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carré en général, qui ne peut être tracée ni dans le cerveau ni sur du papier.

Que si on demande pourquoi Dieu a voulu que les corps singuliers ne fussent pas intelligibles, mais que nous ne les puissions apercevoir que par le moyen de nos sens, en voici, ce me semble, la raison. La capacité de notre esprit étant bornée, et ne devant pas même être toute employée à la connaissance des corps, Dieu n'a pas jugé à propos que nous connussions tous les corps singuliers, ce qui aurait été presque à l'infini. Il a donc cru qu'il fallait qu'il y eût en nous quelque raison de connaître les uns plutôt que les autres, et que ce fût principalement par rapport à la conservation de notre corps; et c'est pour cela qu'il nous a donné les sens. qui sont des organes corporels qui, étant frappés en diverses manières par de petits corps qui y causent des mouvements, sont une occasion à notre âme de porter son attention vers l'endroit d'où ses corpuscules nous semblent partir pour venir frapper nos sens; mais ayant par là les perceptions ou idées des corps singuliers, il est aisé à notre esprit, en séparant de cette idée ce qu'elle a de singulier, ou d'en faire une idée générale, ou de réveiller celle qu'il en a déjà, de la manière que nous avons dit dans le chap. vi; et par là ce qui est contenu dans cette idée, c'est-à-dire dans cette perception abstraite, devient intelligible, parce qu'il peut alors être conçu par une pure intellection. Et ainsi, de quelque manière que l'on considère les choses matérielles, ou comme singulières, ou comme universelles, il n'y a nulle raison de dire qu'elles ne pussent être aperçues par notre esprit; d'où il s'ensuit que de quelque côté qu'on se tourne, il n'y a rien qui puisse donner de la vraisemblance à cet étrange paradoxe, que quand nous regardons les corps qui nous environnent, et même notre propre corps, c'est-àdire quand nous tournons nos yeux vers eux, ce ne sont pas ces corps matériels que nous voyons, mais des corps intelligibles.

CHAPITRE XII.

De la manière dont l'auteur de la Recherche de la Vérité veut que nous voyions les choses en Dieu. Qu'il a parlé peu exactement, ou beaucoup varié, touchant les choses qu'il prétend que l'on voit en Dieu.

Nous avons déjà vu que cet auteur n'a pris tant de soin de bien établir la philosophie des étres représentatifs distingués des perceptions, auxquels il donne le nom d'idées que pour nous obliger de reconnaître, comme une chose très avantageuse à la religion,

qu'il n'y a que Dieu qui puisse faire à l'égard des esprits la fonction de cet étres représentatifs; et qu'ainsi c'est en Dieu que nous voyons toutes choses.

C'est dans ce dessein qu'il a supposé que ces étres représentatifs ne pouvaient être unis à notre âme, et lui donner moyen de voir les objets de dehors qu'en cinq manières, afin qu'après avoir montré les inconvénients des quatre premières, il ne restât plus que la dernière qu'il faudrait nécessairement embrasser. Et c'est par là aussi qu'il commence le chap. vi, p. 199, qui a pour titre : Que nous voyons toutes choses en Dieu.

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Nous avons examiné dans les chapitres précédents, quatre « différentes manières dont l'esprit peut voir les objets de dehors, « lesquelles ne nous paraissent pas vraisemblables. Il ne reste plus « que la cinquième, qui paraît seule conforme à la raison, et la plus propre pour faire connaître la dépendance que les esprits « ont de Dieu dans toutes leurs pensées. »

J'aurais bien des choses à dire sur les preuves qu'il apporte contre les quatre premières de ces cinq manières; car il y en a qui me semblent très faibles : mais cela serait fort inutile, car il importe peu de savoir s'il a bien ou mal combattu des opinions qui n'ont aucune apparence de vérité.

On peut aussi remarquer qu'étant quelquefois si difficile en preuves, qu'il prétend qu'on n'en doit point admettre qui ne forcent. par leur évidence à se rendre à ce qu'on propose, il s'est contenté à bien moins dans cette rencontre; quoiqu'il n'y ait rien dans tout son livre dont il ait parlé avec tant de chaleur et tant de zèle que de cette nouvelle découverte. Car rien assurément ne ressemble moins à de véritables démonstrations que les raisons qu'il apporte pour établir une opinion si extraordinaire.

