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qui, sous prétexte d'affranchir les hommes desprit, blessés par le spectacle du mal et trop aisé<< embarras des passions, leur conseille l'oisiveté. » ment découragés par l'expérience. Les conseils des On a observé que le sentiment encourageant qui vieillards, dit-il quelque part, sont comme le soleil a dicté la doctrine de Vauvenargues, et la manière d'hiver : ils éclairent sans échauffer. en quelque sorte paternelle dont il la présente, semblent le rapprocher beaucoup plus des philosophes anciens que des modernes. La Rochefoucauld hu- | milie l'homme par une fausse théorie; Pascal l'afflige et l'effraie du tableau de ses misères; La Bruyère l'amuse de ses propres travers; Vauvenargues le console et lui apprend à s'estimer.

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Un écrivain anonyme qui a publié1 un jugement sur Vauvenargues, plein de finesse et de justesse, et dont j'ai déjà emprunté quelques idées, me fournira encore un passage qui vient à l'appui de mes observations. « Presque tous les anciens, dit-il, ont << écrit sur la morale; mais chez eux elle est toujours « en préceptes, en sentences concernant les devoirs << des hommes, plutôt qu'en observations sur leurs << vices; ils s'attachent à rassembler des exemples « de vertus, plutôt qu'à tracer des caractères odieux « ou ridicules. On peut remarquer la même chose « dans les écrits des sages indiens, et en général des « philosophes de tous les pays où la philosophie a « été chargée d'enseigner aux hommes les devoirs *« de la morale usuelle. Parmi nous, la religion chré<< tienne se chargeant de cette fonction respectable, « la philosophie a dû changer le but de ses études, << son application et son langage; elle n'avoit plus « à nous instruire de nos devoirs, mais elle pouvoit nous éclairer sur ce qui en rendoit la pratique « plus difficile. Les premiers philosophes étoient les « précepteurs du genre humain; ceux-ci en ont été « les censeurs; ils se sont appliqués à démêler nos « foiblesses au lieu de diriger nos passions; ils ont « surveillé, épié tous nos mouvements; ils ont porté << la lumière partout; par eux toute illusion a été « détruite; mais Vauvenargues en avoit conservé « une, c'étoit l'amour de la gloire. »

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Mais l'homme est-il donc si mauvais ou si bon qu'il n'y ait en lui que des sentiments dangereux à détruire, ou qu'il n'y en ait pas d'utiles à lui inspirer? Tant de force, perdue quelquefois à surmonter les passions, ne seroit-elle pas mieux employée à diriger les passions vers un but salutaire? Vauvenargues pensoit comme Sénèque qu'apprendre la vertu c'est désapprendre le vice. Jeune, sensible, plein d'énergie, d'élévation, d'ardeur pour tout ce qui est beau et bon, il a porté toute la chaleur de son ame dans des recherches philosophiques, où d'autres n'ont porté que les lumières de leur es■ Madame Guizot, dans ses Essais de littérature et de morale, p. 53; et dans les Mélanges de littérature de Suard, t. 4. p. 301. B.

Vauvenargues, voyant arriver le terme de sa vie, et privé de tout ce qui auroit pu embellir cette vie qu'il avoit consacrée à la vertu, n'écrivoit que pour faire sentir le charme et les avantages de la vertu. « L'utilité de la vertu, dit-il, est si manifeste, que « les méchants la pratiquent par intérêt. » « Rien n'est si utile que la réputation, et rien ne « donne la réputation si sûrement que le mérite. >> <«< Si la gloire peut nous tromper, le mérite ne « peut le faire; et s'il n'aide à notre fortune, il sou<< tient notre adversité. Mais pourquoi séparer des <«< choses que la raison même a unies? Pourquoi dis« tinguer la vraie gloire du mérite, qui en est la << source et dont elle est la preuve ? »

Et celui qui écrivoit ces réflexions n'avoit pu, avec un mérite si rare, parvenir à la fortune, ni même à la gloire qui l'eût consolé de tout. Mais séparant, pour ainsi dire, sa cause de la considération générale de l'humanité, il ne croyoit pas que sa destinée particulière fût d'un poids digne d'être mis dans la balance où il pesoit les biens et les maux de la condition humaine.

