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Tinville, le tribunal révolutionnaire fonctionnait avec une rapidité qui ne fit que s'accroître de jour en jour depuis le supplice des Girondins jusqu'à la fin de la Terreur, c'est-à-dire pendant environ huit mois.

Les prisons de Paris renfermaient 8000 personnes; on n'en sortait que pour aller à l'échafaud, et les vides étaient immédiatement comblés.

Parmi les membres des diverses législatures que, sur l'ordre de Robespierre et du Comité de salut public, Fouquier-Tinville et son tribunal envoyèrent à l'échafaud, les plus célèbres sont Barnave, Chapelier, Thouret, d'Epremesnil, Manuel, Bailly, tous accusés d'avoir conspiré contre la République.

Il y eut pour Bailly une disposition exceptionnelle : le tribunal ordonna qu'en souvenir du 17 juillet, son exécution aurait lieu sur ce même champ de Mars, où, deux ans auparavant, il avait déployé le drapeau rouge contre l'émeute. Au sortir de l'audience, il fut donc conduit au champ de Mars. Pendant le trajet il fut en butte aux plus grossiers outrages; on crache sur lui; on lui brûle au visage un drapeau rouge; on le frappe entre les mains mêmes de ses gardes; on le couvre de boue; dépouillé de son habit, on le laisse près d'une heure exposé à une pluie glaciale, en attendant qu'on ait apporté et monté les pièces de l'échafaud, d'abord dans le champ de Mars, puis dans un fossé voisin, afin, disait-on, que le sol sacré du champ de la Fédération ne fût pas souillé par le sang d'un scélérat. Ferme, calme, intrépide, Bailly supporte tout sans se plaindre. Il frissonnait, cependant. «< Ah! >> s'écria l'un de ces hommes, « tu trembles, Bailly.- Oui, » répondit-il, « c'est de froid. »

Parmi les autres victimes, je citerai André Chénier, le charmant poëte (frère d'un autre poëte, conventionnel). André eut dans la prison, aux approches de la mort, de plus belles inspirations que jamais. Nous voyons, par des

vers qu'il y composa, quel mortel effroi glaçait alors tous les gens honnêtes, et dans quel isolement on laissait les proscrits:

Lorsqu'à l'agneau bêlant la sombre boucherie
Ouvre ses cavernes de mort,

Pasteurs, chiens et moutons, toute la bergerie
Ne s'informe plus de son sort.

Les enfants qu'amusaient ses ébats dans la plaine,
Les vierges aux belles couleurs

Qui le suivaient en foule, et sur sa blanche laine
Entrelaçaient rubans et fleurs,

Sans plus songer à lui le mangent, s'il est tendre.
Dans cet abîme enseveli,

J'ai le même destin; je m'y devais attendre;
Accoutumons-nous à l'oubli.

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Peut-être en de plus heureux temps

J'ai moi-même, à l'aspect des pleurs de l'infortune,
Détourné mes regards distraits.

A mon tour aujourd'hui mon malheur importune....
Vivez, amis, vivez en paix.

Tout le monde sait par cœur les vers qu'André Chénier fit en prison pour Mlle de Coigny, intitulés la Jeune captive.

Un autre poëte, Roucher, auteur des Mois, se fit peindre en prison, et envoya son portrait à sa femme et à ses enfants avec ces vers :

Ne vous étonnez point, objets charmants et doux,
Si quelque air de tristesse obscurcit mon visage;
Quand un crayon savant dessina cette image,
L'échafaud m'attendait, et je pensais à vous.

Parmi les innombrables victimes frappées à cette époque, nulle n'excita plus d'intérêt que Malesherbes.

Quand on l'amena dans la prison, tous les détenus se levèrent pleins de respect et de consternation. On va au

devant de lui, on soutient ses pas, on veut le faire asseoir sur le seul siége un peu commode qui fût dans la salle. « Vous accordez, » dit-il en souriant, « le fauteuil au doyen d'âge. >> Un des prisonniers s'écriait d'une voix étouffée : « Vous! vous! C'est M. de Malesherbes! Que voulez-vous? » répond-il; « je me suis avisé vers mes vieux ans d'être un mauvais sujet; on m'a mis en prison. Sa constance et sa simplicité ne se démentirent pas un instant. Après avoir lu son acte d'accusation, il dit : « Mais si cela avait au moins le sens commun ! » En descendant l'escalier pour aller au tribunal, il fit un faux pas : « C'est de mauvais augure, dit-il en souriant; << un Romain rentrerait chez lui. »

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Quand il parut devant le tribunal révolutionnaire, on dit que les juges fermaient ou détournaient les yeux. Malesherbes fut condamné à mort avec sa sœur, sa fille Mme de Rosambo, son gendre, sa petite-fille et son petitgendre Châteaubriand, frère du grand écrivain. En quittant la prison pour marcher au supplice, Mme de Rosambo aperçut Mlle de Sombreuil; car on avait ressaisi Sombreuil et un de ses fils, et Mlle de Sombreuil les avait suivis en prison. « Mademoiselle, » lui dit Mme de Rosambo, « vous avez eu le bonheur de sauver votre père, et moi j'aurai la consolation de mourir avec le mien. »