Mais je ne pense pas les devoir non plus examiner; parce que l'on sait assez que ce qui n'a aucune apparence de vérité ne peut être appuyé d'aucune bonne raison. Or, je crois qu'il suffit de représenter ce qu'il dit en expliquant de quelle manière nous voyons toutes choses en Dieu, pour reconnaître qu'il n'y eut jamais rien de plus mal inventé, de plus inintelligible, et de plus mal propre à nous faire apercevoir les objets matériels que nous souhaitons de connaître.

Une des premières preuves du peu de solidité de cette nouvelle doctrine, c'est que celui qui nous la propose comme une merveilleuse découverte, n'a rien de ferme sur tout cela, et qu'il en parle tantôt d'une façon, tantôt d'une autre.

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Les amplifications ne conviennent pas à des discours dogmatiques, où l'on ne doit rien avancer que d'exactement vrai. Pourquoi donc dire dans le titre d'un chapitre « que nous voyons toutes « choses en Dieu ?» Pourquoi le répéter toujours en ce même chapitre ? Pourquoi conclure les preuves que l'on a apportées par ces paroles : Voilà quelques raisons qui peuvent faire croire que les esprits aperçoivent toutes choses, par la présence intime de celui qui comprend tout dans la simplicité de son être. » Et un peu plus bas : « Il n'y a que Dieu qui nous puisse éclairer en nous représentant toutes choses,» pour nous venir dire ensuite qu'il s'en faut bien que Dieu, uni à notre âme en qualité d'étre représentatif, nous représente toutes choses, puisqu'il ne nous représente ni notre propre âme, ni les âmes des autres hommes, ni les esprits angéliques, qui sont tous des choses qui devraient sans comparaison y être bien plutôt représentées que les choses matérielles, puisqu'ils participent davantage à la perfection de son être, étant créés à sa ressemblance et à son image.

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Toutes choses se réduisent donc aux choses matérielles et aux nombres. Et encore, pour les choses matérielles, il en excepte, dans les Éclaircissements, toutes celles qui existent, et généralement tous les êtres singuliers, ce qui comprend tous les ouvrages de Dieu. Car c'est ce qu'il nous fait entendre, lorsqu'il dit, en la page 542. « Il est, ce me semble, fort utile de considérer que l'esprit ne connaît les objets de dehors qu'en deux manières : par lumière et par sentiment. Il voit les choses par lumière, lorsqu'il en a une idée claire, et qu'il peut, en consultant cette idée, découvrir toutes les propriétés dont elles sont capables. Il voit les choses par sentiment, lorsqu'il ne trouve point en lui-même « d'idée claire de ces choses pour la consulter, qu'il ne peut ainsi « en découvrir clairement les propriétés, qu'il ne les connaît que par un sentiment confus, sans lumière et sans évidence. C'est « par la lumière et par une idée claire que l'esprit voit les essen<< ces des choses, les nombres et l'étendue. C'est par une idée « confuse ou par sentiment, qu'il juge de l'existence des créatures, et qu'il connaît la sienne propre. On ne peut douter après cela qu'il ne prenne pour la même chose voir par lumière et voir par une idée claire. Or, il n'y a que les essences des choses, les nombres, et l'étendue, qu'il dit que nous voyons par lumière et par une idée claire : il n'y a donc que cela que nous voyons en Dieu. Voilà un grand retranchement du mot de toutes choses.

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Et afin qu'on ne croie pas qu'il ait seulement apporté les essences

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des choses, les nombres et l'étendue, pour des exemples des choses que nous voyons par lumière et par une idée claire; mais qu'il n'a pas prétendu qu'il n'y ait que cela seul que nous voyons en cette manière, c'est-à-dire, que nous voyons en Dieu, il s'explique si clairement en la page suivante qu'il n'y a pas lieu de douter qu'il ne restreigne à ces trois choses ce que nous voyons en Dieu, ou, ce qui est la même chose, ce que nous connaissons par lumière ou par idée claire. «De là, dit-il, on peut juger que c'est en Dieu ou « dans une nature immuable que l'on voit tout ce qu'on connaît « par lumière ou idée claire. » C'est donc à cela qu'il restreint ce que l'on voit en Dieu, « non-seulement parce que l'on ne voit par « lumière que les nombres, l'étendue et les essences des êtres, lesquelles ne dépendent point d'un acte libre de Dieu, ainsi que j'ai dit, mais encore parce qu'on connaît ces choses d'une manière « très parfaite. Or, toutes les créatures que Dieu a faites dépendent d'un acte libre de Dieu : donc en s'arrêtant à ce qu'il dit en cet endroit-là, qui contient ses dernières pensées sur cette matière, on en doit conclure que nous ne voyons en Dieu aucun des ouvrages de Dieu.