Ceux qui l'ont connu rendent témoignage de cette paix constante, de cette indulgente bonté, de cette justice de cœur et de cette justesse d'esprit, qui formèrent son caractère, et que n'altérèrent jamais ses continuelles souffrances. Je l'ai toujours vu, dit Voltaire', le plus infortuné des hommes et le plus tranquille.

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C'étoit à Paris, où il passa les trois dernières années de sa vie, qu'il s'étoit lié avec Voltaire de cette affection tendre et profonde qui en fit la plus douce consolation. Voltaire, alors âgé de plus de cinquante ans, environné des hommages de l'Europe entière qu'il remplissoit de son nom, éprouvoit, pour ce jeune mourant, une amitié mêlée de respect.

Marmontel, qui dut à Voltaire la connoissance de Vauvenargues, donne une idée intéressante du charme de son commerce et de ses entretiens. « En« «le lisant, dit Marmontel, je crois encore l'en« tendre; et je ne sais si sa conversation n'avoit pas «-même quelque chose de plus animé, de plus dé«licat que ses divins écrits. »

Il écrit ailleurs3 : « Vauvenargues connoissoit le << monde et ne le méprisoit point. Ami des hommes, « il mettoit le vice au rang des malheurs, et la pitié << tenoit dans son cœur la place de l'indignation et

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« de la haine. Jamais l'art et la politique n'ont eu « sur les esprits autant d'empire que lui en don<< noient la bonté de son naturel et la douceur de « son éloquence. Il avoit toujours raison, et personne << n'en étoit humilié. L'affabilité de l'ami faisoit ai« mer en lui la supériorité du maître.

L'indulgente vertu nous parloit par sa bouche.

il pris un essor si haut dans le siècle e des petitesses? Je répondrai : C'est que Vauvenargues, en profitant des lumières de son siècle, n'en avoit point adopté l'esprit, cet esprit du monde, si vain dans son fonds, dit-il lui-même, par lequel il reproche à de grands écrivains de s'être laissé corrompre en sacrifiant au desir de plaire et à une vaine popularité la rectitude de leur jugement et la conscience même de leurs opinions. Vauvenargues put apprendre par sa propre

a Doux, sensible, compatissant, il tenoit nos << ames dans ses mains. Une sérénité inaltérable dé-expérience combien cette complaisance qu'il blâme << roboit ses douleurs aux yeux de l'amitié. Pour << soutenir l'adversité, on n'avoit besoin que de son « exemple; et témoin de l'égalité de son ame, on « n'osoit être malheureux avec lui. »

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-Ce n'étoit que par un excès de vertu, dit Voltaire, que Vauvenargues n'étoit point malheureux; parceque cette vertu ne lui coûtoit point d'effort. Un sentiment vif et profond des joies que donne la vertu le soutenoit et le consoloit; et il ne concevoit pas qu'on pût se plaindre d'être réduit à de tels plaisirs. « On ne peut être dupe de la vertu, écrivoit-il; | «< ceux qui l'aiment sincèrement y goûtent un secret « plaisir et souffrent à s'en détourner. Quoi qu'on « fasse aussi pour la gloire, jamais ce travail n'est « perdu s'il tend à nous en rendre digne. » Cette réflexion révèle le secret de toute sa vie.

