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le public ait encore préféré ou égalé aucun de ces imitateurs à celui qu'ils ont tâché de copier.

Un d'eux, le plus hardi, mais non pas le plus sage,

a pris le titre orgueilleux de Théophraste moderne: et c'est, dit-on, celui qui approche le plus de la Bruyère. Mais s'il le suit, ce n'est qu'à la trace et de bien loin, comme l'a montré depuis peu un écrivain (1), qui, après avoir assez bien découvert les défauts du Théophraste moderne, n'a pas toujours rendu justice à la Bruyère. Ce qui soit dit sans conséquence. Car outre qu'on a déjà repoussé (2) les attaques de ce nouveau critique (3), je ne voudrois pas me brouiller encore avec lui, après m'être attiré sur les bras un adversaire aussi redoutable que Vigneul-Marville.

XIX. Enfin, je vois terre, comme disoit Diogène le cynique. Il ne me reste plus qu'à examiner quelques réflexions de notre critique sur les personnes qui ont approuvé le livre de la Bruyère. Si ce ne sont pas des esprits superficiels, dit-il d'abord, je puis bien assurer que ce sont, ou des gens qui lisent des

(1) Dans un livre intitulé: Sentimens critiques sur les caractères de la Bruyère.

(2) Dans un livre intitulé: Apologie de la Bruyère, ou réponse à la critique des Caractères de Théophraste.

(3) C'est, dit-on communément, Vigneul - Marville fui-même,

livres superficiellement et sans examen, ou des per sonnes qui se trouvent dans l'obligation de louer la Bruyère. Je vous laisse à penser, après ce que nous venons de voir, s'il lui sied bien de parler ainsi.

Il nomme ensuite quelques-uns de ces approbateurs, dont il tâche de diminuer l'autorité.

XX. Le premier est le P. Bouhours, qui, dit-il, a élevé la Bruyère jusqu'aux nues, le rangeant entre les auteurs célèbres qui ont fourni à son recueil de pensées choisies. Cela, ajoute-t-il, s'est fait, je crois, autant par politique qu'autrement. Il le croit, à la bonne heure; mais que nous importe de savoir ce qu'il croit, s'il ne nous apprend le fondement de sa croyance? Un autre n'a qu'à faire imprimer qu'il croit le contraire; et les voilà à deux de jeu, lui et Vigneul - Marville, tout aussi avancés l'un que l'autre. Et qui des deux croirons-nous après cela? Mais tout à prendre, continue nontre censeur', toujours sur le ton d'un homme qui veut être cru sur sa parole, je ne pense pas que jamais le P. Bouhours ait loué absolument la Bruyère, et sans restriction mentale. Il est trop habile Jésuite pour avoir fait ce coup-là purement et simplement. Voilà ce qu'on appelle offenser les gens sans raison et sans aucune nécessité. D'ailleurs, ajoute-t-il, si la Bruyère est un excellent écrivain, il faut dire que toutes les règles du P. Bouhours sont fausses; ce que ce père ne croit pas, ni moi non plus. Si ce n'est-là perdre impunément de

L'encre

Pencre et du papier, qu'on me dise ce que ce peut être: car pour moi je n'y vois autre chose que des paroles qui ne signifient rien. Quelles sont donc ces règles que la Bruyère a violées? Sont-ce toutes les règles du P. Bouhours, ou quelques-unes seulement? Et puis, ces règles sont-elles fondées sur un usage incontestable, ou sur l'autorité de celui qui les a publiées? Peut-on condamner un homme sans instruire son procès ? Et le moyen d'instruire un procès sans en avoir les pièces! Vigneul-Marville néglige un peu trop les formes, pour un homme qui a étudié en droit civil.

D'ailleurs, à voir la manière dont il parle de l'estime que le P. Bouhours a fait paroître publiquement pour le livre de la Bruyère, ne diroit-on pas que le P. Bouhours ne l'a loué qu'en termes vagues, et sans donner aucune raison de son estime? C'est pourtant tout le contraire; car non content de dire que la Bruyère pense d'une manière solide et agréable, il tire des Caractères de ce siècle des pensées qui sont effectivement pleines de solidité, d'agrément, et de délicatesse. Par exemple, après avoir dit que la pensée d'un ancien sur l'avantage qu'ont les Grands de faire du bien aux petits, lui semble très-belle et très-noble, il ajoute: Un auteur moderne, c'est-à-dire, la Bruyère, tourne agréablement la même pensée en satyre: « Les Grands se » piquent, dit-il, d'ouvrir une allée dans une forêt, Tome II. Cc

» de soutenir des terres par de longues murailles, » de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces » d'eau, de meubler une orangerie; mais de rendre » un cœur content, de combler une ame de joie, » de prévenir d'extrêmes besoins, ou d'y remédier, leur curiosité ne s'étend pas jusques-là ».

Vigneul-Marville croyoit-il cet endroit mal pensé et plus mal exprimé ? Pourquoi ne le faisoit-il pas voir, en corrigeant ce qu'il y avoit de faux, et en l'exprimant d'une manière plus fine et plus agréable? C'étoit-là le vrai moyen de plaire au public, en censurant le livre de la Bruyère : c'est par-là qu'il pouvoit donner de l'autorité à sa critique, affoiblir le témoignage du P. Bouhours, et plaire à ses lecteurs en les instruisant.

«Il y a, dit ailleurs la Bruyère, un pays où » les joies sont visibles, mais fausses; et les chagrins » cachés, mais réels.

» La vie de la cour, dit-il encore, est un jeu » sérieux, mélancolique, qui applique. Il faut » arranger ses pièces et ses batteries; avoir un » dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, » hasarder quelquefois, et jouer de caprice: et » après toutes ces rêveries et toutes ces mesures »on est échec, quelquefois mat, le plus fou l'em» porte et le plus heureux ».

Le P. Bouhours a trouvé à propos d'insérer ces deux passages dans son recueil de pensées ingénieuses;

et, selon lui, ces sortes de définitions ou de descriptions où l'antithèse joue un peu, ont quelque chose de bien agréable. Vigneul-Marville est-il d'un autre avis? Croit-il que le P. Bouhours n'a pas parlé de bonnefoi en cette occasion, ou qu'il a eu tort de louer ces pensées, qui, selon lui, sont fausses et grossièrement exprimées? Que ne faisoit-il donc voir ce qu'elles avoient de faux? Ou s'il ne les croit pas fausses, mais seulement assez mal tournées, pourquoi ne leur donnoit-il pas un tour plus vif et plus agréable pour nous convaincre tout d'un coup de la beauté de son esprit, du peu d'adresse de la Bruyère et du mauvais goût du P. Bouhours? Mais il est encore temps d'en venir à cette épreuve. Qu'il nous fasse voir cette rare merveille, et nous le regarderons comme le phénix des écrivains de ce siècle.

XXI. Après le P. Bouhours, notre critique met en jeu l'abbé Fleury, qui, dans son remercîment à l'Académie Françoise, fit l'éloge de la Bruyère dont il prenoit la place, en ces termes : « Le public fait »tôt ou tard justice aux auteurs; et un livre lu » de tout le monde, et souvent redemandé, ne » peut être sans mérite. Tel est l'ouvrage de cet ami dont nous regrettons la perte si prompte, si » surprenante, et dont vous avez bien voulu que » j'eusse l'honneur de tenir la place: ouvrage » singulier en son genre, et au jugement de

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