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grande popularité : les Memorie d'un Esule, par le comte Arrivabene. En 1820, Silvio Pellico dit un jour à M. Arrivabene : « Il faut des so» ciétés secrètes pour régénérer l'Italie, il faut se faire carbonaro. >> Ce serait une folie, répondit-il. On peut servir l'Italie sans s'affilier » à aucune secte. » Ce propos répété a amené le long emprisonnement du comte Arrivabene et lui a valu près de trente ans d'exil. - Et où est le crime? dira-t-on.

Écoutez ce raisonnement des juges autrichiens : « Pellico vous a confié qu'il était affilié au carbonarisme. Votre devoir était de le dénoncer au gouvernement. Vous ne l'avez pas fait ; vous êtes coupable, en conséquence, du délit de non-révélation, puni de l'emprisonnement perpétuel. »

Voilà ce qu'on trouve dans cet intéressant récit tracé par M. Amédée Roux. M. Arrivabene s'est tu, a souffert, a été oublié pendant trente années, mais son heure est venue, et l'histoire de son emprisonnement et de son exil se trouve ainsi publiée, non pas seulement en Italie, mais dans les Revues parisiennes.

On voit que la littérature a peu de place au milieu des préoccupations présentes; on agit, on raconte, on étudie peu. Comme le dit parfaitement, dans la Revue des Deux-Mondes, M. Ch. de Mazade, en annonçant les Lettres de Leopardi, ce poëte mélancolique qui a été le Goethe, le Byron et le Lamartine de l'Italie: Notre siècle ne s'ennuie plus; il ne se perd plus dans les nuages de la rêverie ou dans les subtiles inquiétudes de la passion : il est devenu positif. Si ce brave Werther était encore de ce monde, il ne se tuerait pas... René ne se complairait plus à dépeindre les orages désirés qui devaient l'emporter. On fait encore des romans: mais ceux qui se lisent sont vifs, robustes, pleins d'action et de réalité, comme le Valvédre, de madame Sand, dans la Revue des Deux-Mondes. Quant à ceux qui se lisent peu, ils ressemblent aux Patriciens de Paris, de M. Ch. d'Héricault, dans la Revue européenne. -On s'occupe encore des arts, mais il faut que la critique frappe, comine dans la Gazette des Beaux-Arts, les yeux des lecteurs distraits, et pour lui parler de M. Ingres, par exemple, mette devant elle les plus belles reproductions de l'œuvre du maître. On ne travaille plus en lisant on veut apprendre vite ou se délasser, et les Revues qui suivent les besoins du public trahissent ainsi toutes les préoccupations réelles qui agitent les hommes d'intelligence.

T. CAMPENON.

LES LIVRES.

LITTÉRATURE FRANÇAISE.

LES RÉSULTATS DE LA RÉVOLUTION.

L'état de la France en 1789, par PAUL BOITEAU. (Perrotin.) — Varia. (Michel Lévy.) - Le savoir-vivre en politique, par DESLOGES. (Librairie artistique, rue Croix-des-Petits-Champs, 4.)

On regrette souvent de n'avoir pas vécu dans telle grande époque pour mieux la connaître; nous croyons qu'on a tort : les événements ne sont jamais équitablement jugés par des contemporains, qui en voient très-bien les détails, très-peu l'ensemble, et très-mal les conséquences. Il y a autour de tout grand fait un désordre, une mêlée, comme dans les batailles; le soldat qui les engage et qui les gagne s'en rend moins compte que le spectateur tranquillement à l'abri deux lieues plus loin. C'est ainsi, au travers des passions d'une lutte, que nous voyons depuis quelques mois, sans nous en douter, s'accomplir en Italie une révolution qui, sans avoir toute la portée de la Révolution française, en reproduit les tendances et en développe les principes. Déjà il serait possible d'y signaler les caractères qui ont marqué le mouvement national de 1789 en France et celui de 1648 en Angleterre. D'abord un élan enthousiaste, plein d'ensemble, entraînant toutes les classes, ne faisant qu'un de toute la nation, soit contre les excès d'un régime politique, soit contre l'injustice d'une domination étrangère. Puis une période d'agitations diffuses, où les notions précises du droit et de la légalité s'effacent devant les dures nécessités de la force et les violences des ambitions personnelles. Mais la troisième période, qui est la plus importante, est encore à venir : c'est celle des résultats acquis, c'est le moment où toute lutte cesse, où l'on peut se retourner en arrière pour voir le chemin parcouru et constater les progrès réalisés. On ne pouvait pas plus juger en 1790, ou même à la fin du règne de la Terreur, des résultats de la Révolution, qu'on ne peut actuellement connaître la future situation de l'Italie. Les grands arrêts que porte l'histoire ont besoin de l'éloignement et de la distance, et il est parfois utile de le rappeler pour suspendre l'opinion et le jugement du public.

