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nier seul, dont on donne la traduction, peut ré- | plaindre par avance de se priver eux-mêmes, par pondre non seulement de la beauté de ceux que cette fausse délicatesse, de la lecture de si beaux l'on vient de déduire, mais encore du mérite d'un ouvrages, si travaillés, si réguliers, et de la connombre infini d'autres qui ne sont point venus jus- noissance du plus beau règne dont jamais l'histoire qu'à nous (21). ait été embellie?

Que si quelques uns se refroidissoient pour cet ouvrage moral par les choses qu'ils y voient, qui sont du temps auquel il a été écrit, et qui ne sont point selon leurs mœurs; que peuvent-ils faire de plus utile et de plus agréable pour eux, que de se défaire de cette prévention pour leurs coutumes et leurs manières, qui, sans autre discussion, non seulement les leur fait trouver les meilleures de toutes, mais leur fait presque décider que tout ce qui n'y est pas conforme est méprisable, et qui les prive, dans la lecture des livres des anciens, du plaisir et de l'instruction qu'ils en doivent attendre ?

Nous, qui sommes si modernes, serons anciens dans quelques siècles. Alors l'histoire du nôtre fera goûter à la postérité la vénalité des charges, c'està-dire le pouvoir de proteger l'innocence, de punir le crime, et de faire justice à tout le monde, acheté à deniers comptants comme une métairie; la splendeur des partisans (22), gens si méprisés chez les Hébreux et chez les Grecs. L'on entendra parler d'une capitale d'un grand royaume où il n'y avoit ni places publiques, ni bains, ni fontaines, ni amphithéâtres, ni galeries, ni portiques, ni promenoirs, qui étoit pourtant une ville merveilleuse. L'on dira que tout le cours de la vie s'y passoit presque à sortir de sa maison pour aller se renfermer dans celle d'un autre; que d'honnêtes femmes, qui n'étoient ni marchandes, ni hôtelières, avoient leurs maisons ouvertes à ceux qui payoient pour y entrer; que l'on avoit à choisir des dés, des cartes, et de tous les jeux; que l'on mangeoit dans ces maisons, et qu'elles étoient commodes à tout commerce. L'on saura que le peuple ne paroissoit dans la ville que pour y passer avec précipitation; nul entretien, nulle familiarité; que tout y étoit farouche et comme alarmé par le bruit des chars qu'il falloit éviter, et qui s'abandonnoient au milieu des rues, comme on fait dans une lice pour remporter le prix de la course. L'on apprendra sans étonnement qu'en pleine paix, et dans une tranquillité publique, des citoyens entroient dans les temples, alloient voir des femmes, ou visitoient leurs amis, avec des armes offensives, et qu'il n'y avoit presque personne qui n'eût à son côté de quoi pouvoir d'un seul coup en tuer un autre. Ou si ceux qui viendront après nous, rebutés par des mœurs si étranges et si différentes des leurs, se dégoûtent par-là de nos mémoires, de nos poésies, de notre comique et de nos satires, pouvons-nous ne les pas

Ayons donc pour les livres des anciens cette même indulgence que nous espérons nous-mêmes de la postérité, persuadés que les hommes n'ont point d'usages ni de coutumes qui soient de tous les siècles; qu'elles changent avec les temps; que nous sommes trop éloignés de celles qui ont passé, el trop proches de celles qui règnent encore, pour être dans la distance qu'il faut pour faire des unes et des autres un juste discernement. Alors, ni ce que nous appelons la politesse de nos mœurs, ni la bienséance de nos coutumes, ni notre faste, ni notre magnificence, ne nous préviendront pas davantage contre la vie simple des Athéniens, que contre celle des premiers hommes, grands par eux-mêmes, et indépendamment de mille choses extérieures qui ont été depuis inventées pour suppléer peut-être à cette véritable grandeur qui n'est plus.

