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tielles si communes dans ces régions, nous engagèrent à précipiter notre marche vers la demeure du roi, où le procès-verbal de la prise de possession devait être signé par Iotété et par Maheono. Nous y arrivâmes sous une pluie battante. Les personnages principaux de l'île envahirent bientôt la pièce principale, pressant contre nous sans scrupules leurs corps frottés d'huile de coco rance, dont une atmosphère lourde et humide rendait encore l'odeur plus insupportable. Deux copies de l'acte par lequel les chefs de Tahuata reconnaissaient la souveraineté du roi des Français furent remises à M. François de Paule, qui les traduisit à haute voix en langue polynésienne. Iotété et Maheono écoutèrent cette lecture avec attention. Le premier paraissait soucieux, défiant, et les questions qu'il adressa au missionnaire indiquaient qu'une pensée importune s'était emparée de lui. On se fût pourtant mépris si l'on avait attribué ce revirement d'humeur à une inquiétude causée par la gravité de l'acte qui s'accomplissait. Non, cette préoccupation tenait à je ne sais quelle susceptibilité saugrenue relative au costume dont il était revêtu, et qu'il ne trouvait pas suffisamment royal. Il manifesta cette crainte à différentes reprises, et les réponses qu'on lui fit ne parurent le rassurer que médiocrement. Il se décida néanmoins à prendre une plume et à signer; puis vint le tour de Maheono, qui se prêta de bonne grâce à cette formalité. Séance tenante, des vêtemens furent distribués aux enfans du roi et aux insulaires influens. Tous revêtirent à l'instant même le pantalon et la chemise, dont ils appréciaient bien plus la couleur éclatante que l'utilité réelle, et, fiers de cette transformation, ils coururent se promener sur la grève, ne soupçonnant pas combien devait être fatale pour leur bien-être et pour leur santé l'habitude d'une enveloppe qui d'un jour à l'autre devait leur faire défaut.

III.

Avant le 1er mai, aucun mouvement, aucun bruit insolite ne troublait pendant le jour le calme profond de Vaïtahu et d'Anamiaï. Les naturels, affaissés sous la chaleur, dormaient dans leurs cases, ou bien, assis dans des espaces réservés, dont des pierres plates et fichées obliquement marquaient les limites rectangulaires, ils laissaient passer les heures, plongés dans une rêverie somnolente. Les femmes, réunies par groupes près de ces lieux interdits à leur sexe, dormaient sur la terre, enveloppées de leur tapa; d'autres, la tête entre les mains et le regard vague, conversaient avec des êtres invisibles; d'autres combinaient de nouvelles parures, dont les arbustes du voisinage fournissaient les élémens; quelques-unes murmuraient

des comumus ou chansons mélancoliques, pleines d'une vertu alanguissante que nous avons comprise tout d'abord et passionnément recherchée plus tard. Notre présence ne troublait guère ce doux loisir; les naturels ne manifestaient ni antipathie ni contrainte à notre approche à peine paraissaient-ils s'apercevoir de notre présence. Le soir, au coucher du soleil, une fraîche brise, qui presque toujours tombait de la montagne par rafales intermittentes, arrachait cette population à sa torpeur. On entendait alors au loin des mélopées dont le choc sonore des mains marquait la cadence. Les femmes couraient sur les rochers noirs du rivage, mêlaient leurs cris perçans à la voix grave des flots, et, la tête en avant, se précipitaient à l'envi dans la bande d'écume qui ourlait la côte abrupte.

Quand on eut débarqué la compagnie militaire destinée à occuper l'île, l'anse de Vaïtahu s'emplit de bruit et d'activité. La frégate devait séjourner à Vaïtahu jusqu'au moment où nos soldats seraient en mesure de résister avec avantage aux tentatives ennemies que pourraient ultérieurement diriger contre eux ces insulaires à l'esprit versatile. L'emploi de tous les moyens propres à activer les travaux, l'opiniâtreté des travailleurs, qui triomphaient de difficultés sans nombre, donnèrent, après la première semaine, des résultats inattendus, et nous firent augurer un départ plus prochain que nous ne l'avions d'abord supposé. Nous employâmes donc en promenades d'exploration à travers la campagne le peu de temps qui nous restait encore. Ces promenades eurent malheureusement des limites restreintes, car, je l'ai dit, une chaîne infranchissable de hauts sommets partage l'île dans sa plus grande longueur, et, pour en visiter le versant oriental, il faut contourner cette barrière naturelle, s'aventurer dans des sentiers impraticables après les pluies, enfin passer la nuit chez une tribu peu accoutumée à recevoir des hôtes de notre couleur. Cette dernière considération suffisait pour qu'on ne nous permit pas sans motif impérieux de tenter ce petit voyage.

