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accueillir. L'impartialité, qui est pour les voyageurs une obligation de convenance, devient ainsi une dette de gratitude.

Nous avons été assez heureux pour passer quelques heures avec M. de Cavour, et pour pouvoir apprécier par nous-mêmes la finesse d'esprit, la lucidité de jugement et l'imperturbable sérénité de résolution qui distinguent cet homme d'État. M. Peruzzi, son collègue, qui assistait à cette soirée, dirige avec talent le département des travaux publics.

J'ai retrouvé à Turin M. Farini, avec qui j'avais eu le plaisir de faire connaissance à Parme, quand il était dictateur dans les Romagnes. M. Farini est un des hommes les plus distingués de l'Italie, et de plus un partisan décidé de l'extension des relations internationales. J'ai retrouvé également M. Minghetti, maintenant ministre de l'intérieur, et le marquis Pepoli, que j'avais vus, il y a deux ans, à Bologne. Tous deux ont bien voulu me remettre des documents intéressants sur les institutions actuelles de l'Italie, documents que nous comptons utiliser dans notre prochain numéro. Ce n'est pas le seul avantage que j'aie récolté de mon excursion, dans l'intérêt de la Critique française. Je me suis assuré à Turin le concours de deux correspondants excellents. L'un est un jeune Français de beaucoup de mérite, M. Fleury, qui habite l'Italie depuis plusieurs années; l'autre est M. Crispi, qui a joué un rôle important dans les derniers événements et a longtemps habité Paris, pendant qu'il était en exil. Je m'étais lié d'amitié avec lui. Il est aujourd'hui député pour Sicile. Je crois faire plaisir aux lecteurs de la Revue en leur annonçant que M. Crispi m'a promis de nous adresser le récit de quelques-uns des incidents de l'histoire contemporaine dont il a été le témoin ou l'acteur.

la

Mais il est temps de borner cette énumération. On n'en finirait pas si l'on citait tous les noms d'hommes connus et intéressants qui se gravent dans la mémoire quand on passe quelques jours dans cette ville, où s'agitent de si grands intérêts.

ERNEST DESMAREST.

CHRONIQUE GÉNÉRALE.

LES REVUES.

Les événements qui s'accomplissent depuis quelque temps occupent toutes les Revues; nous ne pouvons pas les suivre dans le détail des faits, mais il nous est permis d'indiquer les idées et les principes qu'elles défendent. Ce qu'il y a de plus frappant dans le spectacle auquel nous assistons, c'est le calme, la rapidité, l'ensemble avec lequel tout tombe ou s'organise : cela ne tient pas seulement à ce que la guerre n'est plus autant dans les mœurs, mais aussi à ce que de nouvelles lois morales tendent à s'établir et à constituer un droit nouveau. Le droit des gens fait place au droit des nationalités, et à côté de cette espèce de code philosophique, sans autre tribunal que la conscience des États, qui a contribué à régir la civilisation, il se crée pour chaque peuple, pour chaque race, des constitutions, des nécessités, des besoins qu'on avait jusqu'ici méconnus. Ce mouvement, qu'on l'appelle civilisation, progrès ou révolution, entraîne chaque gouvernement, et les Revues qui examinent à distance ce que les journaux discutent en détail ne peuvent rester étrangères à ce courant, qui a une importance plus que politique. Voilà pourquoi il n'est question partout et presque uniquement que de la Hongrie, de l'Italie, de l'Amérique ou de la Pologne. Ouvrez le Correspondant, la Revue des Deux-Mondes, les Revues européenne ou contemporaine, c'est le même thème diversifié selon les passions de chacune, mais fidèlement suivi dans son ensemble.

Ceux qui se placent en dehors de ces passions, et qui sont bien forcés de s'en isoler, peuvent du moins tirer des conclusions et voir les idées et les résultats au-dessus des faits. Nous trouvons dans le Correspondant un article de M. Galitzin, qui indique bien l'idée mère du mouvement dont la Russie est le théâtre. Qu'on n'y voie que l'émancipation des serfs, c'est le détail; mais tout ce bruit, toute cette agitation, toutes ces réformes annoncées, promises, accordées enfin, indiquent, pour ceux qui savent ce que les mots veulent dire, une révolution en Russie. Il n'y a pas qu'un seul moule pour les révolutions, et elles ne sont pas forcées de se précipiter dans la voie ouverte en Angleterre ou en France; il y a