Un sentiment de lui-même, aussi noble que modeste, a pu dicter cette autre pensée : « On doit se <«< consoler de n'avoir pas les grands talents comme « on se console de n'avoir pas les grandes places. « On peut être au-dessus de l'un et de l'autre par « le cœur. »

est souvent nécessaire au succès des meilleurs ouvrages. L'Introduction à la connoissance de l'esprit humain parut en 1746, et n'eut qu'un succès obscur. Un ouvrage sérieux, quelque mérite qui le recommande, s'il paroît sans nom d'auteur, s'il n'est annoncé par aucun parti, ni favorisé par aucune circonstance particulière, ne peut attirer que foiblement l'attention publique.

Des hommes qui ont vécu dans le monde, vu la cour, occupé des places importantes, obtenu quelque considération, imaginent difficilement qu'en morale et en philosophie pratique, ils puissent jamais avoir besoin d'apprendre quelque chose. Cette partie des connoissances humaines devient pour eux un objet de spéculation, un amusement de l'esprit qui ne leur paroît digne d'occuper leur esprit qu'autant qu'elle leur offre quelques idées un peu singulières, qu'ils puissent trouver leur compte à attaquer ou à défen-' dre. On conçoit qu'un ouvrage de littérature obtienne, en paroissant, un succès à peu près général; mais un ouvrage de morale ou de philosophie ne peut faire d'abord qu'une foible sensation; il faut que les idées nouvelles qu'il renferme captivent assez l'attention pour lui susciter des adversaires et des défenseurs, et que l'esprit de parti vienne à l'appui du raisonnement pour fixer l'opinion sur le mérite de l'auteur et de l'ouvrage. Autrement il sera lu, estimé et loué par quelques bons esprits; mais ce n'est que par une communication lente et presque

Avec une élévation d'ame si naturelle et en même temps une raison si supérieure, Vauvenargues devoit être bien éloigné de goûter un certain scepti-insensible que l'opinion des bons esprits devient celle cisme d'opinion qui commençoit à se répandre de son temps, que les imaginations exaltées prenoient pour de l'indépendance, et qui ne prouvoit, dans ceux qui le professoient, que l'ignorance des véritables routes qui conduisent à la vérité. Il réprouvoit « ces maximes qui, nous présentant toutes choses «< comme incertaines, nous laissent les maîtres ab<< solus de nos actions; ces maximes qui anéantissent <«<le mérite de la vertu, et n'admettant parmi les <«< hommes que des apparences, égalent le bien et le << mal; ces maximes qui avilissent la gloire comme << la plus insensée des vanités; qui justifient l'intérêt, «la bassesse et une brutale indolence. »

Comm.nt Vauvenargues, s'écrie Voltaire, avoit

du public. Tous les hommes éclairés qui ont parlé de Vauvenargues, l'ont regardé comme un esprit d'un ordre supérieur, observateur profond et écrivain éloquent, qui avoit observé la nature sous de nouvelles faces et donné à la morale un caractère plus touchant qu'on ne l'avoit fait encore. Ils furent frappés surtout de cet amour si pur de la vertu qui se reproduit sous toutes sortes de formes dans ses ouvrages, et qui en dicte tous les résultats. La gloire et la vertu, voilà les deux grands mobiles qu'il propose à l'homme pour élever ses pensées et diriger ses actions, les deux sources de son bonheur, qu'il regarde comme inséparables.

Vauvenargues ne concevoit pas que le vice pût

jamais être bon à quelque chose; contre l'opinion de quelques écrivains qui pensent qu'il y a des vices attachés à la nature, et par cette raison inévitables; des vices, s'ils osoient le dire, nécessaires et presque innocents.

