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Celle-ci demanda: "Du moins m'aimera-t-il ? - Oui. — Vous me trompiez donc. Je serai trop heu

reuse."

5

"Tu n'auras même pas l'amour d'un autre cour," Dit la vieille à l'enfant blanche comme la neige. Celle-ci demanda : “Moi, du moins, l'aimerai-je? - Oui. - Que me disiez-vous ? J'aurai trop de bonheur.”

-Poèmes divers, 1869.

LES LARMES

IO

J'aurai cinquante ans tout à l'heure;
Je m'y résigne, Dieu merci !
Mais j'ai ce très grave souci:
Plus je vieillis, et moins je pleure.
Je souffre pourtant aujourd'hui
Comme jadis, et je m'honore
De sentir vivement encore
Toutes les misères d'autrui.

15

20

Oh! la bonne source attendrie
Qui me montait du caur aux yeux !
Suis-je à ce point devenu vieux
Qu'elle soit près d'être tarie?
Pour mes amis dans la douleur
Pour moi-même, quoi? plus de larme
Qui tempère, console et charme,
Un instant, ma peine ou la leur !
Hier encor, par ce froid si rude,
Devant ce pauvre presque nu,
J'ai donné, mais sans être ému,
J'ai donné, mais par habitude;
Et ce triste veuf, l'autre soir,

Sans que de mes yeux soit sortie
Une larme de sympathie, -
M'a confié son désespoir.

25

30

Est-ce donc vrai? Le coeur se lasse,
Comme le corps va se courbant.
En moi seul toujours m'absorbant
J'irais, vieillard à tête basse?

5

Non! C'est mourir plus qu'à moitié !
Je prétends, cruelle nature,
Résistant à ta loi si dure,
Garder intacte ma pitié.

IO

Oh! les cheveux blancs et les rides !
Je les accepte, j'y consens ;
Mais au moins, jusqu'en mes vieux ans,
Que mes yeux ne soient pas arides !
Car l'homme n'est laid ni pervers
Qu'au regard sec de l'égoisme,
Et l'eau d'une larme est un prisme
Qui transfigure l'univers.

- Les Paroles sincères, 1890.

15

POUR TOUJOURS
"Pour toujours !" me dis-tu, le front sur mon épaule.
Cependant nous serons séparés. C'est le sort.
L'un de nous, le premier, sera pris par la mort
Et s'en ira dormir sous l'if ou sous le saule.

20

25

Vingt fois, les vieux marins qui flânent sur le môle
Ont vu, tout pavoisé, le brick rentrer au port.
Puis, un jour, le navire est parti vers le Nord.
Plus rien. Il s'est perdu dans les glaces du pôle.
Sous mon toit, quand soufflait la brise du printemps,
Les oiseaux migrateurs sont revenus, vingt ans;
Mais, cet été, le nid n'a plus ses hirondelles.
Tu me jures, maitresse, un éternel amour;
Mais je songe aux départs qui n'ont point de retour.
Pourquoi le mot "toujours" sur des lèvres mortelles ?

-Les Paroles Sincères, 1890.

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30

THE SYMBOLISTS

Baudelaire sought the extraordinary. In Les Fleurs du Mol (1857), the principal motifs are the ennui which haunts him, the miseries and shame of humanity which obsess him, and, above all, the idea of death which pursues him. The cult of beauty, the gift of imagery and the use of symbol, foreshadowing Verlaine, are the outstanding characteristics of his verse.

“De la musique avant toute chose” is the basic principle in the creed of the Symbolistic School, among whose poets the most famous is Verlaine. Verlaine's verse is music with all its haunting rhythms, its vague nuances and its all-pervading melancholy. Instead of narrating a story or describing external phenomena as did the Parnassians, the Symbolistic School attempts, through the use of musical phrase and the imprecise language of suggestion, to reinduce in the reader the mood or meaning of the poet.

BAUDELAIRE

(1821-1867)

PRÉFACE

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

5

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiment dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.

590

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Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste 546
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

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Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

IO

Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre âme, hélas ! n'est pas assez hardie.

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants
Dans la ménagerie infâme de nos vices,

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1

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde;

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C'est l'Ennui ! - L'ail chargé d'un pleur involontaire,
Il rêve d'échafauds en fumant son houka.597
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
-- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !

- Fleurs du Mal, 1857.

L'ALBATROS

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Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons trainer à côté d'eux.

5

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!

10

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

-Ibid.

HYMNE À LA BEAUTÉ

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme
O Beauté? Ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.

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Tu contiens dans ton cil le couchant et l'aurore;
Tu répands des parfums comme un soir orageux;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.

20

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

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Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques,
De tes bijoux l’Horreur n'est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.

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