mille tangentes qui conduisent aussi directement au but que la ligne droite. M. Galitzin le reconnaît: La question qui préoccupe la Russie n'est pas seulement l'amélioration du sort des serfs, c'est une réforme sociale, le bouleversement complet de l'ordre de choses établi. Voilà, en effet, que subitement, par la force même des choses, qui a une puissance trop méconnue, l'esclavage disparaît de l'Europe : l'État qui méconnaissait le plus la propriété et la liberté, qui sont sœurs, les unit et les affranchit toutes deux en un jour.

Il y a en Russie 10,858,357 serfs (du sexe masculin, qui seul entre en ligne de compte; les femmes sont au nombre de 11,426,519); 47,000 propriétaires en possèdent moins de 21, 35,000 moins de 100, 19,000 moins de 500, 2,000 moins de 1,000; 1,459 en possèdent plus de 1,000, et le plus riche d'entre eux, le comte Chrémétif, en a plus de 100,000. Le gouvernement en émancipe immédiatement un certain nombre, et permet aux autres d'acheter, à un taux fixé, une quantité de terres déterminée, dont l'acquisition totale constituera leur émancipation absolue. C'est en 1869 que cette œuvre gigantesque sera réalisée complétement. M. Galitzin signale ce qu'il y a à regretter, à son point de vue, dans le système suivi pour arriver à ce but: il redoute le joug des 150,000 employés que le gouvernement va mettre à la tête des paysans et qui remplaceront les seigneurs ; il eût préféré que la Russie, au lieu de laisser aux serfs le soin d'acheter progressivement leur liberté, les rachetât directement. Cela aurait coûté un milliard, mais M. Galitzin admet qu'on aurait pu d'abord, par voie d'amortissement et d'accroissement d'impôt pesant sur les nouveaux propriétaires, puis en vendant une partie des domaines de la Couronne et en concédant des chemins de fer, couvrir rapidement cette somme.

Ce n'est pas à nous d'entrer dans ces questions de chiffres. La question de l'émancipation des serfs a d'ailleurs été traitée à fond, dans ce numéro même, par M. Tchitcherine, qui est bien plus compétent que nous pour parler de ce qui se passe dans son pays. Mais qu'importe la forme, quand le résultat est immense? C'est ce résultat, qui sera un des faits les plus considérables de notre époque, qu'une saine philosophie doit envisager. L'État qui représentait le mieux les idées politiques anciennes arrive tout à coup, par la loi de pondération qui empêche un pays de rester trop en arrière des autres, à faire succéder à la forme de la servitude antique, sans petites propriétés, sans classes intermédiaires, ce système temporaire des propriétés morcelées agglomérées autour d'une administration créée par l'État. A ce régime succédera bientôt, que M. Galitzin l'attende patiemment, la commune

moderne avec sa liberté propre, et quand les communes ont une véritable force dans un État, l'État lui-même est puissant et indépendant.

Il ne faut pas trop s'effrayer de cette bureaucratie, qui est une des plaies de la Russie: Les garçons de bureau ont trop gouverné et gouvernent encore trop l'Europe, dit M. de Saint-Marc Girardin, au sujet de la même question, dans la Revue des Deux-Mondes. Ce n'est là qu'un mal momentané, et quand les hommes d'État seront parvenus à se comprendre eux-mêmes, ce qui n'est pas toujours facile, et à comprendre les besoins nouveaux de leurs pays, ils remplaceront les garçons de bureau. Ce qu'il y a de bon dans des mouvements semblables, c'est qu'ils en amènent d'autres : au système d'équilibre d'État à État succède le système d'équilibre dans chaque État même. La Russie ne pouvait émanciper ses serfs sans émanciper la Pologne, et par la sujétion où elle tenait la Pologne, ainsi que le fait remarquer M. de Calonne dans la Revue européenne, elle s'est interdit chez elle toute réforme sérieuse, tout avancement dans la civilisation, tout progrès dans le mode de gouvernement.