La nature se montroit en eux dans toute sa pureté et sa dignité, et n'étoit point encore souillée par la vanité, par le luxe et par la sotte ambition. Un homme n'étoit honoré sur la terre qu'à cause de sa force ou de sa vertu : il n'étoit point riche par des charges ou des pensions, mais par son champ, par ses troupeaux, par ses enfants et ses serviteurs: sa nourriture étoit saine et naturelle, les fruits de la terre, le lait de ses animaux et de ses brebis; ses vêtements simples et uniformes, leurs laines, leurs toisons; ses plaisirs innocents, une grande récolte, le mariage de ses enfants, l'union avec ses voisins, la paix dans sa famille. Rien n'est plus opposé à nos mœurs que toutes ces choses; mais l'éloignement des temps nous les fait goûter, ainsi que la distance des lieux nous fait recevoir tout ce que les diverses relations ou les livres de voyages nous apprennent des pays lointains et des nations étrangères.

Ils racontent une religion, une police, une manière de se nourrir, de s'habiller, de bâtir, et de faire la guerre, qu'on ne savoit point; des mœurs que l'on ignoroit: celles qui approchent des nôtres nous touchent, celles qui s'en éloignent nous étonnent; mais toutes nous amusent: moins rebutés par la barbarie des manières et des coutumes de peuples si éloignés, qu'instruits et même réjouis par leur nouveauté, il nous suffit que ceux dont il s'agit soient Siamois, Chinois, Nègres ou Abyssins.

Or, ceux dont Théophraste nous peint les mœurs dans ses Caractères étoient Athéniens, et nous sommes François : et si nous joignons à la diversité des

lieux et du climat le long intervalle des temps, et que nous considérions que ce livre a pu être écrit la dernière année de la cent quinzième olympiade, trois cent quatorze ans avant l'ère chrétienne, et qu'ainsi il y a deux mille ans accomplis que vivoit ce peuple d'Athènes dont il a fait la peinture, nous admirerons de nous y reconnoitre nous-mêmes, nos amis, nos ennemis, ceux avec qui nous vivons, et que cette ressemblance avec des hommes séparés par tant de siècles soit si entière. En effet, les hommes n'ont point changé selon le cœur et selon les passions; ils sont encore tels qu'ils étoient alors et qu'ils sont marqués dans Théophraste, vains, dissimulés, flatteurs, intéressés, effrontés, importuns, défiants, médisants, querelleurs, superstitieux.

pu donner ce que le simple peuple avoit naturellement et sans nulle peine (24). Que si l'on ne laisse pas de lire quelquefois dans ce traité des Caractères de certaines mœurs qu'on ne peut excuser, et qui nous paroissent ridicules, il faut se souvenir qu'elles ont paru telles à Théophraste, qui les a regardées comme des vices dont il a fait une peinture naïve qui fit honte aux Athéniens, et qui servit à les corriger.

Enfin, dans l'esprit de contenter ceux qui reçoivent froidement tout ce qui appartient aux étrangers et aux anciens, et qui n'estiment que leurs mœurs, on les ajoute à cet ouvrage. L'on a cru pouvoir se dispenser de suivre le projet de ce philosophe, soit parcequ'il est toujours pernicieux de poursuivre le travail d'autrui, sur-tout si c'est d'un ancien ou d'un auteur d'une grande réputation; soit encore parceque cette unique figure qu'on appelle description ou énumération, employée avec tant de succès dans ces vingt-huit chapitres des Caractères, pourroit en avoir un beaucoup moindre, si elle étoit traitée par un génie fort inférieur à celui de Théophraste.

Au contraire, se ressouvenant que parmi le grand nombre des traités de ce philosophe, rapportés par Diogène Laërce, il s'en trouve un sous le titre de Proverbes, c'est-à-dire de pièces détachées, comme des réflexions ou des remarques; que le premier et le plus grand livre de morale qui ait été fait porte ce même nom dans les divines Ecritures, on s'est trouvé excité, par de si grands modèles, à suivre, selon ses forces, une semblable manière d'écrire des mœurs (25); et l'on n'a point été détourné de son entreprise par deux ouvrages de morale qui sont dans les mains de tout le monde, et d'où, faute d'attention, ou par un esprit de critique, quelques uns pourroient penser que ces remarques sont imi