Le versant occidental offrait seulement à notre curiosité les deux vallées fertiles qui s'étendent derrière les anses de Vaïtahu et d'Anamiaï, séparées par un promontoire. Celle d'Anamiaï, la moins profonde et la moins habitée, ne présente qu'un médiocre intérêt. Un sentier étroit, tortueux, troué par les aspérités du roc, plus rapide à mesure qu'il s'éloigne du rivage, la parcourt dans toute sa longueur, et aboutit à la montagne. Près du sentier, un filet d'eau, souvent tari, se fraie difficilement passage à travers les pierres roulantes qui forment son lit. Partout où il existe une parcelle de terre, dans les endroits les plus arides en apparence, la plante jaillit, et les racines de l'arbre étreignent la pierre. Toutefois cette végétation, sortie à l'aventure du sol rocailleux qui forme la majeure partie

de Tahuata, est en général rachitique et malingre; les arbres puissans ne croissent guère que dans les endroits où la terre, plus profonde, laisse un libre développement à leurs racines. La vallée de Vaïtahu, plus fertile et plus habitée que celle d'Anamiaï, court obliquement vers la montagne. Sa longueur est d'environ trois milles; mais la pente et les difficultés du terrain peuvent abuser celui qui la parcourt sur ses dimensions réelles. Voici à quelle occasion nous la visitâmes.

Assis un jour près de cette plate-forme du grand-prêtre, où s'élevaient les deux tikis (1) dont nous avons parlé, nous interrogions, avec l'aide d'un interprète, les insulaires, pour connaître la mesure du respect voué communément chez eux aux emblèmes extérieurs du culte. L'irrévérence de leurs réponses, le peu de souci qu'ils semblaient prendre des idoles voisines, au pied desquelles on voyait néanmoins une récente offrande de fruits à pain et de cocos, concordaient assez mal avec la rigide observance de toute loi qui leur était imposée au nom de la religion. Nous voulûmes avoir le mot de cette anomalie, et nous apprîmes que les tikis voisins étaient les images d'atuas subalternes, la canaille en quelque sorte de la théogonie polynésienne; mais au fond de la vallée, loin de toute demeure, une gorge solitaire, où nul intérêt de circulation ne pouvait conduire les canaques, recélait, ajouta-t-on, les tikis d'atuas terribles dont nul n'affrontait jamais impunément le courroux.

Le sacristain de la mission se souvint en effet que, tout au fond de la vallée de Vaïtahu, il existait un petit fourré dont les insulaires n'approchaient qu'avec inquiétude. Souvent même, dans ses promenades, il avait vu les indigènes qui l'accompagnaient faire un long circuit pour éviter l'endroit mystérieux, et quand il avait voulu en connaître le motif, on s'était borné à lui répondre par ces mots: Tapu! mate! mate! qu'on peut traduire par défendu sous peine de mort. Or, comme la puissance des tapus sans nombre auxquels sont soumis les indigènes n'atteint guère les étrangers, notre compatriote voulut bien essayer de retrouver avec nous ce lucus redoutable, sanctuaire présumé du tiki des grands atuas. Nous prîmes donc rendez-vous pour le lendemain, et, vers huit heures du matin, je me rendis à la mission en compagnie du chirurgienmajor de la frégate. Notre guide était prêt, nous partîmes. Une plante fort commune dans cette partie de l'île, et assez semblable au basilic, imprégnait l'air d'une senteur que l'humidité du matin rendait encore plus pénétrante. Les arbres et les fleurs tressaillaient sous les caresses du soleil, et du fond des ramées s'échappaient

(1) Tiki, dieu, idole.

TOME XXII.

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toute sorte de chansons, de gaietés, de folâtreries. Nous devions, pendant la première partie de la route, côtoyer la rive droite d'un petit ruisseau qui parcourt la vallée, disparaissant parfois dans des crevasses et des canaux souterrains pendant son trajet de la montagne à la mer. Près de l'endroit où nous le traversâmes, une vingtaine de canaques, dont la plupart avaient le corps ruisselant d'huile de coco et les jambes jaspées de cicatrices et de plaies, se livraient à leurs ablutions matinales dans une baignoire naturelle formée par des accidens de terrain entre les rochers. Nous songeâmes avec dégoût qu'en ce moment, non loin de là, on remplissait les tonneaux de la frégate, et qu'après un aussi court trajet cette eau peu abondante arrivait à nos pompes, recélant, à n'en pas douter, d'impurs vestiges de cette lessive humaine. Nous suivîmes pendant une demi-heure, sans trop de difficultés, un petit sentier côtoyé par le ruisseau. De distance en distance, une pauvre case élevée sur des échasses, précaution que l'humidité du lieu rend nécessaire, montrait parmi les hibiscus et les baringtonias constellés de fleurs blanches les maigres hachures de sa carcasse de feuillage, et ses habitans, arrachés au sommeil par le bruit d'une marche insolite, se traînaient à l'entrée, d'où ils nous regardaient passer en laissant échapper les exclamations de surprise qui leur sont particulières.

