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dit ; s'ils ne l'ont pas conçu parfaitement, j'avoue qu'ils n'auront rien à y apprendre.

Mais s'ils sont entrés dans l'esprit de ces règles, et qu'elles aient assez fait d'impression pour s'y enraciner et s'y affermir, ils sentiront combien il y a de différence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont peut-être écrit d'approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages.

Ceux qui ont l'esprit de discernement savent combien il y a de différence entre deux mots semblables, selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent. Croira-t-on, en vérité, que deux personnes qui ont lu et appris par ceur le même livre le sachent également? si T'un le comprend en sorte qu'il en sache tous les principes, la force des conséquences, les réponses aux objections qu'on peut y faire, et toute l'économie de l'ouvrage; au lieu qu'en l'autre ce soient des paroles mortes et des semences qui, quoique pareilles à celles qui ont produit des arbres si fertiles, sont demeurées sèches et infructueuses dans l'esprit stérile qui les a reçues en vain.

Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte; et c'est pourquoi l'incomparable auteur de l'ART DE CONFÉRER s'arrête avec tant de soin à faire entendre qu'il ne faut pas juger de la capacité d'un homme par l'excellence d'un bon mot qu'on lui entend dire: mais au lieu d'étendre l'admiration d'un bon discours à la personne, qu'on pénètre, ditil, l'esprit d'où il sort; qu'on tente s'il le tient de sa mémoire ou d'un heureux hasard; qu'on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s'il ressentira qu'on ne donne pas à ce qu'il dit l'estime que son prix mérite; on verra le plus souvent qu'on le lui fera désavouer sur T'heure, et qu'on le tirera bien loin de cette pensée meilleure qu'il ne croyoit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en

Montaigne. Voyez ses ESSAIS, Liv. III, ch. 8, qui a pour

litre : DE L'ART DE CONFÉRER. On pourroit être étonné que Pascal

donne ici l'épithète d'incomparable à ce philosophe, en voyant adleurs qu'il lui reconnoit de grands défauts; mais dans ses réflexions sur Épictète et Montaigne, où il montre les défauts de ce dernier, il lui donne encore la même épithète, et fait voir

dans quel sens il l'entend. Voyez ci-après, part. 1, art. x1, § 5.

(Note de l'édit. de 1787.)

son auteur; comment, par où, jusqu'où, il la possède autrement le jugement sera précipité.

Je voudrois demander à des personnes équitables, si ce principe, la matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser ; et celuici, je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l'esprit de Descartes et dans l'esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant.

En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n'en soit pas le véritable auteur, quand il ne l'auroit appris que dans la lecture de ce grand saint: car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l'aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouvent la distinction des natures matérielle et spirituelle, pour en faire un principe ferme et soutenu d'une métaphysique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s'il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu'il l'ait fait, et c'est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits, d'avec le même mot dans les autres qui l'ont dit en passant, qu'un homme plein de vie et de force d'avec un homme mort.

Tel dira une chose de soi-même, sans en comprendre l'excellence, où un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n'est plus le même mot, et qu'il ne le doit non plus à celui d'où il l'a appris, qu'un arbre admirable n'appartiendra pas à celui qui en auroit jeté la semence, sans y penser et sans la connoître, dans une terre abondante qui en auroit profité de la sorte par sa propre fertilité.

Les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur: infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant transplantées. Mais il arrive bien plus souvent qu'un bon esprit fait produire lui-même à ses propres pensées tout le fruit dont elles sont capables, et qu'ensuite quelques autres, ayant ouï estimer, les empruntent et s'en parent, mais sans en connoître l'excellence; et c'est alors que la différence d'un même mot, en diverses bouches, paroît le plus.

les

les mauvaises qualités de ce mélange.

Pour découvrir tous les sophismes et toutes les équivoques des raisonnements captieux, les logiciens ont inventé des noms barbares qui étonnent ceux qui les entendent ; et au lieu qu'on ne peut débrouiller tous les replis de ce nœud si embarrassé, qu'en tirant les deux bouts que les géomètres assignent, ils en ont marqué un nombre étrange d'autres où ceux-là se trouvent compris, sans qu'ils sachent lequel est le bon.