Il est vrai, Athènes étoit libre, c'étoit le centre d'une république : ses citoyens étoient égaux; ils ne rougissoient point l'un de l'autre; ils marchoient presque seuls et à pied dans une ville propre, paisible, et spacieuse, entroient dans les boutiques et dans les marchés, achetoient eux-mêmes les choses nécessaires; l'émulation d'une cour ne les faisoit point sortir d'une vie commune: ils réservoient leurs esclaves pour les bains, pour les repas, pour le service intérieur des maisons, pour les voyages; ils passoient une partie de leur vie dans les places, dans les temples, aux amphithéâtres, sur un port, sous des portiques, et au milieu d'une ville dont ils étoient également les maîtres. Là, le peuple s'assembloit pour parler ou pour délibérer (23) des affaires publiques: ici, il s'entretenoit avec les étrangers; ailleurs, les philosophes tantôt enseignoient leur doctrine, tantôt conféroient avec leurs disciples: ces lieux étoient tout à-la-fois la scène des plaisirs et des affaires. Il y avoit dans ces mœurs quelque chose de simple et de populaire, et qui ressemble peu aux nôtres, je l'avoue; mais cependant quels hommes en général que les Athéniens! et quelle ville qu'A-tées. thènes! quelles lois! quelle police! quelle valeur! quelle discipline! quelle perfection dans toutes les sciences et dans tous les arts! mais quelle politesse dans le commerce ordinaire et dans le langage! Théophraste, le même Théophraste dont l'on vient de dire de si grandes choses, ce parleur agréable, cet homme qui s'exprimoit divinement, fut reconnu étranger et appelé de ce nom par une simple femme de qui il achetoit des herbes au marché, et qui reconnut, par je ne sais quoi d'attique qui lui manquoit, et que les Romains ont depuis appelé urbanité, qu'il n'étoit pas Athénien: et Cicéron rapporte que ce grand personnage demeura étonné de voir qu'ayant vieilli dans Athènes, possédant si parfaitement le langage attique, et en ayant acquis l'accent par une habitude de tant d'années, il ne s'étoit

L'un, par l'engagement de son auteur (26), fait servir la métaphysique à la religion, fait connoître l'ame, ses passions, ses vices, traite les grands et les sérieux motifs pour conduire à la vertu, et veut rendre l'homme chrétien. L'autre, qui est la production d'un esprit instruit par le commerce du monde (27), et dont la délicatesse étoit égale à la pénétration, observant que l'amour-propre est dans l'homme la cause de tous ses foibles, l'attaque sans relâche quelque part où il le trouve; et cette unique pensée, comme multipliée en mille autres, a toujours, par le choix des mots et par la variété de l'expression, la grace de la nouveauté.

L'on ne suit aucune de ces routes dans l'ouvrage qui est joint à la traduction des Caractères; il est tout différent des deux autres que je viens de toucher :

moins sublime que le premier, et moins délicat que le second, il ne tend qu'à rendre l'homme raisonnable, mais par des voies simples et communes, et en l'examinant indifféremment, sans beaucoup de méthode, et selon que les divers chapitres y conduisent, par les âges, les sexes et les conditions, et par les vices, les foibles et les ridicules qui y sont attachés.

L'on s'est plus appliqué aux vices de l'esprit, aux replis du cœur et à tout l'intérieur de l'homme, que n'a fait Théophraste : et l'on peut dire que comme ses Caractères, par mille choses extérieures qu'ils font remarquer dans l'homme, par ses actions, ses paroles et ses démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusqu'à la source de son déréglement; tout au contraire les nouveaux Caractères, déployant d'abord les pensées, les sentiments et les mouvements des hommes, découvrent le principe de leur malice et de leurs foiblesses, font que l'on prévoit aisément tout ce qu'ils sont capables de dire ou de faire, et qu'on ne s'étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est toute remplie. Il faut avouer que sur les titres de ces deux ou vrages l'embarras s'est trouvé presque égal. Pour ceux qui partagent le dernier, s'ils ne plaisent point assez, l'on permet d'en suppléer d'autres: mais, à l'égard des titres des Caractères de Théophraste, la même liberté n'est pas accordée, parcequ'on n'est point maître du bien d'autrui. Il a fallu suivre l'esprit de l'auteur, et les traduire selon le sens le plus proche de la diction grecque, et en même temps selon la plus exacte conformité avec leurs chapitres : ce qui n'est pas une chose facile; parceque souvent la signification d'un terme grec, traduit en françois mot pour mot, n'est plus la même dans notre langue: par exemple, ironie est chez nous une raillerie dans la conversation, ou une figure de rhétorique; et chez Théophraste c'est quelque chose entre la fourberie et la dissimulation, qui n'est pourtant ni l'une ni l'autre, mais précisément ce qui est décrit dans le premier chapitre.