Tous ces meurtres ordonnés à Fouquier-Tinville par le Comité de salut public et surveillés par Henriot, commandant de la garde nationale, s'exécutaient d'abord sur la place de la Révolution, puis sur celle de la Bastille, puis à la barrière du Trône. Le nombre en devenait de jour en jour plus effrayant. Barrère, faisant allusion à la confiscation des biens des condamnés, disait : « La République bat monnnaie sur la place de la Révolution. » Il disait aussi : « Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. » Pendant les trois derniers mois du règne de la Terreur, les charretées de condamnés se succédaient plusieurs fois

par jour. Alors la comparution à l'audience n'était plus qu'une formalité dérisoire; le président se bornait à demander à l'accusé son nom, son état, et à lui dire : « Astu connaissance d'une conspiration?» La négative, sans discussion, était suivie de ces mots : « Tu n'as plus la parole; gendarmes, faites votre devoir. » L'accusé était sur-le-champ emmené. Les jugements étaient prononcés en masse, et les chariots qui attendaient les condamnés les traînaient à l'instant au supplice.

Des ressemblances de nom firent condamner un accusé pour un autre; et si l'erreur était reconnue, le président répondait : « Qu'importe, aujourd'hui ou demain? » Un jeune homme de vingt ans fut condamné comme coupable d'avoir un fils qui portait les armes contre sa patrie. On jugea la duchesse de Biron sur un acte d'accusation dressé contre son homme d'affaires. Quand on interrogea la maréchale de Mouchy, octogénaire, elle ne répondait rien, et quelqu'un dit qu'elle était sourde. « Eh bien! » dit Fouquier, » elle a conspiré sourdement.» Un vieillard, dont la langue est paralysée, ne peut répondre aux interpellations; Fouquier s'écrie: « Ce n'est pas la langue qu'il me faut, c'est la tête. En faisant de grand matin, dans la prison du Luxembourg, l'appel de ceux qui devaient comparaître devant le tribunal, un huissier appelle Loiserolles fils: il dormait et n'entendit pas; son père répond à sa place et part; les juges ne s'aperçoivent de rien, et envoient au supplice le père, heureux de mourir pour son fils.

Dans cette même prison du Luxembourg, un enfant de seize ans, nommé Mellet, s'entend appeler; éperdu, il court vers un ami de sa famille, en s'écriant : « Qu'ai-je donc fait? » On l'appelle de nouveau; on l'emmène, et le président, qui croyait juger un nommé Bellet, l'interroge. Or Bellet était un vieillard. « Mais, je m'appelle Mellet, » dit l'enfant,« je n'ai que seize ans. Tu en as soixante pour le crime, dit le président. « A mort. »

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Lavoisier, le plus illustre chimiste du XVIIIe siècle, condamné avec trente-trois autres anciens fermiers généraux, demandait quelques jours pour terminer une de ses belles découvertes. On lui répondit que la République n'avait pas besoin de chimistes.

Dans les départements, les représentants du peuple en mission exerçaient en même temps des cruautés semblables et peut-être pires. Un seul trait en fera juger. Dans une petite ville du département de Vaucluse, appelée Bedoin, l'arbre de la liberté fut coupé pendant une nuit très-noire, on ne sait par qui. Maignet, représentant du peuple en mission, fit périr une grande partie des habitants, détruisit par le feu toute la ville composée de cinq cents maisons, et édicta la peine de mort contre quiconque irait visiter les ruines.

J'ai hâte d'en finir. Ceux qui se signalèrent le plus par leurs cruautés furent à Arras Joseph Lebon, et à Nantes, Carrier. Carrier faisait périr par centaines ses victimes; il faisait lier des hommes et des femmes ensemble et les faisait jeter ainsi dans la Loire; il appelait cela des mariages républicains.

Dans toute la France et à Paris surtout, la terreur était telle que les citoyens exposaient le portrait de Marat dans l'endroit le plus apparent de leur demeure. Sur la porte de plusieurs maisons, comme sur celle de toutes les administrations publiques, à la légende républicaine : « Liberté, égalité, fraternitė, » on avait ajouté : « OU LA MORT. » A Paris on n'osait plus avoir ni chevaux ni voitures; au mot de domestique avait été substitué celui d'officieux. On ne paraissait dans les promenades, dans les rues et aux spectacles, qu'avec une veste courte, appelée carmagnole, un pantalon d'étoffe grossière, le cou entièrement découvert, ou garni d'une cravate rouge, un bonnet rouge et une énorme cocarde tricolore. Mais dès qu'on était dénoncé par un Jacobin, ou même simplement par un homme du

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