Cela est si vrai, que depuis soixante-dix ans personne n'a eu l'idée de faire l'excellent travail publié par M. Boiteau. Parmi les Constituants, parmi tous les historiens de la Révolution, il n'en est pas un qui ait

décrit, chiffre par chiffre, détail par détail, l'armée, les finances, le clergé, la justice, l'administration, l'agriculture, les hauts conseils, le commerce, tels qu'ils étaient réglés avant 1789. Il semble qu'une vue d'ensemble, un jugement général sur les événements les plus graves, soient interdits à ceux qui y ont pris part activement. C'est là cependant le côté pratique et essentiel de l'histoire. Il faut qu'on puisse supputer, comme le banquier qui arrête chaque année ses livres, ce qu'un pays a gagné en un demi-siècle. Les détails, les faits, les caractères personnels, les souffrances endurées, se réunissent pour former une somme de progrès, et prennent les formes mathématiques d'un budget.

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Qu'on n'accuse point de matérialisme un tel système historique. Tout se traduit, en somme, dans l'histoire, par le progrès, et le progrès ne peut mieux se préciser que par des chiffres. On ne renonce pas, d'ailleurs, au droit d'apprécier la moralité de chaque fait et de flétrir le mal; mais quand on parle des maux causés par les révolutions, il faut leur appliquer la règle théologique de saint Thomas, relative aux arguments contre la bonté de Dieu Deus est auctor mali quod est pœna, non autem mali quod est culpa. On doit distinguer les maux qui sont la faute propre des révolutions, de ceux qui ne sont que la conséquence ou le châtiment de fautes antérieures. La grande erreur des partis est de confondre les personnes, les acteurs plus ou moins intéressants, avec les événements, et de ne pas voir qu'un mouvement juste peut sortir d'un rouage défectueux.

M. Boiteau ne fait pas de personnalités; il ne nomme personne. Son livre n'est pas un récit, mais un inventaire. Et pour former cet énorme dossier politique, il a fait mille recherches qui se traduisent en détails et en chiffres éloquents. Que peut-on répondre, par exemple, à une proportion arithmétique comme celle-ci? En 1789 la vie moyenne était de vingt-huit ans; elle touche maintenant à quarante ans en soixantedix ans, la Révolution a donc acquis plus de onze ans d'existence pour chacun des enfants qui naissent sur la terre de France. Elle a créé une géographie politique égale et forte, à côté de divisions territoriales basées sur la plus choquante inégalité. La sénéchaussée de Poitiers comptait 692,810 habitants, celle de Gex 7,462; le parlement de Paris étendait sa juridiction sur 10,000,000 d'habitants, celui de Pau sur 260,000. L'impôt est réparti, grâce à la Révolution, avec uniformité avant elle, le Limousin payait 50 p. 100, tandis que le Périgord payait 22. Elle a réparti de même la propriété foncière entre près de 5,000,000 de citoyens, tandis qu'avant elle le clergé et la noblesse possédaient plus du quart des terres. Et qu'était-ce que la noblesse? Un groupe de

85,000 personnes, dont 18,000 seulement étaient en état de porter les armes et de rendre ainsi quelques services à la France en compensation de tant de priviléges. Le reste de l'armée se recrutait par l'entremise des racoleurs, pour trente livres, sur le pont Neuf. Qu'était-ce que le clergé? Un grand corps composé de 250,000 membres, possédant au moins 500,000,000 de rentes, et jouissant de 20,000 bénéfices distribués par le roi. On pouvait recevoir le titre de chanoine et le bénéfice affecté à ce titre dès l'âge de sept ans. En 1789, Geoffroy Saint-Hilaire, âgé de douze ans, était chanoine. Là aussi régnait l'inégalité : tel évêque, celui de Strasbourg, par exemple, touchait 400,000 francs, celui de Saint-Brieuc 12,000.