ces changements par le caractère seul et les mœurs du personnage qu'il peint, ou dont il fait la satire (28). Les définitions qui sont au commencement de chaque chapitre ont eu leurs difficultés. Elles sont courtes et concises dans Théophraste, selon la force du grec et le style d'Aristote qui lui en a fourni les premières idées : on les a étendues dans la traduction, pour les rendre intelligibles. Il se lit aussi, dans ce traité, des phrases qui ne sont pas achevées, et qui forment un sens imparfait, auquel il a été facile de suppléer le véritable: il s'y trouve de différentes leçons, quelques endroits tout-à-fait interrompus, et qui pouvoient recevoir diverses explications; et, pour ne point s'égarer dans ces doutes, on a suivi les meilleurs interprètes.

Enfin, comme cet ouvrage n'est qu'une simple instruction sur les mœurs des hommes, et qu'il vise moins à les rendre savants qu'à les rendre sages, l'on s'est trouvé exempt de le charger de longues et curieuses observations ou de doctes commentaires qui rendissent un compte exact de l'antiquité (29). L'on s'est contenté de mettre de petites notes à côté de certains endroits que l'on a cru les mériter, afin que nuls de ceux qui ont de la justesse, de la vivacité, et à qui il ne manque que d'avoir lu beaucoup, ne se reprochent pas même ce petit défaut, ne puissent être arrêtés dans la lecture des Caractères, et douter un moment du sens de Théophraste.

NOTES ET ADDITIONS.

(1) Aristote fait, dans les ouvrages que La Bruyère vient de citer, et auxquels il faut ajouter celui que ce philosophe a adressé à son disciple Eudème, une énumération méthodique des vertus et des vices, en considérant les derniers comme s'écartant des premières en deux sens opposés, en plus et en moins. Il détermine les unes par les autres, et s'attache sur-tout à tracer les bornes par lesquelles la droite raison sépare les vertus de leurs extrèmes vicieux.

distinctions et des subdivisions de son maître. Il ne nous présente, à la vérité, qu'une suite de caractères de vices et de ridicules, et en peint beaucoup de nuances qu'Aristote passe sous silence; mais il avoit peut-être suivi, pour atteindre le but moral qu'il se proposoit, un plan assez analogue à

Théophraste a suivi en général la carrière que son maitre avoit ouverte, en transformant en science d'observation la morale qui avant lui étoit, pour ainsi dire, toute en acEt d'ailleurs les Grecs ont quelquefois deux ou tion et en préceptes. Dans cet ouvrage en particulier, il trois termes assez différents pour exprimer des cho-profite souvent des définitions, et même quelquefois des ses qui le sont aussi, et que nous ne saurions guère rendre que par un seul mot : cette pauvreté embarrasse. En effet, l'on remarque dans cet ouvrage grec trois espèces d'avarice, deux sortes d'importuns, des flatteurs de deux manières, et autant de grands parleurs; de sorte que les caractères de ces personnes semblent rentrer les uns dans les autres au désavantage du titre : ils ne sont pas aussi toujours suivis et parfaitement conformes, parceque Théophraste, emporté quelquefois par le dessein qu'il a de faire des portraits, se trouve déterminé à

celui d'Aristote, en rapprochant les tableaux des vices opposés à chaque vertu. La forme actuelle de son livre n'offre, à la vérité, que les traces d'un semblable plan,

que l'on trouvera dans le tableau ci-après; mais cette collection de caractères ne nous a été transmise que par morceaux détachés, trouvés successivement dans différents manuscrits; et nous sommes si peu certains d'en posséder

la totalité, que nous ne savons même pas quelle en a été la forme primitive, ou la proportion de la partie qui nous reste à celle qui peut avoir péri avec la plupart des autres écrits de notre philosophe.

