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pressions naissent dans l'action, et coulent de source; se livrer, après une certaine préparation, à son génie et aux mouvements qu'un grand sujet peut inspirer: qu'il pourroit enfin s'épargner ces prodigieux efforts de mémoire, qui ressemblent mieux à une gageure qu'à une affaire sérieuse, qui corrompent le geste et défigurent le visage; jeter au contraire, par un bel enthousiasme, la persuasion dans les esprits, et l'alarme dans le cœur, et toucher ses auditeurs d'une tout autre crainte que de celle de le voir demeurer court.

Que celui qui n'est pas encore assez parfait pour s'oublier soi-même dans le ministère de la parole sainte ne se décourage point par les règles austères qu'on lui prescrit, comme si elles lui ôtoient les moyens de faire montre de son esprit, et de monter aux dignités où il aspire: quel plus beau talent que celui de prêcher apostoliquement? et quel autre mérite mieux un évêché? Fénelon en étoit-il indigne? auroit-il pu échapper au choix du prince que par un autre choix?

CHAPITRE XVI.

Des esprits forts.

Les esprits forts savent-ils qu'on les appelle ainsi par ironie? Quelle plus grande foiblesse que d'être incertain quel est le principe de son être, de sa vie, de ses sens, de ses connoissances, et quelle en doit être la fin? Quel découragement plus grand que de douter si son ame n'est point matière comme la pierre et le reptile, et si elle n'est point corruptible comme ces viles créatures? n'y a-t-il pas plus de force et de grandeur à recevoir dans notre esprit l'idée d'un être supérieur à tous les ètres, qui les a tous faits, et à qui tous se doivent rapporter; d'un être souverainement parfait, qui est pur, qui n'a point commencé et qui ne peut finir, dont notre ame est l'image, et, si j'ose dire, une portion comme esprit et comme immortelle ?

religion; et l'esprit foible, ou n'en admet aucune, ou en admet une fausse : or l'esprit fort, ou n'a point de religion, ou se fait une religion; donc l'esprit fort c'est l'esprit foible.

J'appelle mondains, terrestres ou grossiers, ceux dont l'esprit et le cœur sont attachés à une petite portion de ce monde qu'ils habitent, qui est la terre; qui n'estiment rien, qui n'aiment rien au-delà: gens aussi limités que ce qu'ils appellent leurs possessions ou leur domaine, que l'on mesure, dont on compte les arpents, et dont on montre les bornes. Je ne m'étonne pas que des hommes qui s'appuient sur un atome chancellent dans les moindres efforts qu'ils font pour sonder la vérité; si avec des vues si courtes ils ne percent point, à travers le ciel et les astres, jusqu'à Dieu même; si, ne s'apercevant point ou de l'excellence de ce qui est esprit, ou de la dignité de l'ame, ils ressentent encore moins combien elle est difficile à assouvir, combien la terre entière est au-dessous d'elle, de quelle nécessité lui devient un être souverainement parfait qui est Dieu, et quel besoin indispensable elle a d'une religion qui le lui indique, et qui lui en est une caution sûre. Je comprends au contraire fort aisément qu'il est naturel à de tels esprits de tomber dans l'incrédulité ou l'indifférence, et de faire servir Dieu et la religion à la politique, c'est-à-dire à l'ordre et à la décoration de ce monde, la seule chose, selon eux, qui mérite qu'on y pense.

Quelques uns achèvent de se corrompre par de longs voyages, et perdent le peu de religion qui leur restoit; ils voient de jour à autre un nouveau culte, diverses mœurs, diverses cérémonies; ils ressemblent à ceux qui entrent dans les magasins, indéterminés sur le choix des étoffes qu'ils veulent acheter : le grand nombre de celles qu'on leur montre les rend plus indifférents; elles ont chacune leur agrément et leur bienséance : ils ne se fixent point, ils sortent sans emplette.

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Il y a des hommes qui attendent à être dévots. et religieux que tout le monde se déclare impie Le docile et le foible sont susceptibles d'im- et libertin : ce sera alors le parti du vulgaire ; ils pressions : l'un en reçoit de bonnes, l'autre de sauront s'en dégager. La singularité leur plaît mauvaises ; c'est-à-dire que le premier est per- dans une matière si sérieuse et si profonde; ils suadé et fidèle, et que le second est entêté et ne suivent la mode et le train commun que dans corrompu. Ainsi l'esprit docile admet la vraie | les choses de rien et de nulle suite qui sait

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même s'ils n'ont pas déja mis une sorte de bravoure et d'intrépidité à courir tout le risque de l'avenir? Il ne faut pas d'ailleurs que, dans une certaine condition, avec une certaine étendue d'esprit, et de certaines vues, l'on songe à croire comme les savants et le peuple.

