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à faire rire, étant dites par un homme qui, contrefaisant le grave et le sérieux, vient à dire quelque trait de raillerie à quoi l'on ne s'attendait point.

Mais, pour voir cela plus clairement, il faut se figurer notre acteur comme un personnage grave et docte, lequel, pour impugner cette méthode de rechercher la vérité qui veut qu'ayant rejeté toutes les choses où il y a la moindre apparence de doute, nous commencions à philosopher par la connaissance de notre propre existence, et que de là nous passions à la considération de notre nature; lequel, dis-je, tâche de montrer que par cette voie l'on ne saurait étendre plus avant sa connaissance, et qui pour le faire se sert de ce raisonnement : « Puisque vous connaissez « sculement que vous êtes, et non pas quel vous êtes, vous ne « le sauriez apprendre par le moyen des choses que vous avez << autrefois connues, puisque vous les avez toutes rejetées : donc « ce ne peut être que par le moyen de celles que vous ne con«naissez pas encore. » A quoi un enfant même pourrait répondre que rien n'empêche qu'il ne le puisse apprendre par les choses qu'il connaissait auparavant, à cause que, quoiqu'il les eût toutes rejetées pendant qu'elles lui paraissaient douteuses, il les pouvait néanmoins par après reprendre quand il les aurait reconnues pour vraies. Et, de plus, quand il lui aurait accordé qu'il ne pourrait rien apprendre par le moyen des choses qu'il aurait autrefois connues, au moins le pourrait-il par le moyen de celles qu'il ne connaissait pas encore, mais qu'avec le soin et la diligence qu'il pourrait apporter, il pourrait connaître par après. Mais notre auteur se propose ici un adversaire qui ne lui accorde pas seulement que la première voie lui est bouchée, mais qui se bouche lui-même celle qui lui reste en disant : « Je <«< ne sais pas si ces choses-là existent. » Comme si nous ne pouvions acquérir de nouveau la connaissance de l'existence d'aucune chose, et comme si l'ignorance de l'existence d'une chose pouvait empêcher que nous n'eussions aucune connaissance de son essence! Ce qui sans difficulté est fort impertinent. Mais il fait allusion à quelques-unes de mes paroles; car j'ai écrit en quelque endroit qu'il n'était pas possible que la connaissance que j'ai de l'existence d'une chose dépendît de la connaissance de celles dont l'existence ne m'est pas encore connue; et ce que j'ai dit seulement du temps présent, il le transfère au temps futur, comme si, de ce que nous ne pouvons présentement voir

les personnes qui ne sont pas encore nées, mais qui naîtront cette année, il s'ensuivait que nous ne les pourrions jamais voir. Car certainement il est manifeste que la connaissance présente que l'on a d'une chose actuellement existante ne dépend point de la connaissance d'une chose que l'on ne sait pas encore être existante; car de cela même que l'on conçoit une chose comme appartenant à une chose existante, on conçoit nécessairement en même temps que cette chose existe. Mais il n'en est pas de même à l'égard du futur; car rien n'empêche que la connaissance d'une chose que je sais être existante ne soit augmentée par celle de plusieurs autres choses que je ne sais pas encore exister, mais que je pourrai connaître par après quand je saurai qu'elles lui appartiennent.

Après il continue, et dit : « Ayez bonne espérance, vous le «saurez quelque jour. » Et incontinent après il ajoute : « Je ne « vous tiendrai pas longtemps en suspens. » Par lesquelles paroles il veut que nous attendions de lui ou qu'il démontrera que par la voie que j'ai proposée on ne saurait étendre plus avant sa connaissance; ou bien, s'il suppose que son adversaire même se l'est bouchée, ce qui pourtant serait impertinent, qu'il nous en ouvrira quelque autre. Mais néanmoins il ne nous dit rien autre chose sinon : « Vous savez quel vous êtes indétermi« nément et confusément, mais non pas déterminément et clai«rement. » D'où l'on peut, ce me semble, fort bien conclure que nous pouvons donc étendre plus avant notre connaissance, puisqu'en méditant et repassant les choses avec attention en notre esprit, nous pouvons faire que celles que nous ne connaissons que confusément et indéterminément nous soient par après connues clairement et déterminément; mais nonobstant cela il conclut que « ces deux mots seuls, déterminément et in« déterminément, sont capables de nous arrêter un siècle en« tier, » et partant que nous devons chercher une autre voie : par toutes lesquelles choses il fait si bien paraître la bassesse et la médiocrité d'un esprit, que je doute s'il eût pu rien inventer de mieux pour simuler celle du sien.