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L'Effronterie, chap. vi.

cette erreur manifeste dans le texte même, si je ne l'avois pas trouvée dans les éditions faites sous les yeux de l'auteur.

Mais quoi qu'il en soit de l'âge que ce philosophe a atteint, on verra, dans les notes 4 et 21 ci-après, qu'il a traité souvent, et sans doute long-temps avant sa mort, des caractères dans ses leçons et dans ses ouvrages; il est L'Effronterie causée par l'a- donc probable qu'il s'est occupé de faire connoître et aimer varice, chap. IX. les vertus avant de ridiculiser les vices, et qu'il n'a point L'Habitude de forger des réservé la peinture des premières pour la fin de sa carnouvelles, chap. vi. rière. L'Envie de plaire à force de complaisance et d'élégance, chap. v.

(3) Les manuscrits ne varient point à ce sujet; mais ils paroissent, ainsi que je l'ai déja observé, n'être tous que

L'Empressement outré, cha- des copies d'un ancien extrait de l'ouvrage original. Les

pitre xui.

La Flatterie, chap. II.
La Défiance, chap. XVIII.
La Vanité, chap. xxi.
L'Ostentation, chap xx111.

On pourra comparer ce tableau avec celui des vertus et des vices, selon Aristote, qui se trouve dans le chap. xxvi du Voyage du jeune Anacharsis, el avec les développements que le philosophe grec donne à cette théorie dans son ouvrage de morale adressé à Nicomaque.

(2) L'opinion de La Bruyère et d'autres traducteurs, que Théophraste annonce le projet de traiter dans ce livre des vertus comme des vices, n'est fondée que sur une interprétation peu exacte d'une phrase de la lettre à Polyclès, qui sert de préface à cet ouvrage. Voyez à ce sujet la note 3 sur ce morceau, dont même on ne peut en général rien conclure avec certitude, parcequ'il paroit être altéré par les abréviateurs et les copistes. Il est même à-peu-près cerlain qu'il s'y trouve une erreur grave sur l'âge de Théophraste; car l'opinion de saint Jérôme sur cet âge, que La Bruyère appelle, dans la phrase suivante, l'opinion commune, a au contraire été rejetée depuis par les meilleurs critiques qui se sont occupés de cet ouvrage, et par le célèbre chronologiste Corsini. Nous avons deux énumérations de philosophes remarquables par leur longévité, l'une de Lucien, l'autre de Censorinus, où Théophraste n'est point nommé; et comme on sait qu il est mort la première année de la cent vingt-troisième olympiade, l'âge que lui donne saint Jérôme supposeroit qu'il auroit eu neuf ans de plus qu'Aristote, dont il devoit épouser la fille. D'ailleurs Cicéron, en citant le même trait que saint Jérôme (voyez ci-après notes 18 et 19), n'ajoute rien sur l'âge de Théophraste; et certainement si cet âge eût été aussi remarquable que le dit ce dernier, Cicéron n'auroit pas manqué de parler d'une circonstance qui rendoit ce trait bien plus piquant. Il est donc plus que probable que saint Jérôme, qui n'a vécu qu'aux quatrième et cinquième siècles, a été mal informé, et que la leçon de Diogène est la bonne. Or, d'après cet historien, notre philosophe n'a vécu en tout que quatre-vingt-cinq ans, tandis que l'Avant-propos des Caractères lui en donne quatre-vingtdix-neuf. Ce ne peut être que par distraction que La Bruyère dit quatre-vingt-quinze ans ; et j'aurois rectifié

Caractères dont parle ici La Bruyère ont été trouvés depuis dans un manuscrit de Rome; ils ont été insérés dans cette édition, ainsi que d'autres additions trouvées dans le même manuscrit. (Voyez la préface, et la note 1 du chapitre xvi.)

(4) C'est Diogène Laërce qui nous apprend que Ménandre fut disciple de Théophraste: La Bruyère a fait ici un extrait suffisamment étendu de la Vie de notre philosophe donnée par Diogène; et nous n'avons point cru qu'il valût la peine d'insérer encore cette Vie en totalité, comme on l'a fait dans une autre édition. On sait que Ménandre fut le créateur de ce qu'on a appelé la nouvelle comédie, pour la distinguer de l'ancienne et de la moyenne, qui n'étoient que des satires personnelles assez amères, ou des farces plus ou moins grossières. Les anciens disoient de Ménandre, qu'on ne savoit pas si c'étoit lui qui avoit imité la nature, ou si la nature l'avoit imité. On trouvera une petite notice sur la vie de cet intéressant auteur, et quelques fragments de ses comédies, dont aucune ne nous est parvenue en entier, à la suite de la traduction de Théophraste par M. Levesque, dans la collection des Moralistes anciens de Didot et De Bure.