« On a demandé si la plupart des vices ne concou<< rent pas au bien public, comme les plus pures vertus. « Qui feroit fleurir le commerce sans la vanité, l'a« varice, etc.? Mais si nous n'avions pas de vices, << nous n'aurions pas ces passions à satisfaire, et nous << ferions par devoir ce qu'on fait par ambition, par « orgueil, par avarice. Il est donc ridicule de ne pas << sentir que le vice seul nous empêche d'être heu« reux par la vertu.... et lorsque les vices vont au « bien, c'est qu'ils sont mêlés de quelques vertus, << de patience, de tempérance, de courage. »

« Le vice n'obtient point d'hommage réel. Si « Cromwell n'eût été prudent, ferme, laborieux, « libéral, autant qu'il étoit ambitieux et remuant, « ni sa gloire ni sa fortune n'auroient couronné ses << projets; car ce n'est pas à ses défauts que les hom« mes se sont rendus, mais à la supériorité de son « génie. »>

« Il faut de la sincérité et de la droiture, même « pour séduire. Ceux qui ont abusé les peuples sur « quelque intérêt général, étoient fidèles aux parti«< culiers. Leur habileté consistoit à captiver les es« prits par des avantages réels........... Aussi les grands « orateurs, s'il m'est permis de joindre ces deux « choses, ne s'efforcent pas d'imposer par un tissu « de flatteries et d'impostures, par une dissimulation <«< continuelle et par un langage purement ingé<< nieux. S'ils cherchent à faire illusion sur quelque « point principal, ce n'est qu'à force de sincérité et « de vérités de détail; car le mensonge est foible par « lui-même. »

Les arts du style, les mouvements même de l'éloquence ne valent pas ce ton simple d'une raison puissante, vouée à la défense des plus nobles sentiments. Mais la supériorité même de raison, soutenue par cette persuasion intime qui ajoute une force invincible à la raison, donne au style de Vauvenargues un charme pénétrant auquel n'atteindront jamais ceux qui cherchent à en imposer par un langage purement ingénieux.

« Nous querellons les malheureux pour nous dis<< penser de les plaindre. »

« La magnanimité ne doit pas compte à la pru«dence de ses motifs. >>

<< Nos actions ne sont ni aussi bonnes ni aussi << mauvaises que nos volontés. »>

« Il n'y a rien que la crainte ou l'espérance ne « persuade aux hommes. »

« La servitude avilit l'homme au point de s'en << faire aimer. »

Dans les écrits où notre philosophe donne à ses réflexions plus de développements, on retrouve encore ce même caractère de style, naturel dans l'expression, fort seulement par les combinaisons de la pensée, vif de raisonnement, touchant de conviction, animé moins par les images qui, comme le dit Vauvenargues lui-même, embellissent la raison, que par le sentiment qui la persuade; et ce sentiment, trop énergique en lui pour se perdre en déclamation, trop vrai pour se déguiser par l'emphase, se manifeste souvent par des tours hardis, rapides, inusités, que la vraie éloquence ne cherche pas, mais qu'elle laisse échapper, et qui ne sont même éloquents que parcequ'ils échappent à une ame profondément pénétrée de son objet.

Quoique l'imagination ne soit pas le caractère dominant du style de Vauvenargues, elle s'y montre de temps en temps, et toujours sous des formes aimables et riantes. Son esprit étoit sérieux, mais son ame étoit jeune; c'étoit comme on aime à vingt ans qu'il aimoit la bonté, la gloire, la vertu; et son imagination, sensible aux beautés de la nature, en prétoit à ses objets chéris les plus douces et les plus vives couleurs. L'éclat de la jeunesse se peint à ses yeux dans les jours brillants de l'été; la grace des premiers jours du printemps est l'image sous laquelle se présente à lui une vertu naissante.

« Les feux de l'aurore, selon lui, ne sont pas si << doux que les premiers regards de la gloire. »

Il dit ailleurs : «Les regards affables ornent le vi« sage des rois. » Cette image rappelle un vers de la Jérusalem du Tasse; c'est lorsque le poëte peint l'ange Gabriel revêtant une forme humaine pour se montrer à Godefroy :

Tra giovane e fanciullo età confine

Prese, ed ornò di raggi il biondo crine.