C'est de cette sorte que la logique a peut- | veloppées, et où elles demeurent sans effet, par être emprunté les règles de la géométrie sans en comprendre la force; et ainsi en les mettant à l'aventure parmi celles qui lui sont propres, il ne s'ensuit pas de là que les logiciens soient entrés dans l'esprit de la géométrie; et s'ils n'en donnent pas d'autres marques que de l'avoir dit en passant, je serai bien éloigné de les mettre en parallèle avec les géomètres qui apprennent la véritable manière de conduire la raison. Je serai, au contraire, bien disposé à les en exclure, et presque sans retour. Car de l'avoir dit en passant, sans avoir pris garde que tout est renfermé là-dedans, et, au lieu de suivre ces lumières, s'égarer à perte de vue après des recherches inutiles, pour courir à ce qu'elles offrent, et qu'elles ne peuvent donner, c'est véritablement montrer qu'on n'est guère clairvoyant, et bien moins que si l'on n'avoit manqué de les suivre, que parcequ'on ne les avoit pas aperçues.

La méthode de ne point errer est recherchée de tout le monde. Les logiciens font profession d'y conduire, les géomètres seuls y arrivent, et hors de leur science et de ce qui l'imite, il n'y a point de véritables démonstrations; tout l'art en est renfermé dans les seuls préceptes que nous avons dit; ils suffisent seuls, ils prouvent seuls; toutes les autres règles sont inutiles ou nuisibles. Voilà ce que je sais par une longue expérience de toute sorte de livres et de personnes, Et sur cela je fais le même jugement de ceux qui disent que les géomètres ne leur donnent rien de nouveau par ces règles, parcequ'ils les avoient en effet, mais confondues parmi une multitude d'autres inutiles ou fausses dont ils ne pouvoient pas les discerner, que de ceux qui, cherchant un diamant de grand prix parmi un grand nombre de faux, mais qu'ils ne sauroient pas en distinguer, se vanteroient, en les tenant tous ensemble, de posséder le véritable; aussibien que celui qui, sans s'arrêter à ce vil amas, porte la main sur la pierre choisie que l'on recherche, et pour laquelle on ne jetoit pas tout le

Et ainsi, en nous montrant un nombre de chemins différents, qu'ils disent nous conduire où nous tendons, quoiqu'il n'y en ait que deux qui y mènent, et qu'il faut savoir marquer en particulier, on prétendra que la géométrie, qui les assigne certainement, ne donne que ce qu'on tenoit déja d'eux, parcequ'ils donnoient en effet la même chose, et davantage; sans prendre garde que ce présent perdoit son prix par son abondance, et qu'il ôtoit en ajoutant.

Rien n'est plus commun que les bonnes choses il n'est question que de les discerner; et il est certain qu'elles sont toutes naturelles et à notre portée, et même connues de tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n'est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l'excellence de quelque genre que ce soit. On s'élève pour y arriver, et on s'en éloigne. Il faut le plus souvent s'abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que chaque lecteur croit qu'il auroit pu faire; la nature, qui scule est bonne, est toute familière et commune.

Je ne fais donc pas de doute que ces règles, étant les véritables, ne doivent être simples, naïves, naturelles, comme elles le sont. Ce n'est pas Barbara et Baralipton qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l'esprit; les manières tendues et pénibles le remplissent d'une sotte présomption, par une élévation étrangère et par une enflure vaine et ridicule, au lieu d'une nourriture solide et vigoureuse. L'une des raisons principales qui éloignent le plus ceux qui entrent dans ces connoissances, du véritable Le défaut d'un raisonnement faux est une ma- chemin qu'ils doivent suivre, est l'imagination ladie qui se guérit par les deux remèdes indi- qu'on prend d'abord que les bonnes choses sout qués. On en a composé un autre d'une infinité inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, d'herbes inutiles, où les bonnes se trouvent en-hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je

reste.

voudrois les nommer basses, communes, fami- | de la nature; et que de ce que lui paroîtra ce

lières : ces noms-là leur conviennent mieux; je hais les mots d'enflure.

ARTICLE IV.

Connoissance générale de l'homme.
I.

La première chose qui s'offre à l'homme quand il se regarde, c'est son corps, c'est-à-dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais, pour comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il la compare avec tout ce qui est audessus de lui et tout ce qui est au-dessous, afin de reconnoître ses justes bornes.