Théophraste a écrit un livre sur la comédie, et Athénée nous apprend (livre Ier, chap. xxxvII, page 78 du premier volume de l'édition de mon père) que dans le débit de ses leçons il se rapprochoit en quelque sorte de l'action théâtrale, en accompagnant ses discours de tous les mouvements et des gestes analogues aux objets dont il parloit. On raconte même que, parlant un jour d'un gourmand, il tira la langue et se lécha les lèvres.

Je suis tenté de croire que les observations de Théophraste sur les Caractères dont il entretenoit ses disciples, et sans doute aussi ses amis, avec tant de vivacité, ont aussi introduit dans la géographie une attention plus scrupuleuse aux mœurs et aux usages des peuples. Nous avons des fragments de deux ouvrages relatifs à cette science, et composés à différentes époques par Dicéarque, condisciple et ami de notre philosophe. Le plus ancien de ces écrits, adressé à Théophraste lui-même, mais probableinent avant la composition de ses Caractères, ne consiste qu'en vers techniques sur les noms des lieux; tandis que le second contient des observations fort intéressantes sur le caractère et les particularités des différentes peuplades de la Grèce. Ces fragments sont recueillis dans les Geo

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(5) Un autre que Leucippe, philosophe célèbre, et disciple de Zénon. (La Bruyère.") Celui dont il est question ici n'est point connu d'ailleurs. D'autres manuscrits de Diogène Laerce l'appellent Alcippe.

graphi minores de Hudson, qui les a fait précéder d'une | (De Finibus, lib. V, cap. Iv): Ils aimoient une vie douce dissertation sur les différentes époques auxquelles ces ou- et tranquille, consacrée à l'observation de la nature et à vrages paroissent avoir été écrits. l'étude; une telle vie leur parut la plus digne du sage, comme ressemblant davantage à celle des dieux. (Voyez aussi Ep. ad Att., II, xvI.) Mais il paroit que cette douceur approchoit beaucoup de la mollesse, non seulement par les reproches de Cicéron que je viens de citer, et par les paroles de Sénèque (De Irá, lib. I, cap. xii et xv), mais encore par le témoignage de Télès, conservé par Stobée, qui nous apprend que ce philosophe affectoit de n'admettre dans sa familiarité que ceux qui portoient des habits élégants, et des souliers en escarpins et sans clous, qui avoient une suite d'esclaves, et une maison spacieuse employée souvent à donner des repas somptueux, où le pain devoit être exquis, le poisson et les ragoûts choisis, et le vin de la meilleure qualité.

(6) Quis uberior in dicendo Platone? Quis Aristotele nervosior? Theophrasto dulcior? (Cap. xxxi.)

(7) Dans ses Tusculanes (livre V, chap. 1x), Cicéron appelle Théophraste le plus élégant et le plus instruit de tous les philosophes; mais ailleurs il lui fait des reproches très graves sur la trop grande importance qu'il accordoit aux richesses et à la magnificence, sur la mollesse de sa doctrine morale, et sur ce qu'il s'est permis de dire que c'est la fortune et non la sagesse qui règle la vie de l'homme. (Voy. Acad. Quæst., lib. I, cap. Ix; Tusc., V, 1x ; Offic., II, xvi, etc.) Il est vrai que Cicéron met la plupart de ces reproches dans la bouche des stoïciens qu'il introduit dans ses dialogues; et d'autres auteurs nous ont con

servé des mots de Théophraste qui contiennent une appréciation très juste des richesses et de la fortune. « A bien << les considérer, disoit-il, selon Plutarque, les richesses « ne sont pas même dignes d'envie, puisque Callias et << Isménias, les plus riches, l'un des Athéniens, et l'autre « des Thébains, étoient obligés, comme Socrate et Epa<< minondas, de faire usage des mêmes choses nécessaires « à la vie. — La vie d'Aristide, dit-il, selon Athénée, étoit << plus glorieuse, quoiqu'elle ne fût pas, à beaucoup près, « aussi douce que celle de Smindyride le Sybarite, et de << Sardanapale. La fortune, lui fait encore dire Plutar<<< que, est la chose du monde sur laquelle on doit compter <<< le moins, puisqu'elle peut renverser un bonheur acquis « avec beaucoup de peine, dans le temps même où l'on « se croit le plus à l'abri d'un pareil malheur, »