L'on doute de Dieu dans une pleine santé, comme l'on doute que ce soit pécher que d'avoir un commerce avec une personne libre1 : quand l'on devient malade, et que l'hydropisie est formée, l'on quitte sa concubine, et l'on croit en Dieu.

Il faudroit s'éprouver et s'examiner très sérieusement avant que de se déclarer esprit fort ou libertin, áfin, au moins, et selon ses principes, de finir comme on a vécu ; ou, si l'on ne se sent pas la force d'aller si loin, se résoudre de

vivre comme l'on veut mourir.

Toute plaisanterie dans un homme mourant est hors de sa place: si elle roule sur de certains chapitres, elle est funeste. C'est une extrème misère que de donner à ses dépens, à ceux que l'on laisse, le plaisir d'un bon mot.

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commun et les grandes règles, qu'ils sussent plus que les autres, qu'ils eussent des raisons claires, et de ces arguments qui emportent conviction.

Je voudrois voir un homme sobre, modéré, chaste, équitable, prononcer qu'il n'y a point de Dieu; il parleroit du moins sans intérêt : mais cet homme ne se trouve point.

J'aurois une extrême curiosité de voir celui qui seroit persuadé que Dieu n'est point; il me diroit du moins la raison invincible qui a su le convaincre.

L'impossibilité où je suis de prouver que Dieu n'est pas me découvre son existence.

Dieu condamne et punit ceux qui l'offensent, seul juge en sa propre cause; ce qui répugne, s'il n'est lui-même la justice et la vérité, c'està-dire s'il n'est Dieu.

Je sens qu'il y a un Dieu, et je ne sens pas qu'il n'y en ait point; cela me suffit, tout le raisonnement du monde m'est inutile: je conclus que Dieu existe. Cette conclusion est dans ma nature; j'en ai reçu les principes trop aisément dans mon enfance, et je les ai conservés depuis trop naturellement dans un âge plus avancé, pour les soupçonner de fausseté mais il y a des esprits qui se défont de ces principes; c'est une grande question s'il s'en trouve de tels; et, quand il seroit ainsi, cela prouve seulement qu'il y a des monstres.

L'athéisme n'est point. Les grands, qui en sont le plus soupçonnés, sont trop paresseux pour décider en leur esprit que Dieu n'est pas : leur indolence va jusqu'à les rendre froids et indifférents sur cet article capital, comme sur la nature de leur ame, et sur les conséquences d'une vraie religion; ils ne nient ces choses ni ne les accordent; ils n'y pensent point.

Dans quelque prévention que l'on puisse être sur ce qui doit suivre la mort, c'est une chose bien sérieuse que de mourir : ce n'est point alors le badinage qui sied bien, mais la constance. Il y a eu de tout temps de ces gens d'un bel esprit et d'une agréable littérature, esclaves des grands dont ils ont épousé le libertinage, et porté le joug toute leur vie contre leurs propres lumières et contre leur conscience. Ces hommes n'ont jamais vécu que pour d'autres hommes, et ils semblent les avoir regardés comme leur dernière fin. Ils ont eu honte de se sauver à leurs yeux, de paroître tels qu'ils étoient peut-être dans le cœur; et ils se sont perdus par déférence ou par foiblesse. Y a-t-il donc sur la terre des grands assez grands, et des Nous n'avons pas trop de toute notre santé, puissants assez puissants, pour mériter de nous de toutes nos forces, et de tout notre esprit, que nous croyions et que nous vivions à leur pour penser aux hommes ou au plus petit intégré, selon leur goût et leurs caprices, et que rêt : il semble au contraire que la bienséance et nous poussions la complaisance plus loin en la coutume exigent de nous que nous ne penmourant, non de la manière qui est la plus sûresions à Dieu que dans un état où il ne reste en pour nous, mais de celle qui leur plaît davan- nous qu'autant de raison qu'il faut pour ne pas tage? dire qu'il n'y en a plus. J'exigerois de ceux qui vont contre le train

Une fille. (La Bruyère.)

Un grand croit s'évanouir, et il meurt; un autre grand périt insensiblement, et perd chaque jour quelque chose de soi-même avant qu'il

soit éteint formidables leçons, mais inutiles! Des circonstances si marquées et si sensiblement opposées ne se relèvent point, et ne touchent personne. Les hommes n'y ont pas plus d'attention qu'à une fleur qui se fane, ou à une feuille qui tombe: ils envient les places qui demeurent vacantes, ou ils s'informent si elles sont remplies, et par qui.

