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M. le duc de Choiseul n'eût accordée à sa recommandation: il avait fait un neveu de M. de Voltaire, nommé de La Houlière, brigadier des armées du roi: pensions, gratifications, brevets, croix de Saint-Louis, avaient été données dès qu'elles avaient été demandées.

Rien ne fut plus douloureux pour un homme qui lui avait tant de grandes obligations, et qui venait d'établir une colonie d'artistes et de manufacturiers sous ses auspices. Déjà sa colonie travaillait avec succès pour l'Espagne, pour l'Allemagne, pour la Hollande, l'Italie. Il la crut ruinée; mais elle se soutint. La seule impératrice de Russie acheta bientôt après, dans le fort de sa guerre contre les Turcs, pour cinquante mille francs de montres de Ferney. On ne cesse de s'étonner, quand on voit dans le même temps cette souveraine acheter pour un million de tableaux, tant en Hollande qu'en France, et pour quelques millions de pierreries.

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Elle avait fait un présent de cinquanto mille livres à M. Diderot, avec une grace et une circonspection qui relevaient bien le prix de son présent. Elle avait offert à M. d'Alembert de le mettre à la tête de l'éducation de son fils, avec soixante mille livres de rente. Mais ni la santé ni la philosophie de M. d'Alembert ne lui avaient permis d'accepter à Pétersbourg un emploi égal à celui du duc de Montausier à Versailles. Elle envoya M. le prince de Koslouski présenter de sa part à M. de Voltaire les plus magnifiques pelisses, et une boîte tournée de sa main même, ornée de son portrait et de vingt diamants. On croirait que c'est l'histoire d'Aboulcassem dans les Mille et une Nuits.

M. de Voltaire lui mandait qu'il fallait qu'elle eût pris tout le trésor de Moustapha dans une de ses victoires; et elle lui répondit, « qu'avec de l'ordre on est

toujours riche, et qu'elle ne manquerait, dans cette « grande guerre, ni d'argent, ni de soldats. » Elle a tenu parole.

Cependant le fameux sculpteur M. Pigalle travaillait dans Paris à la statue du solitaire caché dans Ferney. Ce fut une étrangère qui proposa un jour, en = 1770, à quelques véritables gens de lettres de lui faire cette galanterie pour le venger de tous les plats libelles et des calomnies ridicules que le fanatisme et la basse littérature ne cessaient d'accumuler contre lui. Madame Necker, femme du résident de Genève, conçut ce projet la première. C'était une dame d'un esprit très cultivé, et d'un caractère supérieur, s'il se peut, à son esprit. Cette idée fut saisie avidement par tous ceux qui venaient chez elle, à condition qu'il n'y aurait que des gens de lettres qui souscriraient pour cette entreprise'.

Le roi de Prusse, en qualité d'homme de lettres, et ayant assurément plus que personne droit à ce titre et à celui d'homme de génie, écrivit au célèbre M. d'Alembert, et voulut être des premiers à souscrire. Sa lettre, du 28 juillet 1770, est consignée dans les archives de l'académie.

« Le plus beau monument de Voltaire est celui qu'il « s'est érigé lui-même : ses ouvrages. Ils subsisteront

M. de Voltaire était mal informé. Il faut restituer aux gens de lettres français l'honneur d'avoir rendu cet hommage à M. de Vol

taire.

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« plus long-temps que la basilique de Saint-Pierre. « le Louvre, et tous ces bâtiments, que la vanité con« sacre à l'éternité. On ne parlera plus français, que « Voltaire sera encore traduit dans la langue qui lui « aura succédé. Cependant, rempli du plaisir que « m'ont fait ses productions si variées, et chacune si parfaite en son genre, je ne pourrais sans ingrati« tude me refuser à la proposition que vous me faites « de contribuer au monument que lui élève la recon« naissance publique. Vous n'avez qu'à m'informer de « ce qu'on exige de ma part, je ne refuserai rien pour «< cette statue, plus glorieuse pour les gens de lettres «qui la lui consacrent que pour Voltaire même. On dira que dans ce dix-huitième siècle, où tant de « gens de lettres se déchiraient par envie, il s'en est « trouvé d'assez nobles, d'assez généreux, pour rendre justice à un homme doué de génie et de talents «< supérieurs à tous les siècles; que nous avons mé« rité de posséder Voltaire : et la postérité la plus re«< culée nous enviera encore cet avantage. Distinguer « les hommes célébres, rendre justice au mérite, c'est encourager les talents et la vertu; c'est la seule récompense des belles ames; des belles ames; elle est bien due à tous « ceux qui cultivent supérieurement les lettres; elles « nous procurent les plaisirs de l'esprit, plus durables que ceux du corps; elles adoucissent les mœurs les plus féroces; elles répandent leur charme sur tout « le cours de la vie; elles rendent notre existence sup<< portable, et la mort moins affreuse. Continuez donc, messieurs, de protéger et de célébrer ceux qui s'y appliquent, et qui ont le bonheur en France d'y réus

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a sir: ce sera ce que vous pourrez faire de plus glo« rieux pour votre nation, et qui obtiendra grace du siècle futur pour quelques autres Welches et Hérules qui pourraient flétrir votre patrie.