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QQ. « Je suis, dites-vous. Je le nie. Vous poursuivez : Je << pense. Je le nie, » etc. Il recommence ici le combat contre la première ombre qu'il avait attaquée, et, croyant l'avoir taillée en pièces du premier coup, tout glorieux il s'écrie : « Voilà « sans doute un trait bien hardi et remarquable; j'ai d'un seul

«< coup tranché la tête à tout. » Mais, d'autant que cette ombre ne tire sa vie que de son cerveau, et qu'elle ne peut mourir qu'avec lui, tout en pièces qu'elle est, elle ne laisse pas de rcvivre; et, mettant la main à la conscience, elle jure qu'elle est et qu'elle pense. Sur quoi, s'étant laissé fléchir et gagner, il lui permet de vivre et de dire même, après avoir repris ses esprits, tout plein de choses inutiles ou impertinentes auxquelles il ne répond rien, et à l'occasion desquelles il semble plutôt vouloir contracter amitié avec elle. Après quoi il passe à d'autres galanteries.

RR. Premièrement, il la tance ainsi : « Vous demandiez na«< guère qui vous étiez; maintenant vous ne le savez pas seule«<ment, mais vous en avez même une claire et distincte no«<tion. » Puis après il la prie « de lui faire voir cette notion claire « et distincte, pour être récréé de sa vue. » Après cela il feint qu'on la lui montre, et dit : « Je sais certainement que je suis, « que je pense, que je suis une substance qui pense; il n'y a « rien à dire à cela. » Il prouve ensuite que cela ne suffit pas par cet exemple : « Vous connaissez qu'il n'y a point de montagne <<< sans vallée; vous avez donc une notion claire et distincte «< d'une montagne sans vallée. » Ce qu'il interprète ainsi : « La notion que vous avez est claire, parce que vous la con« naissez certainement; elle est distincte, parce que vous ne << connaissez rien autre chose; et partant cette notion claire et « distincte d'une substance qui pense, que vous formez, con«siste en ce qu'elle vous représente qu'une substance qui pense « existe, sans penser au corps, à l'âme, à l'esprit ou à autre « chose, mais seulement qu'elle existe. » Enfin, reprenant de nouvelles forces, il s'imagine voir là un grand appareil de guerre et de vieux soldats rangés en bataille qu'il renverse tous avec le souffle de sa parole, sans qu'il en reste pas un. Au premier souffle il pousse ces mots : « Du connaître à l'être la « conséquence n'est pas bonne; » et en même temps il porte en forme de drapeau une table où il a mis à sa fantaisie la division de la substance qui pense. Au second il pousse ceux-ci : « Déterminément, indéterminément; distinctement, confusé«<ment; explicitement, implicitement. » Et au troisième ceuxci: « Ce qui conclut trop ne conclut rien. » Et voici comme il s'explique « Je connais que j'existe, moi qui suis une sub«stance qui pense; et néanmoins je ne connais pas encore

« qu'un esprit existe, par conséquent la connaissance de mon « existence ne dépend pas de la connaissance d'un esprit exis« tant. Partant, puisque j'existe et qu'un esprit n'existe point, « je ne suis point un esprit : donc je suis un corps. » A ces paroles cette pauvre ombre ne dit mot; elle làche pied, elle perd courage, et se laisse mener par lui en triomphe comme une pauvre captive. Où je pourrais faire remarquer plusieurs choses dignes d'une immortelle risée. Mais j'aime mieux épargner notre acteur et pardonner à sa robe; et même je ne pense pas qu'il fût bienséant de rire plus longtemps de choses si légères. C'est pourquoi je ne remarquerai ici que les choses qui, quoique fort éloignées de la vérité, pourraient peut-être néanmoins être crues par quelques-uns comme venant de moi, ou du moins comme des choses que j'aurais accordées si je m'en taisais tout à fait.