Pendant notre marche, un, bruit tantôt sonore, tantôt étouffé, suivant les accidens du terrain, avait frappé de loin notre oreille. Il éclata dans toute sa vigueur à notre entrée dans un bosquet où d'énormes rochers, arrondis comme s'ils avaient été roulés par la mer, divisaient le cours du ruisseau. Quelques-unes de ces masses presque enterrées montraient au niveau du sol leur surface plane, polie, légèrement oblique, où plusieurs femmes, les jambes dans le courant, les mains armées de battoirs, martelaient en cadence et sans relâche une pâte visqueuse et jaunâtre. Cette œuvre bruyante avait pour but la confection de l'étoffe indigène appelée tapa. Cette pâte est l'écorce d'un mûrier des Marquises. Préalablement séparée de sa surface extérieure et macérée par une longue immersion dans l'eau, elle s'allonge en tout sens et devient mince comme une feuille de parchemin sous les coups multipliés des battoirs qui servent aussi à l'humecter. J'examinai ces instrumens; ils ne diffèrent pas trop d'un fer à gaufres leur pelle carrée, sillonnée de fines cannelures, imprime sur l'étoffe de légères stries qui lui donnent l'aspect d'un tissu. Ce travail s'accomplit avec une telle rapidité qu'une femme, même âgée, peut fabriquer en quelques heures une pièce de tapa assez ample pour former un manteau.

Notre apparition mit en émoi les ouvrières, et les battoirs ces

sèrent de fatiguer l'écho; mais à ce bruit régulier succéda un caquetage bruyant, d'où surgissaient des cris d'étonnement qui parcoururent toute une gamme chromatique. L'activité n'était point anéantie, elle s'était seulement déplacée. Après nous avoir salués du kaoha, Ferani (bonjour, Français), qu'elles escortèrent des caressantes épithètes de mutaki et maitai, les moins timides s'approchèrent, et bientôt retentirent à nos oreilles les mots tabaco! monni! (du tabac, de l'argent), premiers bégaiemens de la civilisation. Nous donnâmes de bon cœur quelques cigares, et, leur promettant de l'argent pour un autre jour, nous leur offrîmes en attendant le symbole de l'espérance sur un bouton de marine et l'adresse d'un tailleur de Paris frappée sur cuivre. On reçut le tabac avec transport, le bouton enfilé par la queue prit place au col de l'une des femmes entre une dent de porc et un ongle de vieillard assez grand pour servir de truelle; mais la pièce de cuivre fut sérieusement examinée. Elle passa de main en main, et partout sa valeur monétaire parut l'objet d'une légitime suspicion; enfin le sentiment général se formula par un méprisant aita! (mauvais). A l'époque de notre arrivée, les monnaies d'or semblaient inconnues dans l'île; les piastres étaient la monnaie courante, la seule même qui pût servir dans les échanges. Aussi les indigènes demandaient-ils sans discernement une piastre quand nous paraissions désirer le plus innocent coquillage, la plus insignifiante bagatelle. Les temps sont loin où des navigateurs obtenaient pour un certain nombre de dents de cachalot une cargaison de santal. Aujourd'hui l'argent, les armes, les munitions de guerre et les étoffes, surtout celles de laine, sont les seules importations estimées.

En sortant du bosquet, le sentier quitta la berge du ruisseau, grimpa une pente rocailleuse, se glissa comme une couleuvre dans un épais fourré de bambous, et traversa un bois d'arbres à pain. Quelques cases environnaient cet endroit, qui nous parut le plus fertile de la vallée. Sur la plate-forme de l'une d'elles, un canaque, accroupi un pied dans chaque main, nous considéra d'abord gravement et se décida à nous appeler. Quand nous fûmes près de lui, il nous engagea avec mille démonstrations amicales à entrer dans sa demeure; mais nous préférâmes nous asseoir sur la plate-formepour reprendre haleine et pour éponger nos fronts ruisselans. Le canaque alors se leva, mit la tête dans une ouverture de sa case et y jeta quelques paroles qui déterminèrent un bourdonnement intérieur; puis, comme d'une ruche d'abeilles, nous vîmes sortir par la porte étroite des hommes, des femmes et des enfans, en tout une quinzaine de personnes dont les yeux, encore alourdis par le sommeil, attachaient sur nous des regards hébétés, indécis, tandis que leurs

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