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Adieu, mon cher d'Alembert: portez-vous bien,

jusqu'à ce qu'à votre tour votre statue vous soit éle« vée. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte « et digne garde. »> FÉDÉRIC.

A Sans-Souci, le 28 juillet 17701.

On a cru devoir placer ici les deux lettres suivantes de M. d'Alembert.

Lettre de M. d'Alembert au roi de Prusse.

Sire, je supplie très humblement votre majesté de pardonner la liberté que je vais prendre, à la respectueuse confiance que ses bontés m'ont inspirée, et qui m'encouragent à lui demander une nouvelle grace.

Une société considérable de philosophes et d'hommes de lettres a résolu, sire, d'ériger une statue à M. de Voltaire, comme à celui de tous nos écrivains à qui la philosophie et les lettres sont le plus redevables. Les philosophes et les gens de lettres de toutes les nations vous regardent, sire, depuis long-temps comme leur chef et leur modéle. Qu'il serait flatteur et honorable pour nous, qu'en cette occasion votre majesté voulût bien permettre que son auguste et respectable nom fût à la tête des nôtres! Elle donnerait à M. de Voltaire, dont elle aime tant les ouvrages, une marque éclatante d'estime dont il serait infiniment touché, et qui lui rendrait cher ce qui lui reste de jours à vivre. Elle ajouterait beaucoup et à la gloire de cet illustre écrivain, et à celle de la littérature française, qui en conserverait me reconnaissance éternelle. Permettez-moi, sire, d'ajouter que dans fétat de faiblesse et de maladie où m'a réduit en ce moment l'excès du travail, et qui ne me permet que des vœux pour les lettres, la nouvelle marque de distinction que j'ose vous demander en leur faveur serait pour moi la plus douce consolation. Elle augmenterait encore, s'il est possible, l'admiration dont je suis pénétré pour votre

Le roi de Prusse fit plus. Il fit exécuter une statue de son ancien serviteur dans sa belle manufacture de porcelaine, et la lui envoya avec ce mot gravé sur la base: Immortali. M. de Voltaire écrivit au-dessous :

Vous êtes généreux : vos bontés souveraines

Me font de trop nobles présents;

Vous me donnez sur mes vieux ans

Une terre dans vos domaines.

M. Pigalle se chargea d'exécuter la statue en France, avec le zèle d'un artiste qui en immortalisait un autre. Cette aventure, alors unique, deviendra bientôt com

personne, le sentiment profond que je conserverai toute ma vie de vos bienfaits, et la tendre vénération avec laquelle je serai jusqu'à mon dernier soupir, sire, de votre majesté, le très humble et très obéissant serviteur, D'ALEMBERT.

A Paris, le 15 juillet 1770.

Réponse de M. d'Alembert à la lettre précédente du roi de Prusse.

Sire, je n'ai pas perdu un moment pour apprendre à M. de Voltaire l'honneur signalé que votre majesté veut bien lui faire, et celui qu'elle fait en sa personne à la littérature et à la nation française. Je ne doute point qu'il ne témoigne à votre majesté sa vive et éternelle reconnaissance. Mais comment, sire, pourrais-je vous exprimer toute la mienne? Comment pourrais-je vous dire à quel point je suis touché et pénétré de l'éloge si grand et si noble que votre majesté fait de la philosophie et de ceux qui la cultivent? Je prends la liberté, sire, et j'ose espérer que votre majesté ne m'en désavouera pas, de faire part de sa lettre à tous ceux qui sont dignes de l'entendre, et je ne puis assez dire à votre majesté avec quelle admiration, et j'ose le dire, avec quelle tendresse respectueuse, ils voient tant de justice et de bonté unies à tant de gloire. Vous étiez, sire, le chef et le modele de tous ceux qui écrivent et qui pensent; vous êtes à présent pour eux (je rends à votre majesté leurs propres expressions) l'être rémunérateur et vengeur; car les récompenses accordées au génie

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