Les hommes sont-ils assez bons, assez fidèles, assez équitables, pour mériter toute notre confiance, et ne nous pas faire desirer du moins que Dieu existât, à qui nous pussions appeler de leurs jugements et avoir recours quand nous en sommes persécutés ou trahis?

Si c'est le grand et le sublime de la religion qui éblouit ou qui confond les esprits forts, ils ne sont plus des esprits forts, mais de foibles génies et de petits esprits; et, si c'est au contraire ce qu'il y a d'humble et de simple qui les rebute, ils sont à la vérité des esprits forts, et plus forts que tant de grands hommes si éclairés, si élevés, et néanmoins si fidèles, que les LÉON, les BASILE, les JÉRÔME, les AUGUSTIN. Un père de l'Église, un docteur de l'Église, quels noms! quelle tristesse dans leurs écrits! quelle sécheresse! quelle froide dévotion! et peut-être, quelle scolastique! disent ceux qui ne les ont jamais lus. Mais plutôt quel étonnement pour tous ceux qui se sont fait une idée des Pères si éloignée de la vérité, s'ils voyoient dans leurs ouvrages plus de tour et de délicatesse, plus de politesse et d'esprit, plus de richesse d'expression et plus de force de raisonnement, des traits plus vifs et des graces plus naturelles, que l'on n'en remarque dans la plupart des livres de ce temps, qui sont lus avec gout, qui donnent du nom et de la vanité à leurs auteurs! Quel plaisir d'aimer la religion, et de la voir crue, soutenue, expliquée par de si beaux génies et par de si solides esprits! surtout lorsque l'on vient à connoître que, pour l'étendue de connoissance, pour la profondeur et la pénétration, pour les principes de la pure philosophie, pour leur application et leur développement, pour la justesse des conclusions, pour la dignité du discours, pour la beauté de la morale et des sentiments, il n'y a rien, par exemple, que l'on puisse comparer à saint AuGUSTIN que PLATON et que CICERON.

L'homme est né menteur : la vérité est simple et ingénue, et il veut du spécieux.et de l'ornement; elle n'est pas à lui, elle vient du ciel toute faite, pour ainsi dire, et dans toute sa perfection; et l'homme n'aime que son propre ouvrage, la fiction et la fable. Voyez le peuple : il controuve, il augmente, il charge, par grossièreté et par sottise: demandez même au plus honnête homme s'il est toujours vrai dans ses discours, s'il ne se surprend pas quelquefois dans des déguisements où engagent nécessairement la vanité et la légèreté; si, pour faire un meilleur conte, il ne lui échappe pas souvent d'ajouter à un fait qu'il récite une circonstance qui y manque. Une chose arrive aujourd'hui, et presque sous nos yeux; cent personnes qui l'ont vue la racontent en cent façons différentes; celui-ci, s'il est écouté, la dira encore d'une manière qui n'a pas été dite quelle créance donc pourrois-je donner à des faits qui sont anciens et éloignés de nous par plusieurs siècles? quel fondement dois-je faire sur les plus graves historiens? que devient l'histoire? César a-t-il été massacré au milieu du sénat? y a-t-il eu un César? Quelle conséquence! me ditesvous; quels doutes! quelle demande ! Vous riez! vous ne me jugez pas digne d'aucune réponse; et je crois même que vous avez raison. Je suppose néanmoins que le livre qui fait mention de César ne soit pas un livre profane, écrit de la main des hommes, qui sont menteurs, trouvé par hasard dans les bibliothèques parmi d'autres manuscrits qui contiennent des histoires vraies ou apocryphes; qu'au contraire il soit inspiré, saint, divin; qu'il porte en soi ces caractères; qu'il se trouve depuis près de deux mille ans dans une société nombreuse qui n'a pas permis qu'on y ait fait pendant tout ce temps la moindre altération, et qui s'est fait une religion de le conserver dans toute son intégrité; qu'il y ait même un engagement religieux et indispensable d'avoir de la foi pour tous les faits contenus dans ce volume où il est parlé de César et de sa dictature: avouez-le, Lucile, vous douterez alors qu'il y ait eu un César.

