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Les conditions des ventes s'améliorent d'ailleurs depuis un an; les plus malades ont passé les premiers, et comme il arrive toujours en pareil cas, ce sont eux qui ont le plus souffert. Les terres se vendent maintenant dans les bons comtés presque aussi cher qu'en Angleterre, et dans les mauvais sur le pied de 5 à 6 p. 100. Que l'avenir de l'Irlande continue à s'éclaircir, les prix deviendront tout à fait satisfaisants.

Le symptôme le plus caractéristique qu'offrent ces ventes, c'est que la terre se divise sensiblement. Les commissaires, avec les 839 domaines expropriés à la fin de l'année 1852, avaient fait plus de 4,000 lots qui ont été achetés au prix moyen de 50,000 francs. On en a fait beaucoup de 1,000 livres sterling ou 25,000 francs, et ce ne sont pas ceux qui se sont le moins bien vendus. On s'applaudit généralement de cette division; ainsi se forme peu à peu ce qui manquait à l'Irlande, une classe moyenne. Tous les propriétaires ne sont pas absolument dépossédés; il en est qui conservent des fragments de leurs anciens estates, et dans beaucoup de cas ce fragment, devenu parfaitement liquide, est plus avantageux que le tout obéré. On n'est pas riche en proportion de l'étendue de terre qu'on possède, mais du revenu net qu'on en retire, et quand on peut augmenter le revenu en réduisant l'étendue, on ne doit pas hésiter.

Un autre fait non moins important à constater, c'est que les acquéreurs sont en grande majorité des Irlandais. On avait espéré attirer en Irlande des propriétaires comme des fermiers anglais ou écossais; les uns ont résisté comme les autres, et par les mêmes motifs, l'agriculture réclame aujourd'hui plus que jamais les capitaux, soit en Angleterre, soit en Écosse, et leur promet une rémunération suffisante sans qu'ils aient

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besoin de se déplacer. Il y a, d'ailleurs, à l'égard de l'Irlande une défiance traditionnelle qui ne s'effacera pas de sitôt. On n'aime pas le contact de la misère, on redoute le retour des Jacqueries, on déteste le papisme et les papistes. Demandez à un Anglais de transporter son capital en Irlande même en lui promettant 8 ou 10 p. 100, c'est, à peu de chose près, proposer à un Français de transporter le sien en Afrique, au milieu des Arabes. De là vient qu'un huitième seulement des propriétés vendues a été acheté par d'autres que des Irlandais, et la plupart de ces acquisitions ont été forcées, ceux qui les ont faites étant des créanciers qui n'ont pu trouver d'autre moyen de rentrer dans leurs créances. C'est, entre autres, ce qui est arrivé pour le Martins Estates; il est passé entre les mains d'une compagnie d'assurances sur la vie, créancière hypothécaire, qui cherche maintenant à vendre en détail.

Les sept autres huitièmes ont été en général achetés par d'anciens middlemen qui avaient, eux aussi, des hypothèques sur les domaines qu'ils administraient, comme il arrive toujours aux intendants de bonne maison; et il n'y a pas lieu de s'en affliger, puisque la propriété prend ainsi un caractère plus national.

Tel est donc le double mouvement qui s'accomplit en Irlande par le moyen de la dépopulation d'abord et de l'expropriation ensuite, la concentration de la culture et la division de la propriété, renfermées toutes deux dans de justes limites. La culture se concentre tout juste assez pour mettre un terme à l'extrême division, non pour enlever aux Irlandais la jouissance du sol. Dans sa détestable organisation rurale, l'Irlande avait un excellent élément qu'elle paraît devoir conserver, l'absence presque complète de journaliers proprement dits: presque tous ses cultivateurs pour

ront être tenanciers comme par le passé et à de meilleures conditions. Dautre part, la division de la propriété suffit pour la rendre plus accessible aux indigènes, c'est-à-dire pour lui faire perdre son caractère étranger et hostile, en même temps qu'elle lui ouvre la ressource du crédit.

Pour la petite propriété proprement dite, dont beaucoup d'excellents esprits, entre autres M. Stuart Mill, dans ses nouveaux Principes d'économie politique, avaient réclamé l'introduction; elle me paraît beaucoup moins désirable en présence de pareils faits. Probablement l'Irlande arrivera quelque jour à la petite propriété, c'est sa tendance naturelle; mais, pour le moment, sa population rurale est trop pauvre : elle a besoin de gagner dans la culture de quoi devenir propriétaire; il n'est pas de son intérêt d'y penser auparavant.