Nous ne pouvons que donner une très-faible idée, par ces quelques détails, du livre de M. Boiteau. C'est la suite, le complément de toute histoire de la Révolution. On peut lui reprocher sans doute des erreurs: il n'indique souvent pas assez clairement que certains abus étaient déjà réprimés avant 1789; il fait trop peu de cas des monuments de l'ancienne législation, que, sur beaucoup de points, la Constituante et l'Empire ont simplement codifiés; en matière de finances, malgré des développements très-curieux, il est parfois obscur. Mais il faudrait posséder des connaissances universelles pour reconstituer une société écroulée qui ignorait la statistique, et dont l'unité était absente. Ce n'est pas, du reste, en niant les chiffres, en contredisant le tableau, en présentant des documents contraires, qu'on attaque l'œuvre de la Révolution; ses adversaires se bornent à opposer aux faits des récriminations, et quand on les force à toucher du doigt le progrès, ils répondent en parlant de Marat et de Carrier.

L'auteur du Savoir-vivre en politique procède ainsi, et son livre démontre admirablement l'utilité de celui de M. Boiteau. — C'est là son

plus grand mérite. Étant certain de posséder la vérité politique, il croit de son devoir d'en faire profiter le monde, et tout son système se rẻsume à peu près dans ces deux axiomes: L'on ne peut pas être homme d'honneur si on n'est pas légitimiste, et les révolutionnaires dans la société montrent tous les goûts de l'homme sauvage. Ces théories peuvent être amusantes par leur exagération même; on peut se distraire en feuilletant un livre où se trouvent çà et là des assertions semblables : Les rois de Naples étaient libéraux, et s'ils bâillonnaient la Révolution, c'était pour assurer le bien-être et la liberté de leurs sujets...

...

Louis-Philippe a fait plus de mal à la société que Marat, Carrier, etc., car ces monstres ont fait détester la Révolution à tous les honnêtes gens, tandis que Louis-Philippe l'a fait aimer à quelques braves

gens à courte vue. Mais on ne doit pas trop accuser M. Desloges : c'est un enfant terrible qui redit tout haut et maladroitement ce que certaines gens disent tout bas. Nous lui avons déjà reconnu une qualité; ajoutons encore qu'il a le mérite de la franchise: mais que cet éloge lui suffise.

Ceux qui depuis tant d'années ne trouvent à répéter que les mêmes historiettes sont bien mal inspirés. Si on veut à tout prix découvrir une tache dans l'ordre de choses nouveau issu de 1789, ce n'est pas en regrettant ce qui a été détruit, c'est en étudiant la voie nouvelle dans laquelle l'esprit français a été jeté qu'on pourra la voir. Nous sommes de ceux qui tiennent à l'héritage de la Révolution, mais nous ne nous bornons pas à demander à le conserver: nous voulons l'améliorer et l'accroître. La Révolution nous a trop habitués à faire triompher la raison d'État, à rechercher une unité idéale, à sacrifier la liberté à l'égalité,

à rêver en toutes choses une centralisation absolue.

Déjà M. Renan a, dans ses Essais de morale et de critique, résumé sur ce point, sous une forme un peu paradoxale, les idées qui germent depuis longtemps, mais voici qu'une publication réduite les développe avec une grande force. Nous sommes assez embarrassé pour parler de Varia. Sous ce titre sont réunis un travail excellent et lumineux sur les complications de l'Allemagne, une forte appréciation du libéralisme de Tacite, des articles sur la Papauté et l'Italie, les Franchises de l'historien, les Avantages de la province, et jusqu'à une petite nouvelle intitulée le Marquis de Sablon. Est-ce donc une revue? est-ce un journal?

Nullement, c'est une œuvre collective dont il ne nous appartient pas de rechercher les auteurs, qui sont tous évidemment des gens de cœur et de science. Il nous appartient encore moins de les suivre dans tous les développements de leur pensée; mais nous remarquons avec bonheur que la décentralisation est prêchée par les auteurs de Varia avec un merveilleux entrain.

Ici les ressources intellectuelles dont disposent nos départements sont passés en revue: Dans notre siècle éminemment démocratique, dit l'auteur, il s'est élevé une nouvelle sorte d'aristocratie plus tyrannique qu'aucune de celles qui l'ont précédée... La centralisation a confisqué au profit du petit nombre la faculté qui revient à tout homme d'exercer sur son semblable l'influence de la critique. — Là les devoirs de la génération nouvelle sont étudiés en détail et résumés ainsi : Élever chacun au plus haut degré possible de dignité morale par l'esprit et les habitudes de la liberté. Donner à chacun la plus grande somme possible de bien-être par le progrès des actes industriels et de la science éco

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