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Mais comment accorder cela avec ce qu'il dit dans le chapitre même où il commence à parler à fond de cette matière, et à prouver que nous voyons toutes choses en Dieu. C'est le chapitre vi de la deuxième partie du livre III. « Il est, dit-il, absolument néces« saire que Dieu ait en lui-même les idées de tous les êtres qu'il « a créés, puisque autrement il n'aurait pu les produire... Il est « donc certain que l'esprit peut voir en Dieu les ouvrages de Dieu, supposé que Dieu veuille bien lui découvrir ce qu'il y a en Dieu qui le représente. » Et un peu plus bas : « Nous croyons aussi « que l'on connaît en Dieu les choses changeantes et corruptibles, quoique saint Augustin ne parle que des choses immuables et incorruptibles, parce qu'il n'est pas nécessaire pour cela de « mettre quelques imperfections en Dieu, puisqu'il suffit que Dieu « nous fasse voir ce qu'il y a dans lui qui a rapport à ces choses.» C'était donc en ce temps-là les ouvrages de Dieu, les étres que Dieu a créés, les choses changeantes et corruptibles, aussi bien que les immuables et incorruptibles, que nous voyons en Dieu. Et maintenant ce n'est plus cela nous n'y voyons, plus que ce qui ne dépend point des actes libres de Dieu, d'où ont dépendu certainement tous les êtres qu'il a créés.

Je ne vois pas même qu'il demeure ferme et constant dans la restriction qu'il fait des choses que l'on voit en Dieu, quand il les

réduit aux nombres, à l'étendue et à l'essence des étres. Car dans le chapitre vii de la deuxième partie du livre III, il dit qu'il y a quatre manières par lesquelles notre esprit connaît les choses: 1o par elles-mêmes; 2o par leurs idées (c'est-à-dire, par des êtres représentatifs, qui, selon lui, ne se trouvent qu'en Dieu); 3o par conscience ou sentiment intérieur; 4o par conjecture. Or, il ne met que les corps et les propriétés des corps dans cette deuxième classe des choses qu'il prétend ne se pouvoir connaître qu'en la deuxième manière, c'est-à-dire par leurs idées, ce qui est la même chose que d'être vues en Dieu. Et cela a rapport à beaucoup d'autres endroits de son livre, où il réduit aux choses matérielles ce que nous ne pouvons voir par soi-même, mais seulement par des êtres représentatifs distingués des perceptions. Il semble donc que selon cela il ne devrait pas mettre les nombres abstraits, qui font l'objet de l'arithmétique et de l'algèbre, entre les choses qui ne peuvent être vues qu'en Dieu, puisque ces sortes de nombres ne sont point des corps, ni des propriétés des corps, et qu'ils n'ont rien en euxmêmes de matériel, pouvant également être appliqués aux choses spirituelles et corporelles.

Et en effet, je ne vois pas pourquoi, selon cet auteur, les nombres abstraits ne pourraient être connus qu'en Dieu. Car, selon lui, il n'y a que les choses qui ont besoin d'être vues par des êtres représentatifs qui sont vues en Dieu, et c'est seulement ce qui ne peut être intimement uni à notre âme, qui a besoin d'être vue par un être représentatif. Or, les nombres abstraits sont intimement unis à notre âme, puisqu'ils ne sont que dans notre âme, quoique les choses nombrées, pour parler ainsi, soient hors d'elle: donc les nombres abstraits n'ont pas besoin d'être vus en Dieu.

Je trouve une semblable variation au regard des vérités immuables et éternelles. Il dit en quelques endroits qu'on ne les voit point en Dieu, et en d'autres qu'on les y voit.

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Il déclare, en la page 203 « que son sentiment n'est pas que l'on « voie en Dieu ces vérités, et qu'il n'est pas en cela de l'avis de saint Augustin. Nous ne disons pas, dit-il, que nous voyons Dieu « en voyant les vérités éternelles, comme dit saint Augustin, mais « en voyant les idées de ces vérités; car les idées sont réelles, mais

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l'égalité entre ces idées, qui est la vérité, n'est rien de réel. Quand, par exemple, on dit que du drap que l'on mesure a trois « aunes, le drap et les aunes sont réelles, mais l'égalité entre les « aunes et le drap n'est point un être réel, ce n'est qu'un rapport qui « setrouve entre les trois aunes et le drap. Lorsqu'on dit que 2 fois

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