« Il prit les traits de l'âge qui sépare la jeunesse de l'enfance, <et orna de rayons sa blonde chevelure. »

« La clarté orne les pensées profondes. >> Cette maxime de Vauvenargues paroit être le résultat de ses sentiments comme de ses observations. Dans la plupart de ses pensées la force de l'expression tient à celle de la vérité. Le philosophe a frappé si juste au but, que, pour donner à son idée le plus grand effet, il lui suffit de la faire bien comprendre. Qu'on me permette d'en citer plusieurs de ce genre. L'exemple est toujours plus frappant que la réflexion.ginalité piquante.

Quelquefois aussi, malgré la pente sérieuse des idées de Vauvenargues, ses tournures prennent, par les rapprochements que fait son esprit, une ori

« Le sot est comme le peuple, il se croit riche de << peu.»>

Ceux qui combattent les préjugés du peuple «< croient n'être pas peuple. Un homme qui avoit fait « à Rome un argument contre les poulets sacrés, se << regardoit peut-être comme un philosophe. » Cette observation trouveroit bien des applications dans les temps modernes. Nous avons vu beaucoup de philosophes de cette force. J'ai connu un abbé de La Chapelle, bon géomètre, et qui avoit été jusqu'à quarante ans très bon chrétien : « Je n'avois jamais « réfléchi sur la religion, disoit-il un jour à D'A<< lembert; mais j'ai lu la Lettre de Thrasybule et le « Testament de Jean Meslier; cela m'a fait faire des « réflexions, et je me suis fait esprit fort. >>

Après avoir fait remarquer les qualités intéressantes qui distinguent le style de Vauvenargues, nous devons convenir que ces qualités sont quelquefois ternies par des termes impropres et plus souvent par des tournures incorrectes. Il n'avoit aucun principe de grammaire; il écrivoit pour ainsi dire d'instinct, et ne devoit son talent qu'à un goût naturel, formé par

la lecture réfléchie de nos bons écrivains.

Vauvenargues, après avoir langui plusieurs années dans un état de souffrance sans remède, qu'il supportoit sans se plaindre, voyoit sa fin prochaine comme inévitable; il en parloit peu, et s'y préparoit sans aucune apparence d'inquiétude et d'effroi. Il

mourut en 1747, entouré de quelques amis distingués par leur esprit et leur caractère, qui n'avoient pas cessé de lui donner des preuves du plus tendre dévouement. Il les étonnoit autant par le calme inaltérable de son ame que par les ressources inépuisables de son esprit, et souvent par l'éloquence naturelle de ses discours.

On trouvera peut-être que je me suis trop etendu sur les détails de la vie d'un homme qui a été peu connu, et dont les écrits n'ont pas atteint au degré de réputation qu'ils obtiendront sans doute un jour; mais c'est pour cela même qu'il m'a paru important d'attirer plus particulièrement l'attention du public sur un mérite méconnu et sur des talents mal appréciés. Je croirois n'avoir pas fait un travail inutile, si les pages qu'on vient de lire pouvoient engager quelques esprits raisonnables à rendre plus de justice à un écrivain qui a donné à la morale un langage si noble et un ton si touchant.

SUARD.

DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

Toutes les bonnes maximes sont dans le monde,

dit Pascal, il ne faut que les appliquer; mais cela est très difficile. Ces maximes n'étant pas l'ouvrage d'un seul homme, mais d'une infinité d'hommes différents qui envisageoient les choses par divers côtés, peu de gens ont l'esprit assez profond pour concilier tant de vérités, et les dépouiller des erreurs dont elles sont mêlées. Au lieu de songer à réunir ces divers points de vue, nous nous amusons à discourir des opinions des philosophes, et nous les opposons les uns aux autres, trop foibles pour rapprocher ces maximes éparses et pour en former un système raisonnable. Il ne paroît pas même que personne s'inquiète beaucoup des lumières et des connoissances qui nous manquent. Les uns s'endorment sur l'autorité des préjugés, et en admettent même de contradictoitrarient; et les autres passent leur vie à douter et à res, faute d'aller jusqu'à l'endroit par lequel ils se condisputer, sans s'embarrasser des sujets de leurs disputes et de leurs doutes.