Toute musique n'est pas propre à louer Dieu et à être entendue dans le sanctuaire. Toute philosophie ne parle pas dignement de Dieu, de sa puissance, des principes de ses opéra

tions, et de ses mystères plus cette philoso- | tout leur convient et ne convient qu'à eux, le phie est subtile et idéale, plus elle est vaine et reste des hommes en est indigne ; ils ne compreninutile pour expliquer des choses qui ne deman- nent point que sans leur attache on ait l'impudent des hommes qu'un sens droit pour être dence de les espérer. Une troupe de masques connues jusqu'à un certain point, et qui au-delà entre dans un bal; ont-ils la main, ils dansent, sont inexplicables. Vouloir rendre raison de ils se font danser les uns les autres, ils dansent Dieu, de ses perfections, et, si j'ose ainsi par- encore, ils dansent. toujours, ils ne rendent la ler, de ses actions, c'est aller plus loin que les main à personne de l'assemblée, quelque dianciens philosophes, que les apôtres, que les gne qu'elle soit de leur attention: on lanpremiers docteurs ; mais ce n'est pas rencontrer guit, on sèche de les voir danser et de ne danser si juste, c'est creuser long-temps et profondé- point; quelques uns murmurent, les plus sages ment sans trouver les sources de la vérité. Dès prennent leur parti, et s'en vont. qu'on a abandonné les termes de bonté, de miséricorde, de justice et de toute-puissance, qui donnent de Dieu de si hautes et de si aimables idées, quelque grand effort d'imagination qu'on puisse faire, il faut recevoir les expressions sèches, stériles, vides de sens; admettre les Le faux dévot, ou ne croit pas en Dieu, ou pensées creuses, écartées des notions commuse moque de Dieu : parlons de lui obligeamnes, ou tout au plus les subtiles et les ingénieu-ment, il ne croit pas en Dieu. ses; et, à mesure que l'on acquiert d'ouverture dans une nouvelle métaphysique, perdre un peu de sa religion.

Jusqu'où les hommes ne se portent-ils point par l'intérêt de la religion, dont ils sont si peu persuadés, et qu'ils pratiquent si mal!

Cette même religion que les hommes défendent avec chaleur et avec zèle contre ceux qui en ont une toute contraire, ils l'altèrent euxmèmes dans leur esprit par des sentiments particuliers; ils y ajoutent et ils en retranchent mille choses souvent essentielles, selon ce qui leur convient, et ils demeurent fermes et inébranlables dans cette forme qu'ils lui ont donnée. Ainsi, à parler populairement, on peut dire d'une seule nation qu'elle vit sous un même culte, et qu'elle n'a qu'une seule religion; mais, à parler exactement, il est vrai qu'elle en a plusieurs, et que chacun presque y a la sienne.

Deux sortes de gens fleurissent dans les cours, et y dominent dans divers temps, les libertins et les hypocrites: ceux-là gaiement, ouvertement, sans art et sans dissimulation; ceux-ci finement, par des artifices, par la cabale. Cent fois plus épris de la fortune que les premiers, ils en sont jaloux jusqu'à l'excès; ils veulent la gouverner, la posséder seuls, la partager entre eux, et en exclure tout autre : dignités, charges, postes, bénéfices, pensions, honneurs,

Il y a deux espèces de libertins: les libertins, ceux du moins qui croient l'être; et les hypocrites ou faux dévots, c'est-à-dire ceux qui ne veulent pas étre crus libertins : les derniers, dans ce genre-là, sont les meilleurs.

I

Si toute religion est une crainte respectueuse de la Divinité, que penser de ceux qui osent la blesser dans sa plus vive image, qui est le prince? Si l'on nous assuroit que le motif secret de l'ambassade des Siamois a été d'exciter le roi très chrétien à renoncer au christianisme, à permettre l'entrée de son royaume aux Talapoins, qui eussent pénétré dans nos maisons pour persuader leur religion à nos femmes, à nos enfants, et à nous-mêmes, par leurs livres et par leurs entretiens; qui eussent élevé des pagodes au milieu des villes, où ils eussent placé des figures de métal pour être adorées, avec quelles risées et quel étrange mépris n'entendrious - nous pas des choses si extravagantes! Nous faisons cependant six mille lieues de mer pour la conversion des Indes, des royaumes de Siam, de la Chine, et du Japon, c'est-à-dire pour faire très sérieusement à tous ces peuples des propositions qui doivent leur paroître très folles et très ridicules. Ils supportent néanmoins nos religieux et nos prêtres; ils les écoutent quelquefois, leur laissent bâtir leurs églises et faire leurs missions : qui fait cela en eux et en nous? ne seroit-ce point la force de la vérité?