(8) Philosophe célèbre, qui suivit Alexandre dans son expédition, et devint odieux à ce conquérant par la répuguance qu'il temoigna pour ses mœurs asiatiques. Alexandre le fit trainer prisonnier à la suite de l'armée, et, au rapport de quelques historiens, le fit mettre à la torture et le fit pendre, sous prétexte d'une conspiration à laquelle il fut accusé d'avoir pris part. (Voyez Arrien, De Exped. Alex., lib. IV, cap. xiv.)

(9) Xénocrate succéda dans l'Académie à Pseusippe, neveu de Flaton. C'est ce philosophe que Platon ne cessoit d'exhorter à sacrifier aux Graces, parcequ'il manquoit absolument d'agrément dans ses discours et dans ses manières. Il refusa, par la suite, des présents considérables d'Alexandre, en faisant observer aux envoyés chargés de les lui remettre la simplicité de sa manière de vivre. C'est lui aussi que les Athéniens dispensèrent un jour de préter un serment exigé par les lois, tant ils estimoient son caractère et sa parole.

(10) Cicéron dit, au sujet d'Aristote et de Théophraste

Hermippus, cité par Athénée, dans le passage dont j'ai déja parlé, dit que Théophraste, lorsqu'il donnoit ses leçons, étoit toujours vêtu avec beaucoup de recherche, et qu'ainsi que d'autres philosophes de son temps, il attachoit une grande importance à savoir relever sa robe avec grace.

(11) Il y a deux auteurs du même nom : l'un philosophe cynique, l'autre disciple de Platon. (La Bruyère.) Mais un Ménédème, péripatéticien, seroit trop inconnu pour que cette histoire que raconte Aulu-Gelle (livre XIII, chap. v), et que Heumann (In Actis Erud.. tom. III, page 675) traite de fable, puisse lui être appliquée. Pour donner à ce récit quelque degré de vraisemblance, il faut lire Eudeme, ainsi que plusieurs savants l'ont proposé. Ce philosophe, né dans l'ile de Rhodes, étoit un des disciples les plus distingués d'Aristote, qui lui a adressé un de ses ouvrages sur la morale, à moins que cet ouvrage ne soit d'Eudème lui-même, comme plusieurs savants l'ont cru.

(12) Après la mort de Théophraste, ils passèrent à Nélée, son disciple, par les successeurs duquel ils furent par la suite enfouis dans un lieu humide, de crainte que les rois de Pergame ne les enlevassent pour leur bibliothèque. On les déterra quelque temps après pour les vendre à Apellicon de Téos; et, après la prise d'Athènes par Sylla, ils furent transportés à Rome par ce dictateur. Ils avoient été fort endommagés dans le souterrain où ils avoient été cachés, et il paroît que les copies qu'on en a tirées n'ont pas été faites avec beaucoup de soin. Cependant je puis assurer ceux qui voudront travailler sur cet auteur que les manuscrits qui nous ont transmis ses ouvrages sont plus importants à consulter que ne l'ont cru jusqu'à présent les éditeurs.

(13) Un autre que le poëte tragique. ( La Bruyère.)

(14) On avoit accusé notre philosophe d'athéisme, et nous voyons dans Cicéron (De Nat. Deor., lib. I, cap. xiu) que les épicuriens lui reprochoient l'inconséquence d'attribuer une puissance divine tantôt à un esprit, tantôt au ciel, d'autres fois aux astres et aux signes célestes. La célèbre courtisane épicurienne Léontium a combattu ses idées dans un ouvrage écrit, au rapport de Cicéron, avec beaucoup d'élégance.

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