Je me suis souvent étonné, lorsque j'ai commencé à réfléchir, de voir qu'il n'y eût aucun principe sans

contradiction, point de terme même sur les grands enjets dans Fidée duquel on convint›. Je disois quelquefois en moi-même : Il n'y a point de démarche

• Dans la première édition, on lit après cette phrase un passage que l'auteur supprima dans la seconde; le voici : « Si quela que génie plus solide se propose un si grand travail, nous « nous unissons contre lui. Aristote, disons-nous, a jeté toutes « les semences des découvertes de Descartes : quoiqu'il soit ma«nifeste que Descartes ait tiré de ces vérités, connues, selon « nous, à l'antiquité, des conséquences qui renversent toute sa doctrine, nous publions hardiment nos calomnies: cela me rappelle encore ces paroles de Pascal: Ceux qui sont ca« pables d'inventer sont rares; ceux qui n'inventent pas « sont en plus grand nombre, et par conséquent les plus forts, et l'on voit que, pour l'ordinaire, ils refusent aux « inventeurs la gloire qu'ils méritent, etc.

« Ainsi nous conservons obstinément nos préjugés, nous en <admettons même de contradictoires, faute d'aller jusqu'à l'en« droit par lequel ils se contrarient. C'est une chose monstrueuse a que cette confiance dans laquelle on s'endort, pour ainsi dire, « sur l'autorité des maximes populaires, n'y ayant point de principe sans contradiction, point de terme même sur les grands sujets dans l'idée duquel on convienne. Je n'en citerai qu'un « exemple: qu'on me définisse la vertu. »

2 Il seroit plus exact de dire s'inquiète beaucoup du défaut des lumières ; mais c'est une locution elliptique qui peut être justifiée. M.

3 Un terme sur les grands sujets est une expression trop vague. Convenir dans l'idée d'un terme; cette manière de s'exprimer est trop négligée. M.- La pensée de Vauvenargues est que, dans les matières de haute spéculation, le sens de l'expresson n'est pas toujours exactement déterminé. B.

indifférente dans la vie; si nous la conduisons sans | devoirs des hommes rassemblés en société, voilà la

la connoissance de la vérité, quel abime!

Qui sait ce qu'il doit estimer, ou mépriser, ou hair, s'il ne sait ce qui est bien ou ce qui est mal? et quelle idée aura-t-on de soi-même, si on ignore ce qui est estimable? etc.

On ne prouve point les principes, me disoit-on. Voyons, s'il est vrai, répondois-je; car cela même est un principe très-fécond, et qui peut nous servir de fondement".

:

Cependant j'ignorois la route que je devois suivre pour sortir des incertitudes qui m'environnoient. Je ne savois précisément ni ce que je cherchois, ni ce qui pouvoit m'éclairer; et je connoissois peu de gens qui fussent en état de m'instruire. Alors j'écoutai cet instinct qui excitoit ma curiosité et mes inquiétudes, et je dis que veux-je savoir? que m'importe-t-il de connoître? Les choses qui ont avec moi les rapports les plus nécessaires? sans doute. Et où trouverai-je ces rapports, sinon dans l'étude de moi-même et la connoissance des hommes, qui sont l'unique fin de mes actions, et l'objet de toute ma vie? Mes plaisirs, mes chagrins, mes passions, mes affaires, tout roule sur eux. Si j'existois seul sur la terre, sa possession entière seroit peu pour moi je n'aurois plus ni soins, ni plaisirs, ni desirs; la fortune et la gloire même ne seroient pour moi que des noms; car il ne faut pas s'y méprendre : nous ne jouissons que des hommes, le reste n'est rien 4. Mais, continuai-je, éclairé par une nouvelle lumière; qu'est-ce que l'on ne trouve pas dans la connoissance de l'homme? Les

:

3

1 Pour si cela est vrai; locution familière, mais peu exacte. M.

morale; les intérêts réciproques de ces sociétés, voilà la politique; leurs obligations envers Dieu, voilà la religion.