Qu'il ne s'arrête donc pas à regarder simplement les objets qui l'environnent; qu'il contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu'il considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; que la terre lui paroisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit 1; et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour n'est lui-même qu'un point très délicat à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'approche de l'étendue de ces espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c'est un des plus grands caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.

Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné

Pascal s'exprime ici d'après les idées populaires conformes

petit cachot où il se trouve logé, c'est-à-dire ce monde visible, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, et soi-même, son juste prix.

Qu'est-ce que l'homme dans l'infini? Qui peut le comprendre? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connoît les choses les plus délicates. Qu'un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointudans res, des veines dans ces jambes, du sang ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces et ses conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peutêtre que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abyme nouveau. Je veux lui peindre, non seulement l'univers visible, mais encore tout ce qu'il est capable de concevoir de l'immensité de la nature, dans l'enceinte de cet atome imperceptible. Qu'il y voie une infinité de mondes, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que premiers ont donné, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos. Qu'il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes par leur petitesse que les autres par leur étendue. Car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'étoit pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit maintenant un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard de la dernière petitesse où l'on ne peut arriver?

les

Qui se considérera de la sorte s'effraiera, sans doute, de se voir comme suspendu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abymes de l'infini et du néant, dont il est également éloigné. Il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que, sa curiosité se chan

au système de Ptolémée, qui faisoit tourner le soleil et les planètes autour de la terre, regardée comme le centre de l'univers. Cependant Copernic avoit, dès l'an 1550, publié son sys-geant en admiration, il sera plus disposé à les lerne, ou plutôt celui de Pythagore, ou de Philolaus son disciple;

et, après la découverte des télescopes par Galilée, en 4610, les savants en avoient reconnu l'évidence.

contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Car, enfin, qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes, et son être n'est pas moins distant du néant d'où il est tiré que de l'infini où il est englouti.

Son intelligence tient dans l'ordre des choses intelligibles le même rang que son corps dans l'étendue de la nature; et tout ce qu'elle peut faire est d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses dans un désespoir éternel d'en connoître ni le principe ni la fin. Toutes choses sont sorties du néant, et portées jusqu'à l'infini. Qui peut suivre ces étonnantes démarches? L'auteur de ces merveilles les comprend; nul autre ne peut le faire.

Cet état, qui tient le milieu entre les extrêmes, se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit nous assourdit, trop de lumière nous éblouit, trop de distance et trop de proximité empêchent la vue, trop de longueur et trop de brièveté obscurcissent un discours, trop de plaisir incommode, trop de consonnances déplaisent. Nous ne sentons ni l'extrême chaud ni l'extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles. Nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit; trop et trop peu de nourriture troublent ses actions; trop et trop peu d'instruction l'abêtissent. Les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étoient pas, et nous ne som

mes point à leur égard. Elles nous échappent,

ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C'est ce qui resserre nos connoissances en de certaines bornes que nous ne passons pas, incapables de savoir tout, et d'ignorer tout absolument. Nous sommes sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants entre l'ignorance et la connoissance; et si nous pensons aller plus avant, notre objet branle et échappe à nos prises; il se dérobe et fuit d'une fuite éternelle : rien ne peut l'arrêter. C'est notre condition naturelle, et toutefois la plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du desir d'approfondir tout, et d'édifier une tour qui s'élève jusqu'à l'infini. Mais tout notre édifice craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abymes.

II.

Je puis bien concevoir un homme sans mains, sans pieds; et je le concevrois même sans tête, si l'expérience ne m'apprenoit que c'est par-là qu'il pense. C'est donc la pensée qui fait l'être de l'homme, et sans quoi on ne peut le concevoir. Qu'est-ce qui sent du plaisir en nous? Est-ce la main? est-ce le bras? est-ce la chair? est-ce le sang? On verra qu'il faut que ce soit quelque chose d'immatériel.

III.

L'homme est si grand, que sa grandeur paroît même en ce qu'il se connoît misérable. Un arbre ne se connoît pas misérable : il est vrai que c'est être misérable que de se connoître misérable; mais aussi c'est être grand que de connoître qu'on est misérable. Ainsi toutes ses misères prouvent sa grandeur; ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi dépossédé.