Le gouvernement anglais cherche à fournir à l'Irlande régénérée des capitaux et des débouchés. Il a offert, comme en Angleterre, aux propriétaires qui voudraient faire drainer leurs terres ou réparer leurs bâtiments et leurs chemins d'exploitation, de leur prêter 100 millions de francs, remboursables en vingtdeux ans par des annuités de 6 1/2 p. 100. Bon nombre 2p. d'entre eux ont accepté, et ces utiles travaux s'exécutent. Les banques irlandaises, dont l'histoire avait été féconde en catastrophes, ont pris une assiette nouvelle. Au temps des anciennes luttes, les demandes subites. de remboursement, run on the bank, étaient un des moyens les plus souvent employés par les agitateurs pour porter le désordre dans le pays. Ces perturbations dans la circulation sont désormais beaucoup moins à craindre. Les banques peuvent prendre sans danger un peu plus d'essor, et admettre plus de monde au bé

néfice de leurs opérations. Les chemins de fer commencent à couvrir l'île de leur réseau; on s'occupe d'améliorer les ports et les fleuves.

Le perfectionnement des moyens de communication se fait déjà sentir par la hausse des denrées agricoles sur tous les points. L'exportation, qui était autrefois un mal, puisqu'elle enlevait la subsistance du peuple sans compensation, devient un bien depuis que l'Irlande a moins de bouches à nourrir, et que la rente se paye davantage sur place.

Enfin l'enseignement agricole, dont l'Irlande avait bien besoin, a pris une large extension et fait partie d'un système général d'éducation populaire récemment organisé. L'Irlande possédait déjà depuis 1826 le collège agricole de Templemoyle, dans le comté de Londonderry, fondé par une société de souscripteurs, avec une subvention de 17,000 livres sterl. (425,000 francs), de la part des corporations de Londres qui possèdent la plus grande partie du comté; 60 élèves y recevaient l'instruction théorique et pratique; une ferme de 68 hectares, dirigée par un habile fermier écossais, était annexée à l'école. Une enquête spéciale avait constaté en 1843, dix-huit ans après sa fondation, que soit par ses élèves, soit par ses exemples, Templemoyle avait heureusement agi sur l'agriculture locale. Dans tous les collèges de l'Irlande, on avait fondé des chaires d'agriculture; mais l'enseignement agricole n'avait pu suffire pour lutter contre la mauvaise organisation du travail : c'est une semence qui exige, pour prospérer, de bonnes conditions économiques. Ces conditions étant désormais possibles, le moment de donner utilement un grand essor à l'enseignement est arrivé; de tous côtés s'élèvent des fermes-écoles, chaque comté en possède plusieurs. On

a organisé des cours nomades; de nouveaux missionnaires vont porter dans les pauvres villages la prédication agricole, on répand jusque dans les chaumières de petits livres à très bon marché. Rien n'est épargné pour porter à la connaissance du peuple les deux ou trois principes qui sont la base de toute bonne culture, la théorie des assolements, le bon emploi des engrais et amendements, l'art d'élever et d'engraisser le bétail.

Un des exemples les plus remarquables du nouveau système qui tend à s'établir, est l'état actuel de l'immense propriété que possède dans le comté de Kerry un des hommes les plus justement respectés de l'Angleterre, lord Lansdowne; cette terre n'a pas moins de 100,000 acres anglais ou 40,000 hectares: la plus grande partie en montagnes qui peuvent faire d'excellents pâturages, mais qui ne sont pas également propres à la culture; un vingtième seulement de cette superficie peut être cultivé avec avantage. Une population de plus de 16,000 âmes s'y était développée, et malgré les efforts persévérants du propriétaire, elle y vivait misérablement. Quand la famine est venue, un quart de cette population a péri, soit par la faim, soit par les maladies, sans qu'il ait été possible de la secourir; depuis, un autre quart a émigré. Grâce à l'argent qui arrive d'Amérique et aux avances que fait lord Lansdowne pour faciliter l'émigration, ce qui en reste de trop s'écoule avec une telle rapidité, que, dans peu de temps, elle pourrait bien être réduite des sept huitièmes. c'est-à-dire à 2,000 âmes seulement. On estime qu'il ne faut pas plus de bras pour la mettre en valeur. Les chaumières des anciens habitants, qui ne valaient pas 50 shillings chacune, tombent sous le marteau, et à leur place s'élèvent des maisons moins nombreuses,

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