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Voici que maintenant le tour de la Pologne arrive la Revue curopéenne trace fidèlement l'histoire du mouvement admirable dont elle a été le théâtre. Dans ce pays, si habitué par l'essence de ses mœurs aux fureurs des anciennes diètes, le comte Zamoyski a su développer le goût. des réunions agricoles. Il a groupé tous les propriétaires dans de véritables comices. Quoi de plus légal et de moins inquiétant pour la Russie? Mais un jour il s'est trouvé, tant la vérité a de puissance pour se faire jour et soulever les chaînes, que ces pacifiques assemblées représentaient réellement ce pays, qui n'avait plus d'existence politique; du sein de ces comices si peu redoutables, il s'est élevé une acclamation si puissante qu'elle a été entendue par la Russie. Maintenant faut-il à la Pologne une royauté propre, comme le demande M. de Calonne? Lui suffit-il d'être gouvernée par l'empereur de Russie à titre de roi, comme elle l'a été de 1815 à 1830, ainsi que l'a rappelé M. Saint-Marc Girardin? Ce sont là des questions de formes étrangères à notre cadre, et dont l'importance incontestable n'est cependant que secondaire auprès du principe d'émancipation même qui triomphe.

En voyant ce spectacle, on se rassure: c'est le triomphe du principe de diversité. Quand il n'y a qu'un grand empire pour centraliser la civilisation, cet empire peut tomber et entraîner la civilisation avec lui. Mais le contre-poids s'établit vite dès qu'il y a plusieurs centres de lumières de la contradiction jaillit bientôt l'unité, et ceux qui veulent

rester le plus étrangers au mouvement ne peuvent ni lutter longtemps, ni même se tuer moralement. Ils survivent et se convertissent,

On doit attendre de ce principe la solution de toutes les questions qui agitent nos Revues : l'Allemagne est préoccupée de la situation faite au duché de Holstein par le Danemark. La Prusse, qui ne veut pas de liberté pour elle, en réclame pour le Holstein, et M. Geffroy, dans la Revue des Deux-Mondes, raconte l'histoire de cette lutte, qui s'éternise l'existence du Danemark est compromise, et cependant l'Europe est intéressée à ce que la clef de la Baltique reste entre les mains du Danemark; - d'un autre côté, la crise américaine, dont nous avons déjà parlé ici, continue et trouve un écho dans tous les recueils périodiques. Pour nous, qui n'entrons pas dans toutes ces luttes, nous en attendons la fin, bien sûr de ce qu'elle sera; sans connaître l'issue, nous savons le résultat d'avance. Nous ne croyons pas que les principes qui soutiennent les causes justes puissent jamais avoir le dessous.

Il y a une puissance nouvelle qui empêche les injustices et le triomphe trop prolongé des mauvaises causes : c'est l'imprimerie, c'est la presse. Tous ceux qui souffrent se font entendre maintenant; tout se dit, tout se sait. Nous ne voulons pas parler de ces brillantes pages écrites par M. Maxime Du Camp dans la Revue des Deux-Mondes et qui font si merveilleusement connaître l'expédition de Garibaldi : M. Du Camp est un de ceux qui peignent et racontent le mieux, et, on le suit avec tant de charme, qu'il semble, dans des incidents de voyages pacifiques et pittoresques, assister aux péripéties de la plus grande guerre; il dit si bien tout ce qu'il a vu, qu'on croit avoir tout vu; nous faisons allusion aux excellents articles que M. Saint-Marc Girardin publie dans la Revue des Deux-Mondes sous ce titre Voyageurs en Orient. Partout où un chrétien a souffert en Syrie, où s'est accomplie une iniquité solitaire, il se trouve maintenant un consul, un voyageur, un passant qui fait son enquête et publie aux quatre coins de l'Europe le récit du crime. M. Saint-Marc Girardin a reconstitué patiemment l'histoire douloureuse de l'administration turque; il montre ce pays dépeuplé et attendant un libérateur : En Amérique le désert recule; en Orient le désert avance... Que gagne l'Europe à respecter les œuvres de la barbarie? Je ne voudrais pas répondre, dit-il en concluant, qu'après avoir soutenu les Turcs pendant quelque temps, la nation chrétienne ne les vaincra pas et ne s'emparera pas de la Syrie, surtout si cette nation chrétienne croit que la Syrie est une route de l'Inde. En parlant de cette publicité admirable donnée maintenant à toute plainte juste, nous pensons aussi à un ouvrage que signale la Revue européenne et qui obtient en Italie une

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