IV.

Qui se trouve malheureux de n'être pas roi, sinon un roi dépossédé? Trouvoit-on Paul Émile malheureux de n'être plus consul? Au contraire, tout le monde trouvoit qu'il étoit heureux de l'al'être toujours. Mais on trouvoit Persée si malvoir été, parceque sa condition n'étoit pas de heureux de n'être plus roi, parceque sa condition étoit de l'être toujours, qu'on trouvoit étrange qu'il pût supporter la vie. Qui se trouve malheureux de n'avoir qu'une bouche? et qui ne se trouve malheureux de n'avoir qu'un œil? On ne s'est peut-être jamais avisé de s'affliger de n'avoir pas trois yeux; mais on est inconsolable de n'en avoir qu'un.

V.

Nous avons une si grande idée de l'ame de l'homme, que nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés, et de n'être pas dans l'estime d'une ame; et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.

Si d'un côté cette fausse gloire que les hommes cherchent est une grande marque de leur misère et de leur bassesse, c'en est une aussi de leur excellence; car, quelques possessions qu'il

la vérité, et d'être heureux; mais il n'a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante. Je voudrois donc porter l'homme à desirer d'en trouver, à être prêt et dégagé des passions pour la suivre où il la trouvera; et sachant combien sa connoissance s'est obscurcie par les passions, je voudrois qu'il haït en lui la concupiscence qui la détermine d'elle-même, afin qu'elle ne l'aveuglàt point en faisant son choix, et qu'elle ne l'arrêtât point quand il aura choisi.

ait sur la terre, de quelque santé et commodité | qu'il s'aime : il a en lui la capacité de connoître essentielle qu'il jouisse, il n'est pas satisfait, s'il n'est dans l'estime des hommes. Il estime si grande la raison de l'homme, que, quelque avantage qu'il ait dans le monde, il se croit malheureux, s'il n'est placé aussi avantageusement dans la raison de l'homme. C'est la plus belle place du monde : rien ne peut le détourner de ce desir, et c'est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l'homme. Jusque-là que ceux qui méprisent le plus les hommes, et qui les égalent aux bêtes, veulent encore en être admirés, et se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment; la nature, qui est plus puissante que toute leur raison, les convainquant plus fortement de la grandeur de l'homme, que la raison

ne les convainc de sa bassesse.

VI.

L'homme n'est qu'un roseau le plus foible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraseroit, l'homme seroit encore plus noble que ce qui le tue, parcequ'il sait qu'il meurt; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale.

VII.

IX.

Je blâme également, et ceux qui prennent le parti de louer l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de le divertir; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

:

Les stoïques disent Rentrez au-dedans de vous-mêmes, et c'est là où vous trouverez votre repos : et cela n'est pas vrai. Les autres disent : Sortez dehors, et cherchez le bonheur en vous divertissant: et cela n'est pas vrai. Les maladies viennent : le bonheur n'est ni dans nous, ni hors de nous; il est en Dieu et en nous.

X.

La nature de l'homme se considère en deux

manières : l'une selon sa fin, et alors il est grand et incompréhensible; l'autre selon l'habitude, comme l'on juge de la nature du cheval et du chien, par l'habitude d'y voir la course, et aniVoilà les deux voies qui en font juger diversemum arcendi; et alors l'homme est abject et vil.

Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui fairement, et qui font tant disputer les philosophes; trop voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est en- Il n'est pas né à cette fin, car toutes ses actions car l'un nie la supposition de l'autre : l'un dit : core plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre ; mais il est très avantageux de lui re- quand il fait ces actions basses. Deux choses iny répugnent; l'autre dit : Il s'éloigne de sa fin

présenter l'un et l'autre.

VIII.

Que l'homme donc s'estime son prix. Qu'il s'aime, car il a en lui une nature capable de bien; mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu'il se méprise, parceque cette capacité est vide; mais qu'il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu'il se haïsse,

struisent l'homme de toute sa nature: l'instinct et l'expérience.

XI.

Je sens que je peux n'avoir point été : car le moi consiste dans ma pensée; donc moi qui pense n'aurois point été, si ma mère eût été tuée avant que j'eusse été animé. Donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éter

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