix et l'excès. Quant au mauvais choix, il est probable que ceux qui s'attachent à des connoissances peu utiles ne seroient pas propres aux autres; mais l'excès se peut corriger.

Si nous étions sages, nous nous bornerions à un petit nombre de connoissances, afin de les mieux posséder. Nous tâcherions de nous les rendre familières et de les réduire en pratique : la plus longue et la plus laborieuse théorie n'éclaire qu'imparfaitement. Un homme qui n'auroit jamais dansé posséderoit inutilement les règles de la danse; il en est sans doute de même des métiers d'esprit '.

Je dirai bien plus : rarement l'étude est utile, lorsqu'elle n'est pas accompagnée du commerce du monde. Il ne faut pas séparer ces deux choses : l'une nous apprend à penser, l'autre à agir; l'une à parler, l'autre à écrire; l'une à disposer nos actions, l'autre à les rendre faciles.

L'usage du monde nous donne encore de penser naturellement, et l'habitude des sciences, de penser profondément.

Par une suite naturelle de ces vérités, ceux qui sont privés de l'un et l'autre avantage par leur condition fournissent une preuve incontestable de l'indigence naturelle de l'esprit humain. Un vigneron, un couvreur, resserrés dans un petit cercle d'idées très communes, connoissent à peine les plus grossiers usages de la raison, et n'exercent leur jugement, supposé qu'ils en aient reçu de la nature, que sur des objets très palpables. Je sais bien que l'éducation ne peut suppléer le génie; je n'ignore pas que les dons de la nature valent mieux que les dons de l'art 2: cependant l'art est nécessaire pour faire fleurir les talents. Un beau naturel négligé ne porte jamais de fruits mûrs.

Il en est sans doute de même des métiers d'esprit. Il fau droit, ce me semble, des métiers de l'esprit. M.

2 Je n'ignore pas que les dons de la nature valent mieux que les dons de l'art. Je ne sais si l'on peut dire les dons de l'art comme les dons de la nature. La nature donne, dote, doue; l'art ne fait rien de tout cela: il vend et ne donne pas, et l'on achète ses biens avec l'étude et le travail. M.

« PreviousContinue »