Il ne convient pas à toute sorte de personnes de lever l'étendard d'aumônier, et d'avoir tous

L'ambassade des Siamois envoyée au roi en 1680.

le piége le mieux dressé qu'il soit possible d'imaginer; il étoit inévitable de ne pas donner tout au travers et de n'y être pas pris : quelle majesté, quel éclat de mystères! quelle suite et quel enchaînement de toute la doctrine! quelle raison éminente! quelle candeur, quelle innocence de mœurs! quelle force invincible et accablante des témoignages rendus successi

les pauvres d'une ville assemblés à sa porte, qui y reçoivent leurs portions : qui ne sait pas, au contraire, des misères plus secrètes, qu'il peut entreprendre de soulager, ou immédiatement et par ses secours, ou du moins par sa médiation? De même il n'est pas donné à tous de monter en chaire, et d'y distribuer en missionnaire ou en catéchiste la parole sainte mais qui n'a pas quelquefois sous sa main un libertin à ré-vement et pendant trois siècles entiers par des duire, et à ramener par de douces et insinuantes conversations à la docilité? Quand on ne seroit pendant sa vie que l'apôtre d'un seul homme,. ce ne seroit pas être en vain sur la terre, ni lui être un fardeau inutile.

Il y a deux mondes: l'un où l'on séjourne peu, et dont l'on doit sortir pour n'y plus rentrer; l'autre où l'on doit bientôt entrer pour n'en jamais sortir. La faveur, l'autorité, les amis, la haute réputation, les grands biens, servent pour le premier monde ; le mépris de toutes ces choses sert pour le second. Il s'agit de choisir.

Qui a vécu un seul jour a vécu un siècle : même soleil, mème terre, même monde, mêmes sensations; rien ne ressemble mieux à aujourd'hui que demain : il y auroit quelque curiosité à mourir, c'est-à-dire à n'être plus un corps, mais à être seulement esprit. L'homme cependant, impatient de la nouveauté, n'est point curieux sur ce seul article: né inquiet et qui s'ennuie de tout, il ne s'ennuie point de vivre ; il consentiroit peutêtre à vivre toujours. Ce qu'il voit, de la mort le frappe plus violemment que ce qu'il en sait la maladie, la douleur, le cadavre, le dégoûtent de la connoissance d'un autre monde; il faut tout le sérieux de la religion pour le réduire.

Si Dieu avoit donné le choix ou de mourir ou de toujours vivre, après avoir médité profondément ce que c'est que de ne voir nulle fin à la pauvreté, à la dépendance, à l'ennui, à la maladie, ou de n'essayer des richesses, de la grandeur, des plaisirs et de la santé, que pour les voir changer inviolablement, et par la révolution des temps, en leurs contraires, et être ainsi le jouet des biens et des maux, l'on ne sauroit guère à quoi se résoudre. La nature nous fixe, et nous ôte l'embarras de choisir : et la mort, qu'elle nous rend nécessaire, est encore adoucie par la religion.

Si ma religion étoit fausse, je l'avoue, voilà

millions de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors sur la terre, et que le sentiment d'une même vérité soutient dans l'exil, dans les fers, contre la vue de la mort et du dernier supplice! Prenez l'histoire, ouvrez, remontez jusqu'au commencement du monde, jusqu'à la veille de sa naissance; y.a-t-il eu rien de semblable dans tous les temps? Dieu même pouvoit-il jamais mieux rencontrer pour me séduire? par où échapper? où aller, où me jeter, je ne dis pas pour trouver rien de meilleur, mais quelque chose qui en approche? S'il faut périr, c'est par-là que je veux périr; il m'est plus doux de nier Dieu que de l'accorder avec une tromperie si spécieuse et si entière: mais je l'ai approfondi, je ne puis être athée, je suis donc ramené et entraîné dans ma religion : c'en est fait.

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La religion est vraie, ou elle est fausse si elle n'est qu'une vaine fiction, voilà, si l'on veut, soixante années perdues pour l'homme de bien, pour le chartreux ou le solitaire ; ils ne courent pas un autre risque : mais si elle est fondée sur la vérité même, c'est alors un épouvantable malheur pour l'homme vicieux; l'idée seule des maux qu'il se prépare me trouble l'imagination; la pensée est trop foible pour les concevoir et les paroles trop vaines pour les exprimer. Certes, en supposant même dans le monde moins de certitude qu'il ne s'en trouve en effet sur la vérité de la religion, il n'y a point pour l'homme un meilleur parti que la vertu.

Je ne sais si ceux qui osent nier Dieu méritent qu'on s'efforce de le leur prouver, et qu'on les traite plus sérieusement que l'on a fait dans ce chapitre. L'ignorance, qui est leur caractère, les rend incapables des principes les plus clairs et des raisonnements les mieux suivis je consens néanmoins qu'ils lisent celui que je vais faire, pourvu qu'ils ne se persuadent

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