Occupé de ces grandes vues, je me proposai d'abord de parcourir toutes les qualités de l'esprit, ensuite toutes les passions, et enfin toutes les vertus et tous les vices qui, n'étant que des qualités humaines, ne peuvent être connus que dans leur principe. Je méditai donc sur ce plan, et je posai les fondements d'un long travail. Les passions inséparables de la jeunesse, des infirmités continuelles, la guerre survenue dans ces circonstances, ont interrompu cette étude. Je me proposois de la reprendre un jour dans le repos, lorsque de nouveaux contre-temps m'ont ôté, en quelque manière, l'espérance de donner plus de perfection à cet ouvrage.

Je me suis attaché, autant que j'ai pu, dans cette seconde édition, à corriger les fautes de langage qu'on m'a fait remarquer dans la première. J'ai retouché le style en beaucoup d'endroits. On trouvera quelques chapitres plus développés et plus étendus qu'ils n'étoient d'abord : tel est celui du Génie. On pourra remarquer aussi les augmentations que j'ai faites dans les Conseils à un jeune homme, et dans les Réflexions critiques sur les poëtes, auxquels j'ai joint Rousseau et Quinault, auteurs célèbres dont je n'avois pas encore parlé. Enfin on verra que j'ai fait des changements encore plus considérables dans les Maximes. J'ai supprimé plus de deux cents pensées, ou trop obscures, ou trop communes, ou inutiles. J'ai changé l'ordre des maximes que j'ai conservées; j'en ai expliqué quelques unes, et j'en ai

> On trouve encore ici dans la première édition un passage ajouté quelques autres, que j'ai répandues indiffé

que nous rétablissons, et qui fut supprimé dans la seconde :

Nous nous appliquons à la chimie, à l'astronomie, ou à ce • qu'on appelle érudition, comme si nous n'avions rien à con⚫noître de plus important. Nous ne manquons pas de prétexte pour justifier ces études. Il n'y a point de science qui n'ait ⚫ quelque côté utile. Ceux qui passent toute leur vie à l'étude « des coquillages, disent qu'ils contemplent la nature. O démence aveugle! la gloire est-elle un nom, la vertu une erreur, la foi un fantôme? Nous nions ou nous recevons ces • opinions que nous n'avons jamais approfondies, et nous nous ◄ occupons tranquillement de sciences purement curieuses. • Croyons-nous connoître les choses dont nous ignorons les prin• cipes?

• Pénétré de ces réflexions dès mon enfance, et blessé des contradictions trop manifestes de nos opinions, je cherchai ⚫ au travers de tant d'erreurs les sentiers délaissés du vrai, et « je dis, que veux-je savoir, etc. >

3 Fortune, pris dans le sens de richesse, peut procurer à l'homme vivant dans la solitude la plus absolue, quelques jouissances matérielles; mais quelle peut être la gloire pour un être isolé? elle n'existe pas hors de l'état de société. B.

4 Cela est au moins obscur; nous jouissons aussi des choses. M.-L'auteur a voulu dire que nous ne jouissons que par le sentiment d'opinion que nous inspirons à ceux qui nous entourent, et que nos plaisirs sont au moral le résultat de l'amour-propre et de la vanité flattés. B.

remment parmi les anciennes. Si j'avois pu profiter de toutes les observations que mes amis ont daigné faire sur mes fautes, j'aurois rendu peut-être ce petit ouvrage moins indigne d'eux. Mais ma mauvaise santé ne m'a pas permis de leur témoigner par ce travail le desir que j'ai de leur plaire.

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