Et premièrement je nie qu'il ait eu lieu de me reprocher que j'aie dit que j'avais une claire et distincte conception de moimême, avant que d'avoir suffisamment expliqué de quelle façon on la peut avoir, ou, comme il dit, « ne venant que de demander qui j'étais. » Car entre ces deux choses, c'est-à-dire entre cette demande et la réponse, j'ai rapporté toutes les propriétés qui appartiennent à une chose qui pense, par exemple, qu'elle entend, qu'elle veut, qu'elle imagine, qu'elle se ressouvient, qu'elle sent, etc.; et même celles qui ne lui appartiennent point, pour distinguer les unes d'avec les autres, qui était tout ce que l'on pouvait souhaiter après avoir ôté les préjugés. Mais j'avoue bien que ceux qui ne se défont point de leurs préjugés ne sauraient que très-difficilement avoir jamais la conception claire et distincte d'aucune chose; car il est manifeste que toutes les notions que nous avons eues de ces choses en notre enfance n'ont point été claires et distinctes; et partant toutes celles que nous acquérons par après sont par elles rendues confuses et obscures, si l'on ne les rejette une bonne fois. Quand donc il demande qu'on lui fasse voir cette notion claire et distincte pour être récréé de sa vue, il se joue, comme aussi lorsqu'il m'introduit comme la lui montrant en ces termes : « Je <«< sais certainement que je suis, que je pense, que je suis une << substance qui pense, » etc. Et lorsqu'il veut réfuter ces jeux de son esprit par cet exemple: « Vous savez aussi certaine<«<ment qu'il n'y a point de montagne sans vallée, donc vous

« avez un concept clair et distinct d'une montagne sans val«<lée,» il se trompe lui-même par un sophisme; car de son antécédent il doit seulement conclure: Donc vous concevez clairement et distinctement qu'il n'y a point de montagne sans vallée; et non pas : Donc vous avez la notion d'une montagne sans vallée; car, puisqu'il n'y en a point, on n'en doit point avoir la notion, pour bien concevoir qu'il n'y a point de montagne sans vallée. Mais, quoi! notre auteur a si bon esprit qu'il ne saurait réfuter les inepties qu'il a lui-même controuvées que par d'autres nouvelles !

Et lorsqu'il ajoute après cela que je conçois la substance qui pense sans rien concevoir de corporel ni de spirituel, etc., je lui accorde pour le corporel, parce que j'avais auparavant expliqué ce que j'entendais par le nom de corps ou de chose corporelle, c'est à savoir, cela seul qui a de l'étendue ou qui dans sa notion enferme de l'étendue; mais ce qu'il ajoute de spirituel, il le feint là un peu grossièrement, comme aussi en plusieurs autres lieux, où il me fait dire : « Je suis une chose qui pense; «or est-il que je ne suis point un corps, ni une âme, ni un es«< prit, » etc.; car je ne puis dénier à la substance qui pense que les choses que je sais ne contenir dans leur notion aucune pensée, ce que je n'ai jamais cru ni pensé de l'homme ou de l'esprit. Et quand après cela il dit qu'il comprend à présent fort bien ma pensée, qui est que je pense que le concept que j'ai est clair, parce que je le connais certainement, et qu'il est distinct parce que je ne connais rien autre chose, il fait voir qu'il n'est pas fort intelligent; car c'est autre chose de concevoir clairement, et autre chose de savoir certainement; vu que nous pouvons savoir certainement plusieurs choses, soit pour nous avoir été révélées de Dieu, soit pour les avoir autrefois clairement conçues, lesquelles néanmoins nous ne concevons pas alors clairement; et de plus la connaissance que nous pou vons avoir de plusieurs autres choses n'empêche point que celle que nous avons d'une chose ne soit distincte, et je n'ai jamais écrit la moindre parole d'où l'on pût conclure des choses si frivoles.

De plus, la maxime qu'il apporte, « Du connaître à l'être la <«< conséquence n'est pas bonne, » est entièrement fausse. Car, quoiqu'il soit vrai que pour connaître l'essence d'une chose il ne s'ensuive pas que cette chose existe, et que pour penser connaitre une chose il ne s'ensuive pas qu'elle soit, s'il est possible

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